Gilbert* a reçu il y a trois mois l’indemnisation négociée par la Commission reconnaissance et réparation (CRR) auprès des frères maristes : « J’ai touché mon indemnisation le 17 février 2025, après plus de trois ans d’attente. Notre dossier est anonyme et la commission délibère. On ne peut pas avoir la grille de décision, c’est top secret. On ne sait pas pourquoi on obtient cette somme. Certains se battent pour l’obtenir car on ne comprend pas ce qu’il y a à cacher. Je ne veux pas donner le montant que j’ai reçu, car il pourrait y avoir des comparaisons, des critiques de la part d’autres victimes. Je n’ai pas touché ce que j’espérais néanmoins j’ai considéré que c’était acceptable. Quand ma référente m’a annoncé le montant elle m’a demandé si je me sentais apaisé. Je lui ai dit ‘oui, c’est bien parti, je vais considérer que c’est satisfaisant’. Surtout je souhaitais tourner la page. Parce que le temps d’attente est si long que vous ne pouvez pas fermer la page, vous ne pouvez pas vous dire que c’est terminé. Surtout qu’en vieillissant, j’ai des problèmes d’insomnie et ça empiré. »
Claudine : « J’ai eu le maximum, 60.000 euros. Je ne m’attendais pas à ressentir immédiatement un tel soulagement. Je me disais : je suis reconnue. L’Église reconnaît ses torts. »
Pour Claudine*, l’Église a « toujours une dette envers les victimes qui passe par une somme forfaitaire. Il fallait quand même que ça coûte à l’Église et c’était une façon de me sentir reconnue et de participer à la réparation. J’ai dit qu’en dessous de 40 000 euros, je ne me sentirai pas reconnue. J’ai eu le maximum, 60 000 euros. Je ne m’attendais pas à ressentir immédiatement un tel soulagement. Je me disais : je suis reconnue. L’Église reconnaît ses torts. Je pense qu’effectivement, à partir du moment où on est reconnu, ça change tout. C’est comme si, d’un seul coup, l’horizon se dégageait. C’est ne plus porter l’étiquette de victime. On a une dette envers vous, eh bien on la solde. C’est vraiment ça pour moi. »
Yolande du Fayet de la Tour : « C’est l’argent qui reconnaît. L’institution est tellement menteuse, a tellement continué à couvrir. Je m’en fiche complètement des réparations symboliques, mémorielles, des prières à Lourdes, etc. »
« Dans ce processus d’indemnisation le fait d’être satisfait ou pas est éminemment lié à l’endroit où en est la victime dans son processus intérieur, explique Yolande du Fayet de la Tour. Si on est en plein travail psychique ou si on est seul sans professionnel face à son histoire, on est tellement à vif que l’on ne va être content de rien. Pour moi, c’est l’argent, la matérialité qui reconnaît cette réalité auparavant déniée ; parce que l’institution, si on se base sur elle pour qu’elle reconnaisse ça ne marche pas. L’institution est tellement menteuse, a tellement continué à couvrir. Et puis je ne peux pas me fier à sa parole, via un religieux. Sa parole n’a aucune valeur. Et puis c’est l’INIRR et non elle qui reconnait et indemnise. Donc, je n’attends pas de la reconnaissance par sa parole, d’où le fait que je m’en fiche complètement des réparations symboliques, mémorielles, des prières à Lourdes, etc. »
Véronique Garnier : « Nous, on nous a obligés au silence pendant 50 ans. On parle et là, ils nous redemandent le silence ?! »
La satisfaction n’est pas exempte de colère non plus pour Véronique Garnier. « J’ai attendu un mois entre l’annonce de la somme que j’allais toucher et le versement. J’ai reçu un courrier du fonds Selam dans lequel est expliqué comment ça va se terminer. J’étais furieuse parce qu’à la fin il est écrit qu’ils ont une obligation de confidentialité donc de fait nous aussi. Nous, on nous a obligés au silence pendant 50 ans. On parle enfin et là, ils nous redemandent le silence ?! Ça, ce n’est pas possible. Je leur ai dit : ‘Vous ne pouvez pas demander le silence à des gens qui ont été enfermés dans le silence’. On m’a répondu que c’était pour nous protéger. Je suis bien consciente que ce n’est pas la peine de clamer sur tous les toits nos montants perçus parce que les personnes qui ont été abusées sont souvent fragiles, mais cela est un manque de respect pour nous victimes. »
