L’Église face à ses crimes sexuels Voir plus de publications

La parole aux victimes de l’Église : le chemin de croix des commissions - partie 2

Le 5 octobre 2021, la France découvre l’ampleur des abus sexuels dans son Église : une Commission, la Ciase, a recensé 330 000 victimes de clercs, religieux et religieuses depuis 1950. Très rapidement, deux instances sont créées : l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (INIRR), pour les victimes de prêtres ou de laïcs au sein de l’Église ; la Commission reconnaissance et réparation (CRR), pour les victimes de religieux au sein des communautés. Trois ans et demi après, Justice Info donne la parole aux victimes dans une série d’articles en trois épisodes.

Réparations pour les victimes de l'Église de France. Photo : un peintre utilise un outil pour rénover une peinture murale où plusieurs croix catholiques sont représentées.
« Je n’aime pas le mot ‘réparation’ parce qu’on répare sa voiture, on répare une machine. Moi je ne me sens pas réparée, témoigne Véronique Garnier. Guérir, c’est encore pire car on ne guérit pas. J’aime mieux ‘restauration’. C’est une restauration qui est lente, mais en profondeur, et qui se déroule couche par couche, de plus en plus profondément. » Photo : © Shutterstock / Justice Info
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Claudine*, qui s’est présentée parmi les premières devant l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (INIRR), semble avoir essuyé les plâtres. « J’ai envoyé un premier mail à l’INIRR fin janvier 2022. Un mail de confirmation est arrivé le jour-même puis j’ai attendu trois mois qu’une référente m’appelle. Elle m’a demandé de témoigner de ce que j’avais vécu, j’ai parlé pendant une heure. Au bout du fil j’ai senti quelqu’un qui n’était pas vraiment à la place que j’attendais, pas vraiment à l’écoute. Il faut savoir que c’était la première fois que je racontais ce qu’il m’était arrivé. Les jours qui ont suivi ont été très douloureux car beaucoup de choses sont ressorties. J’ai demandé à reparler à cette personne car j’avais besoin de repréciser des choses, et je n’ai eu aucune réponse. J’ai dû passer par le secrétaire général de l’INIRR qui a réorganisé un rendez-vous téléphonique avec ma référente. Elle m’a ensuite envoyé le compte-rendu de notre échange. Il était complètement différent de ce que j’avais raconté, elle avait interprété beaucoup de choses, brodé. Je ne reconnaissais pas mon récit. J’ai donc pu réécrire tout le texte, parce qu’entre temps aussi les détails étaient plus nets, ma pensée avait mûri. Huit mois plus tard, j’ai finalement eu le verdict. »

Michel : « Je me souviendrais toujours de leur première phrase : ‘On a vraiment lu votre dossier remis à la Ciase et on vous croit’. Ça a été réparateur pour moi. »

Michel*, qui s’est présenté deux mois après Claudine devant cette fois la Commission reconnaissance et réparation (CRR), a eu une expérience radicalement différente. « J’ai sollicité la CRR le 4 mars 2021. On m’a dit qu’on était à ma disposition : par visio, téléphone ou à Paris physiquement. J’habite en Bretagne. J’y suis allé trois fois en 2021 et 2022. Ce n’était pas un effort gigantesque, certes je payais un billet de train pour Paris mais il me semblait que pour ma réparation et pour que mon témoignage soit entendu il fallait les rencontrer. J’ai été sidéré qu’on s’adapte autant à moi et à mon agenda. J’ai été reçu au cabinet d’un avocat international, mon référent. Dans l’ascenseur, je suis tombé sur mon autre référente, et je me suis rendu compte que je la connaissais. C’est une psychanalyste dont j’ai lu les ouvrages. La secrétaire était pimpante, très gentille et m’a proposé un café. J’ai été tout de suite reçu par le binôme et on est entré dans le vif du sujet. Je me souviendrais toujours de leur première phrase : ‘On a vraiment lu votre dossier remis à la Ciase et on vous croit’. Ça a été réparateur pour moi.

Le premier rendez-vous a duré 1 h 30. Ils me posaient des questions précises : la couleur des yeux de mon agresseuse, la couleur de ses cheveux, comme elle avait une coiffe toute la journée ça voulait bien dire qu’elle avait une intimité avec moi comme elle l’enlevait. Ils ont été très chaleureux et compréhensifs. Le deuxième rendez-vous était pour me faire part des difficultés qu’ils avaient avec les religieuses. L’ordre des religieuses n’a jamais voulu accéder à mes demandes, qui étaient très neutres ; savoir si la religieuse en question était morte et où elle était enterrée pour aller sur sa tombe. Je m’étais engagé à être très respectueux. 

