L’Église face à ses crimes sexuels Voir plus de publications

La parole aux victimes de l’Église : demander (ou pas) réparation - partie 1

Le 5 octobre 2021, la France découvre l’ampleur des abus sexuels dans son Église : une Commission, la Ciase, a recensé 330 000 victimes de clercs, religieux et religieuses depuis 1950. Très rapidement, deux instances sont créées : l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (INIRR), pour les victimes de prêtres ou de laïcs au sein de l’Église ; la Commission reconnaissance et réparation (CRR), pour les victimes de religieux au sein des communautés. Trois ans et demi après, Justice Info donne la parole aux victimes dans une série d’articles en trois épisodes.

Réparations pour les victimes de l'Église de France. Photo : un peintre utilise un outil pour rénover une peinture murale où plusieurs croix catholiques sont représentées.
« Je n’aime pas le mot ‘réparation’ parce qu’on répare sa voiture, on répare une machine. Moi je ne me sens pas réparée, témoigne Véronique Garnier. Guérir, c’est encore pire car on ne guérit pas. J’aime mieux ‘restauration’. C’est une restauration qui est lente, mais en profondeur, et qui se déroule couche par couche, de plus en plus profondément. » Photo : © Shutterstock / Justice Info
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Claudine*, infirmière à la retraite violée par un aumônier dans sa jeunesse, fait partie des pionnières. « En 2019 après la publication d’un article sur les abus dans notre lycée, nous nous sommes rapprochées entre victimes. Nous étions dispersées partout en France. Nous avons organisé une rencontre, qui était très chaleureuse avec beaucoup d’écoute. Notre groupe de dix personnes a été reçu par la Ciase en février 2020. J’étais à Lourdes, quand les évêques ont reconnu une faute de la part de l’Église, et je suis allée à Paris quand la Ciase a rendu son rapport. J’ai donc vu naître l’INIRR [Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation] que j’ai décidé de saisir en janvier 2022. » 

Michel*, abusé très jeune par une religieuse. Il a exercé la profession de psychothérapeute, et fait aussi partie des pionniers.« C’est d’abord en ayant eu connaissance de la commission Sauvé [du nom du président de la Ciase] que je me suis dit que j’allais témoigner. J’ai senti tout de suite que ça les intéressait parce qu’il y a statistiquement moins de femmes abuseuses que d’hommes. C’est mon petit militantisme de dire que les garçons aussi peuvent avoir été victimes ; je n’appartiens pas à des associations qui réclament des choses à l’Église, mais je me disais que mon témoignage pouvait sembler symbolique et intéressant. De le lire anonymisé dans le rapport de la Ciase m’a fait quelque chose ; on reconnaît d’emblée votre témoignage comme étant juste. J’ai trouvé les personnes de cette Commission très respectueuses, et donc j’ai décidé de saisir la CRR (Commission reconnaissance et réparation), qui se lançait. »

François Devaux : « Je me suis enregistré auprès de l’INIRR mais ne suis pas allé jusqu’au bout »

François Devaux est connu du grand public français. Il a, avec d’autres victimes, obtenu la condamnation d’un aumônier scout et celle d’un cardinal du diocèse de Lyon lors d’un procès très médiatisé. « C’est sans doute en partie notre association de victimes La parole libérée qui a initié la Ciase de Jean-Marc Sauvé. Pendant toute la durée de la commission j’ai été en lien étroit avec le président. Il m’a demandé de faire un discours lors de la publication du rapport dans lequel, nous victimes, demandions que vérité soit faite. On peut dire que les deux instances de réparation sont nées consécutivement au collectif De la parole aux actes crée après le rapport de la Ciase. On demandait les quatre ‘R’ : reconnaissance, responsabilité, réparation et réforme. On a demandé que l’Église reconnaisse la responsabilité systémique pointée par la Ciase. Et une fois qu’elle aurait reconnu, il fallait qu’elle engage la réparation. On a fait une pression médiatique. Quelques mois après la publication du rapport de la Ciase je me suis enregistré auprès de l’INIRR mais je ne suis pas allé au bout. »

Véronique Garnier a été agressée par deux prêtres dans son enfance. Elle est aussi de la première vague des victimes qui se sont fait connaître. « En 2010 à la messe des Rameaux je me suis demandé ce que je faisais là. Je me suis dit qu’il était temps que je fasse la vérité avec l’Église. 40 ans après les faits j’ai compris que le contraire du silence, c’est le dialogue, avec l’Église donc, bien qu’il soit compliqué et douloureux. J’ai travaillé avec la Conférence des évêques de France. J’ai fait partie des victimes accueillies pour la première fois à Lourdes en 2018. Dans le cadre du collectif Foi et résilience j’ai travaillé avec la Ciase et j’ai été auditionnée. J’ai été dans les premières à déposer un dossier à l’INIRR. »

Gilbert : « J’ai écrit à la CRR pour voir si c’était sérieux. Pour être honnête je n’y croyais pas trop »

Gilbert* a été violé par un prêtre à l’âge de 12 ans. Mais ce n’est que quand tout a explosé publiquement dans l’Hexagone qu’il en a pris conscience. « Le film Grâce à Dieu de François Ozon, que j’ai vu au cinéma en 2020 a été un déclencheur. Le lendemain, j’étais à la médecine préventive pour un bilan de routine à l’hôpital de Nancy. C’est la première fois que je parlais à un adulte de ce qui m’était arrivé. Le rapport Sauvé, qui a été publié après et a évoqué 330.000 victimes a tout fait ressortir. Tout ce que j’avais enfoui depuis plus de 55 ans. Ça a été un cataclysme. Un an après, j’en ai parlé à mes enfants. J’ai su que la Conférence des évêques de France à Lourdes avait décidé de débloquer de l’argent pour réparer les victimes. Ce qui m’a poussé à écrire à la CRR, le 21 octobre 2021, était déjà de voir de quoi il retournait, si c’était sérieux. Pour être honnête je n’y croyais pas trop. »