Gilbert : « Ce qui nous a choqué, nous les victimes, et ce qui nous choque encore, c’est que ces commissions servent de protection, de bouclier pour l’Église, qui s’abrite derrière en disant ‘bon, on reconnaît, on va payer et après, foutez-nous la paix’ »
« Ce qui nous a choqué, renchérit Gilbert*, nous les victimes, et ce qui nous choque encore, c’est que ces commissions servent de protection, de bouclier pour l’Église, qui s’abrite derrière en disant ‘bon, on reconnaît, on va payer et après, foutez-nous la paix’ ». « Je critique le fait que les commissions ne soient pas indépendantes, ajoute aussi Yolande. C’est juste l’institution qui, pour se protéger, se dédouaner, achète sa bonne conscience via l’INIRR et la CRR. C’est l’ardoise magique de l’Église. On demande pardon et puis on passe à autre chose. C’est assez conforme au narratif théologique de l’Église : on fait une faute, on dit oui, oui, je l’ai reconnue et j’ai demandé pardon. »
Véronique ne veut pas dire combien elle a reçu. « Le 31 mars 2023 ma procédure s’est terminée. J’ai touché beaucoup plus que ce que je demandais. Et ça m’a choquée parce que ça m’a renvoyé à la figure que ce que j’avais vécu devait être plus grave que ce que j’imaginais. Parce que c’est anonyme. Vous avez un numéro de dossier, il n’y a pas de nom, il n’y a rien du tout. Donc ce n’est pas une fleur qu’on m’a faite. Ça m’a fait un choc. Quand on m’avait demandé à combien j’estimais la réparation financière, la question m’avait surprise. J’avais répondu : ‘Vous savez-vous le prix d’une enfance ? 5 000, 10 000, 50 000 euros ?’ Je trouve que c’est un peu particulier comme question. Par contre, j’ai dit que s’ils me donnaient 5 000 euros je leur renverrai dans la figure.
On m’a expliqué qu’ils évaluaient sur trois axes : les faits, la réaction de l’Église, ou plutôt sa non-réaction, et les conséquences, sur une échelle de 1 à 7 du côté CRR et sur une échelle de 1 à 10 du côté INIRR. J'étais quand même énervée qu'ils ne se soient pas mis d'accord pour avoir la même échelle de valeur alors qu'ils avaient le même maximum. Alors attention la réparation n’est pas magique ; après avoir reçu ce courrier qui m’a beaucoup touchée, il m’a fallu encore un an pour vraiment me dire que c’était vrai. Il faut du temps pour réaliser. »
Rejet des barèmes et modes de calculs « réinventés »
L’incompréhension semble partagée concernant les modes de calculs des réparations, vertement critiqués par François Devaux : « J’ai trouvé aberrant que des juristes ne partent pas du peu qui avait déjà été fait dans la République française, c’est-à-dire la justice, avec les termes qui caractérisaient ce qu’était qu’un viol, une agression sexuelle, un préjudice et qu’il y avait une réinvention de ce qui avait déjà été fait pour traiter en masse une réparation d’un crime de masse. J’ai trouvé que cette démarche pionnière faisait l’économie de ce qui avait déjà été beaucoup défriché par la justice française et on sait que c’est encore loin du compte, notamment en comparaison avec les anglo-saxons. J’ai donc arrêté mon processus en cours de route devant l’INIRR et n’ai jamais touché d’indemnisation. »
Nanou Couturier, elle, a d’emblée refusé de passer par le barème de la CRR. « J’ai demandé à négocier avec la congrégation directement. J’ai donc décidé d’aller plaider ma cause directement auprès du responsable des maristes, 84 ans, qui a très très bien connu mes trois violeurs. J’ai négocié pendant deux ans. J’ai accepté que la CRR participe aux négociations. Ça s’est très bien passé. Il y a des moments où la colère vous dépasse, mais ça retombe. Une confrontation s’est déroulée à Lyon fin novembre 2023. J’étais l’une des premières à avoir déposé ma demande à la CRR et j’avais été auditionnée en janvier 2022.