Mes référents ont fini par me dire, lors du troisième et dernier rendez-vous, que la seule chose que je pouvais demander était de l’argent, or j’en n’avais vraiment pas envie ni besoin. Je les sentais eux-mêmes très déçus de ne pouvoir m’apporter une réponse, je crois qu’ils ont même insisté… Une avocate m’a ensuite appelé, très sèche, très froide : ‘Je suis la porte-parole des religieuses, si vous vous engagez à ne pas écrire et à ne rien publier vous aurez cet argent’. La CRR était désolée et m’a prévenu de bien réfléchir avant de signer ce que la congrégation m’envoyait ‘parce que c’est déplacé de vous demander cela’ m’ont-ils dit. Dès que j’ai signé, le lendemain, j’avais un chèque de la part de la congrégation. »

Véronique Garnier : « J’entends beaucoup de gens qui me disent leur souffrance dans les démarches. Vous vous exposez à travers votre histoire. Vous êtes ‘jugés’ car un collège d’experts va évaluer votre dossier. »

Véronique Garnier s’est présentée à son tour à l’INIRR et a vécu une expérience à nouveau très différente de celle de Michel ou de Claudine. « J’ai écrit un mail à l’INIRR en mai 2022 et j’ai reçu un accusé de réception le jour-même. J’ai ensuite eu un appel assez bref pour m’expliquer le processus : j’allais m’entretenir avec une référente, elle me ferait relire et une commission étudierait mon dossier, anonyme, pour m’attribuer une indemnisation financière. J’ai attendu plus de deux ans et demi entre ce coup de fil et le premier rendez-vous téléphonique. Je savais que c’était long. Je savais aussi que je n’étais pas la plus malheureuse, la plus mal lotie ou la plus isolée. Le gros problème c’est l’isolement des victimes de l’Église. J’ai finalement été moins isolée que beaucoup d’autres car entourée par un mari, des enfants et petits-enfants. Je ne pense pas qu’aujourd’hui on attende aussi longtemps mais au début l’instance a été débordée car tout le monde est arrivé en même temps. Ils ont été complètement dépassés.

Ensuite, je dois dire que j’ai dû me battre. Je suis tombée sur une référente qui n’était pas du tout compétente. On était en visio, et elle semblait stressée, pressée. Elle m’a dit être sous la pression des médias. Je m’étais demandée pourquoi elle me disait cela car ce n’était pas mon problème. Elle n’avait pas de liaison zoom professionnelle et on a dû se reconnecter trois fois. Dans le compte-rendu la référente a écrit que l’on avait eu trois rendez-vous... Et surtout, sa synthèse a été faite à toute vitesse. Je l’ai lue et je me suis dit ‘ce n’est pas mon histoire’. J’ai demandé à avoir quelqu’un d’autre.

Un autre rendez-vous a été planifié avec une personne formidable, qui m’a écoutée, et on a fait les corrections sur la synthèse. C’était douloureux et difficile de raconter deux fois mon histoire mais cette personne était exceptionnelle, très à l’écoute. Elle acceptait des allers-retours de mails, des coups de téléphone pour quelques mots. Je cherchais toujours le mot juste parce que je crois que quand on a souffert d’une telle injustice, on est extrêmement sensible à la justesse. Moi j’ai toujours pensé que c’était de la vieille histoire et qu’on ne me rendrait jamais justice. Si ces commissions disent aux victimes qu’on peut nous rendre justice, alors il faut que cela soit ajusté à chaque personne. C’est du sur-mesure à chaque fois. 

J’entends beaucoup de gens qui me disent leur souffrance dans les démarches. Vous vous exposez à travers votre histoire. Vous êtes ‘jugés’ car un collège d’experts va évaluer votre dossier. Une fois que le dossier était terminé on m’a envoyé une lettre : je pleurais comme une madeleine de voir écrit qu’ils ‘tenaient pour vrai’ ce que j’avais raconté. C’est une reconnaissance écrite, qui est extraordinaire, en fait. Mes deux agresseurs sont morts depuis longtemps et je n’avais jamais imaginé que quelqu’un reconnaîtrait de cette façon ce que j’ai vécu, encore moins en recevant de l’argent. » 

Yolande du Fayet de la Tour : « On m’avait affectée une personne salariée par l’INIRR, psychologue en cours de formation. Elle n’avait aucune expérience. Elle était très gentille, mais je suis moi-même psychothérapeute et j’ai très bien senti les limites de son écoute. »

Yolande du Fayet de la Tour a longtemps hésité avant de franchir le pas. « J’ai mis du temps à déposer mon dossier car je ne me sentais pas très légitime à demander quelque chose à une commission sans preuves. J’avais 5 puis 11/14 ans donc je n’avais aucun élément tangible n’ayant jamais parlé à l’époque… J’ai commencé par faire des recherches sur le net. Grâce à ma prise de parole sur YouTube, j’ai retrouvé une amie d’enfance : c’est elle qui m’a fait prendre conscience que j’avais été non pas abusée une fois, comme je le croyais, mais que l’abuseur avait continué pendant quatre ans sous ses yeux et ceux de sa mère. En cela, j’ai pu rapprocher le mode opératoire que ce prédateur utilisait avec toutes les autres victimes que j’ai retrouvées.

Je n’avais pas l’idée de me faire indemniser au départ, et puis petit à petit je me suis dit qu’il n’y avait aucune raison que je passe à la trappe. J’étais déjà passée à la trappe dans ma famille puisque je me suis tue pendant 40 ans. J’ai donc déposé mon dossier à l’INIRR en septembre 2023. J’ai eu une réponse écrite de la secrétaire dans les 48 h, puis elle m’a appelée très gentiment pour m’expliquer comment cela allait se passer. Ce sont des gens gentils, courtois. J’avais échangé déjà avec tellement de victimes que je savais comment ça allait se passer et où ça se passait mal grâce à l’expérience des victimes au sein des associations. J’ai eu le premier rendez-vous quelques jours avant Noël 2024. 16 mois d’attente donc. Je leur ai dit : ‘Je vous préviens, je ne veux être reçue que par un professionnel’. On m’a rappelée une semaine après pour me dire qu’on m’avait affecté une personne salariée par l’INIRR, psychologue en cours de formation. Elle n’avait aucune expérience. Elle a été très claire, m’a expliqué qu’elle allait faire une synthèse de deux pages avec l’essentiel. Cet entretien était fait pour donner une idée de mon histoire à la commission, qui déciderait du montant à recevoir.

« Il faut être préparé à cet entretien »

Il faut être préparé à cet entretien. Si vous partez dans l’idée d’être vraiment écouté, vous risquez de vous perdre dans des trucs très émotionnels, d’oublier les choses les plus importantes, celles qui donnent des points pour décider de l’indemnisation. Et je le dis aux victimes que je croise : renseignez-vous sur le barème avant d’y aller, car il ne faut pas perdre de vue que ces commissions ne sont pas indépendantes ; elles sont comme redevables de la logique de l’Église. Par exemple, si l’Église s’est occupée du préjudice, c’est moins grave, la victime sera moins indemnisée. Par exemple, ce qui est très grave pour l’Église, mais aussi fait partie des critères de la commission, c’est si le prédateur a utilisé un sacrement pour ses fins sexuelles. Que ce soit pour obtenir le silence, mais bien pire encore, pour agresser. Donc, si vous êtes une victime qui a été abusée par un prêtre dans un camp de vacances, ce n’est pas pareil que si vous avez été une victime agressée pendant la confession. Et sur ce point ce n’était pas très clair pour moi ; ça se passait dans ma chambre quand j’avais 5 ans mais après aussi. Mais grâce au témoignage et la mémoire de mon amie, j’ai pu en savoir davantage et reconnaitre qu’il prétextait des confessions auprès de sa mère pour motiver me rejoindre dans ma chambre. D’où l’importance, avant de saisir les commissions, pour ne pas se sentir à nouveau manipulée et abusée. J’ai eu mon indemnisation en avril 2025 et elle correspond à ce que j’attendais »

Gilbert : « J’ai touché mon indemnisation fin février 2025. Ce que je perçois de ces commissions est que les résultats obtenus dépendent des référents, il y a des gens plus ou moins qualifiés. »

Gilbert* était parmi les premiers à se lancer. Mais il n’a reçu son indemnisation que peu de temps avant Yolande. « J’ai déposé ma demande à la CRR fin octobre 2021. J’étais le dossier numéro 5, donc dans les tous premiers. J’ai reçu un mail de confirmation dans la minute puis j’ai attendu juin 2022 pour mon premier entretien avec ma référente. Elle était à l’écoute, j’étais plutôt rassuré et à l’aise. Elle m’a ensuite adressé par mail le questionnaire d’auto-évaluation de mon préjudice que je lui ai retourné le jour même, après l’avoir complété au stylo puis scanné. Des questions m’ont paru gênantes mais avec le recul je pense qu’il s’agissait surtout de ma perception sous le coup de l’émotion. En mars 2023 j’ai eu un autre rendez-vous par visio pendant plus d’une heure. J’ai senti la personne avec qui j’avais déjà parlé submergée par ses émotions. L’autre personne présente n’était pas bavarde, je dirais bien dans son rôle de psy…