Le religieux m’a demandé : ‘Qu’est-ce que vous attendez de moi ?’ Comme c’était le dossier de ma sœur et moi et que le plafond est fixé à 60 000 euros, que nous avions été abusées par trois curés pendant des années, j’ai compté 3 x 60 000 euros. Je lui ai répondu que je voulais 180 000 euros pour moi et pareil pour ma sœur. J’avais averti la CRR que je ne signerais jamais pour 60 000 euros, et que je repartirais en guerre s’il le faut. J’ai été convoquée à dans les bureaux de la CRR à Paris en janvier 2024 pour signer l’indemnisation. À l’aller, dans le train j’ai calculé, j’ai ruminé et je me suis dit que par rapport à l’âge que j’ai, mes crédits, ma voiture qu’il faut changer, il me faudrait 100 000 euros pour pouvoir vivre tranquille avec un petit pécule en cas de soucis financiers. Et on m’a annoncé que je toucherai 100 000 euros : les 60 000 de la CRR + 40 000 de la Congrégation des Maristes. J’ai envoyé mon RIB et j’ai touché mon argent fin février 2024. »
Que faire de « l’argent de la souffrance » ?
Michel* s’est surtout interrogé sur ce qu’il allait faire de cet argent. « J’ai réfléchi, et je me suis dit que si les religieuses ne voulaient rien d’autre que me donner de l’argent, j’allais demander juste au-dessus de la moitié. Donc, j’ai demandé 33 000 euros. 33, c’est l’âge de la mort du Christ, je trouvais que symboliquement ça avait du sens. Je me suis demandé ce que j’allais faire de cette somme. L’avocate des religieuses, pour vous dire à quel point elle était à côté de la plaque, m’a dit : ‘Monsieur, vous savez 33 000 euros, c’est le prix d’une voiture. Vous pourriez vous acheter une voiture.’ Je me suis dit qu’à chaque fois que je serai dans cette voiture je repenserai à cette histoire. Ça m’a vraiment choqué qu’elle me dise ça. J’en ai parlé avec ma femme, on s’est dit que l’on allait diviser entre nos quatre enfants. Ils ont dit non, que c’était l’argent de ma souffrance, et qu’ils ne souhaitaient pas être encombrés de cela. Idem pour mes petits-enfants. Comme chaque année depuis 20 ans, je donnais de l’argent à l’ONG Handicap International, je leur ai fait ce gros chèque et ils m’ont demandé à quoi je voulais que ça serve. J’ai répondu : ‘Pour les enfants de Gaza et d’Ukraine’. Le directeur général m’a rappelé, disant n’avoir jamais reçu un chèque d’une telle somme. Il m’a dit : ‘Vous avez été blessé moralement dans votre enfance et c’est un beau symbole que ça serve à réparer des enfants blessés physiquement. Nous pourrons rappareiller cinq ou six enfants victimes de guerre.’ »
Gilbert* en a fait bénéficier ses enfants. « Je ne voulais surtout pas m’enrichir avec cet argent alors j’ai partagé avec mes trois enfants, qui ont pâti de mes divorces. Il y a aussi des traumatismes transgénérationnels avérés notamment chez un de mes petits-enfants. J’en garde un peu sur un livret pour financer une thérapie. » Claudine* également. « Cet argent va servir à faire un voyage avec mes filles. C’est symbolique, parce qu’elles ont souffert aussi de cet abus de leur mère jeune fille. »
Véronique : « Ce qu’on fait avec cet argent continue notre travail de restauration. Pour ma part, je me suis dit que je voulais partager avec nos enfants parce qu’ils ont aussi souffert de mon passé. »
« Avec l’argent de l’INIRR on fait tous des choses différentes », explique Véronique. « J’ai un ami [victime] qui est parti. Il rêvait d’aller en Norvège, alors il a fait son voyage en Norvège. J’ai un autre ami qui a acheté une œuvre d’art. Ce qu’on fait avec cet argent continue notre travail de restauration. Il y a des gens qui disent ‘je ne veux pas de cet argent parce qu’il me paraîtra toujours sale’. Donc, vous voyez, c’est chaque personne. Vraiment, c’est très personnel. Pour ma part, on n’a pas beaucoup d’argent alors je me suis dit que je voulais partager avec nos enfants parce qu’ils ont souffert de mon passé. Finalement, on a choisi de passer un moment ensemble entre Noël et Nouvel An, dans un gîte. C’était un moment exceptionnel. »
Pas de ‘réparation’ mais un ‘relèvement’ ?
« Je n’aime pas le mot ‘réparation’ parce qu’on répare sa voiture, on répare une machine. Moi je ne me sens pas réparée, témoigne encore Véronique. Guérir, c’est encore pire car on ne guérit pas. J’aime mieux ‘restauration’. Restaurer, pour moi, ça veut dire en latin sto/sta/stare, se tenir debout. Restaurer, c’est se remettre debout. C’est pour ça que j’aime bien le mot ‘relèvement’ qui est aussi le même mot que résurrection, quant à la foi. C’est une restauration qui est lente, mais en profondeur, et qui se déroule couche par couche, de plus en plus profondément. »
Commissions temporaires ou permanentes ?
Dans son rapport d’activité début 2025, l’INIRR annonce que son mandat initial a été prolongé jusqu’à l’été 2026. Conçue comme une « réponse de crise », l’instance « devra nécessairement mettre fin à sa mission » indique le rapport. Interrogée, la CRR précise qu’elle « n’a pas de fin de mandat et compte bien continuer son activité autant que nécessaire ».
Une perspective qui inquiète les victimes. « Celle dont les faits sont prescrits il y en aura des supplémentaires tous les ans, réagit Claudine*. Que deviendront ces victimes dès que leur affaire n’aura pu être traitée ? Et donc dire que nécessairement les commissions vont s’arrêter est un déni de réalité que tout le monde connaît maintenant. Plus ça avance, plus les personnes vont oser parler. L’actualité le confirme avec acuité. »
« C’est pour cela que je milite pour qu’il y ait une instance administrative indépendante, précise Yolande. Que l’État la mette en place pour mettre en acte ce que l’Église a dit, à savoir, on reconnaît, on met de l’argent à disposition. La création du fonds Selam c’est une très bonne chose reste à revoir la manière dont l’argent est distribué. D’ailleurs, j’allais dire que c’est le seul endroit où on pourrait dire que l’Église est de bonne foi. C’est clair, il y a de l’argent. Maintenant, il faut que ces 20 millions soient gérés de manière indépendante et correctement pour qu’il y ait une égalité entre les victimes. Ce n’est pas le cas. »
François Devaux : « Je ne suis pas contre le principe de justice restaurative, mais là, on utilise les victimes comme caution morale en disant ‘c’est bon, on a payé la note’, alors que non, la note n’est absolument pas payée. Il n’y a pas le moindre début d’une réforme de l’Église. »
« La réparation elle commence à ce point d’intention là, c’est-à-dire qu’on va réformer le système(selon la Ciase) pour qu’il ne recommette plus jamais ça, martèle François. Cette réforme on ne l’a pas commencé depuis le rapport de la Ciase, donc il n’y a pas de réparation possible. Donc l’argent là-dedans c’est un détail, presque un symbole. La réparation obtenue par la Ciase et la qualité de son écoute est bien plus grande que ce que l’INIRR et la CRR ont fait, et toutes les victimes en sont quasiment unanimes. Donc quand les choses sont bien faites, il n’est pas vrai de dire que les victimes sont des écorchés vifs qui braillent sur tout. Je ne suis pas contre le principe de justice restaurative, mais là, on utilise tout ça et on utilise les victimes comme caution morale en disant ‘c’est bon, on a payé la note’, alors que non, la note n’est absolument pas payée. Il n’y a pas le moindre début d’une réforme de l’Église catholique. »
* Prénom d’emprunt
1240 VICTIMES INDEMNISÉES
L’indemnisation n’est pas le seul élément de réparation offert aux victimes par les commissions mais il est central, pour elles, dans leur expérience avec ses institutions - décrites le plus souvent comme débordées et confrontées au déni des congrégations.
À la fin 2024, les deux commissions de réparation des victimes de violences dans l’Église avaient indemnisé 1.240 personnes, pour un montant moyen d’environ 35.000 euros.
Les deux commissions proposent des montants plafonnés à 60.000 euros. Les victimes qui saisissent l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (INIRR) sont indemnisées via le fonds Selam, abondé principalement par les diocèses. La Commission reconnaissance et réparation (CRR) sollicite de son côté, au cas par cas, les congrégations.
Fin 2024, l’INIRR avait rendu 765 décisions dont 99 % accordaient une réparation financière, et 132 le montant maximum. Le fonds Selam indiquait avoir versé, au 1er février 2024, un total de 17,2 millions d’euros à plus de 500 victimes.
Fin 2024, la CRR avait formulé 475 recommandations financières. Le montant des recommandations émises totalisant 16,4 millions d’euros. Contrairement à l’INIRR, les réparations sont versées au gré des accords avec les congrégations religieuses.