Ensuite j’ai attendu des mois et on m’a dit que je changeais d’interlocutrice sans plus d’explications. J’ai parlé avec elle en juin 2024, toujours à distance. Elle était très chaleureuse. C’est une personne de très grande valeur et une professionnelle de la justice, elle a fait du bon boulot. Face à l’impossibilité de mettre un nom sur le violeur, elle a organisé deux rencontres à Paris avec moi courant 2024 avec un représentant des frères Maristes pour me présenter un trombinoscope et que j’essaie de désigner mon agresseur. J’ai touché mon indemnisation fin février 2025. Ce que je perçois de ces commissions est que les résultats obtenus dépendent des référents, il y a des gens plus ou moins qualifiés. » 

Nanou Couturier : « Les commissions ne se rendent pas compte des dégâts que peut engendrer l’attente »

Nanou Couturier, qui a fait une demande de réparation dès l’ouverture des commissions, accuse : « Mon dossier a mis deux ans car une première proposition ne me convenait pas (des soins vétérinaires à vie pour mon chien). Deux ans, c’est long. C’est dramatique même. Il y en a, j’en connais, qui se sont suicidés parce qu’ils en ont marre, que la vie devient beaucoup, beaucoup, beaucoup trop compliquée, ils sont dans l’attente, quand ils téléphonent, ça ne répond pas, il n’y a personne. Parce qu’ils sont déjà fragilisés c’est un coup de massue. Il y a une forme de responsabilité qui n’est pas forcément endossée par les commissions. Elles ne se rendent pas compte des dégâts qu’elles peuvent engendrer par cette attente. »

François Devaux n’a pas eu la force d’aller jusqu’au bout. « Dès que l’INIRR est née, je me suis inscrit. Je n’avais pas beaucoup d’espoir, mais je voulais voir comment ça se passait. Au départ, j’y suis allé de façon assez neutre voir si la suite du processus de réparation était à la hauteur de l’ambition. C’est après que j’ai changé mon fusil d’épaule. Les quelques échanges et réponses que j’ai eus avec eux ont été sous forme de courriels collectifs pour nous dire qu’ils étaient en retard et qu’ils n’auraient pas le temps de traiter notre dossier avant tel mois. Donc, il n’y a eu aucune rencontre physique. Ça ne m’a pas du tout paru approprié, ça m’a plutôt paru bafouer des règles élémentaires de ce que peut être la réparation qu’on nous promettait. Ça m’a vraiment paru être une stratégie subie de réparation et qui consistait plus à réparer l’Église catholique que les victimes. J’ai trouvé ça très pervers et de nature très aggravante pour le traumatisme, rendant la victime caution morale d’un processus mal construit. »


* Prénom d’emprunt

L'INIRR

L’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (INIRR), qui siège à Paris évalue les demandes de réparation des victimes de violences sexuelles perpétrées par des membres du clergé. Elle est composée de 20 commissaires, pour moitié salariés et bénévoles, nommés par la présidente de l’Instance, Marie Derain de Vaucresson. Après entretien, les commissaires référents remplissent un barème, non communiqué aux victimes, pour évaluer le préjudice. Trois axes permettent d’évaluer sa gravité : les faits ; leurs conséquences au long cours ; les éventuels manquements de l’Église. Une échelle de 1 à 10 a été établie pour chaque axe, et des facteurs aggravants sont parfois pris en compte. Au 10 mars 2025, l’âge moyen des victimes entendues était de 61 ans, dont 34 % étaient des femmes.


LA CRR

La Commission reconnaissance et réparation (CRR), dont le siège est à Paris, étudie les demandes de réparation des victimes de violences sexuelles au sein de l’Église dont les auteurs sont des laïcs. Elle est composée de 29 référents nommés par le président Antoine Garapon. L’évaluation de chaque situation repose sur deux éléments. Le premier est la caractérisation des abus par un membre de la commission. Le second est confié à la victime. Celle-ci doit évaluer, sur une échelle de 1 à 7, les conséquences de ces violences dans différents domaines de sa vie. La CRR transmet des recommandations financières et symboliques aux congrégations où les faits sont survenus. Au 31 décembre 2024, 89 % des victimes ont plus de 50 ans, les victimes sont à 65 % hommes et à 35 % des femmes.

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