Yolande du Fayet de la Tour, victime d’un viol suivi de 4 années d’agressions sexuelles couvertes par le déni et l’amnésie, n’y croyait pas du tout.« J’ai entendu parler, comme tout le monde de la CIASE ; j’ai regardé ça de très loin, car je n’avais pas confiance. Je m’étais dit : de toute façon, cette commission est nommée et payée par l’Église ; elle est donc juste là pour redorer son blason. J’ai mis un an et demi à décider d’aller témoigner. Je l’ai fait parce que c’était important pour moi de parler pour tous les gens qui se taisent. C’est comme si une boucle de résilience s’était amorcée sans que je le décide vraiment. Tout un travail de mémoire et de compréhension s’est enclenché. Le fait de témoigner et d’être avec d’autres sur les réseaux sociaux m’a fait endosser cette dimension sociétale et militante, en créant un collectif de victimes. De manière plus individuelle j’ai décidé ensuite d’aller saisir l’INIRR pour ma reconnaissance et ma réparation. J’ai déposé mon dossier en septembre 2023 et je viens tout juste d’être indemnisée (avril 2025). »

Alain : « J’ai décidé de ne pas saisir la CRR. Comme ça émane de l’Église, ça ne peut pas marcher. Il faudrait faire un procès de Nuremberg, avec l’Église à la barre, en tant qu’institution »

Pour Alain*, victime d’attouchements lorsqu’il était enfant de chœur, devenu par après psychothérapeute, « comme ça émane de l’Église, ça ne peut pas marcher. C’est totalement impossible. Ces commissions ont le mérite d’exister, sauf que l’on voit bien à quel point elles sont viciées. Je n’ai pas dit vicieuses, mais viciées. C’est une manière de laver le linge sale en famille. Ça ne PEUT pas fonctionner. Pour que je sois réparé, il faut un tiers séparateur, notamment une justice indépendante de l’Église et de l’État. Voilà pourquoi j’ai décidé de ne pas saisir la CRR. Dans mon histoire, c’est le système qui a permis ce genre d’abus. Et toute l’omerta qui va avec. [En France] on ne peut pas attaquer l’Église comme personne morale. Elle est très protégée. Je pense que ce serait au Parlement de légiférer pour encadrer un certain nombre de pratiques cultuelles. Ou voire carrément faire un procès de Nuremberg avec l’Église catholique à la barre, en tant qu’institution. »

Pourquoi la grande majorité des victimes ne demandent pas réparation ?

En 2025, l’heure était au bilan pour les deux commissions. Au 6 mai 2025, seulement 1.143 personnes avaient saisi la CRR, 886 demandes avaient été examinées et 209 demandes étaient en cours. L’INIRR quant à elle a reçu 1.509 dossiers depuis 2022 et accompagné 1.235 personnes. Il y a une multiplicité de raisons pour lesquelles si peu de personnes sollicitent les commissions réparations, selon les victimes interrogées par Justice Info :

« Je pense qu’il y a une sorte d’amnésie collective, estime Yolande. Sur les 330 000, il y a quand même une grande majorité de gens qui ne se savent pas victimes. Moi, je me sais victime depuis la Ciase et ce MeToo Church. Deuxièmement, après être sortie de l’amnésie ou du déni, beaucoup de victimes se disent que si leur agresseur est mort, il n’y a rien à faire, qu’il y a prescription et ne pensent pas à réclamer à l’institution dont ils sont éloignés depuis longtemps. Il y a un lien entre l’institution et l’abus,  l’aspect systémique mais plein de gens n’ont pas compris ça. Je pense aussi que l’on vit dans une société dé-sécularisée avec beaucoup de catholiques qui ont quitté l’Église et n’ont plus aucun lien avec elle. »

 « C’est terrible qu’il y ait si peu de gens [à demander réparation], déplore pour sa part Véronique. Les 330.000 personnes identifiées par la Ciase ne sortent pas de nulle part. Je crois que pour certains cela est trop difficile car ils ne veulent plus en parler. Par exemple, un ami a été agressé aussi mais il ne s’est adressé ni à la Ciase ni à l’INIRR, il ne veut pas. Moi j’ai 64 ans, lui 69 ans ; je pense que probablement il a trouvé une sorte d’équilibre très fragile, qu’il sent très bien que s’il commence à parler, tout va se détraquer dans sa vie. »

« Ne rêvons pas : les 330 000 personnes ne sortiront pas de l’ombre, il y a toutes celles décédées et tous ceux qui ne savent même pas que les commissions existent. »

Alain* pense également que « beaucoup de gens ne veulent pas remuer le passé. Ils se sont plus ou moins accommodés de ce qui s’est passé dans leur vie. Parmi eux il y a ceux qui restent catholiques et qui ne veulent pas sortir de l’Église, insulter l’avenir et ne pas avoir des funérailles un jour… sait-on jamais ce qui peut se passer après la mort. C’est une forme de déni, de minimisation des choses, on s’arrange avec la réalité. »

« Les commissions sont submergées par les dossiers, s’explique pour sa part Gilbert*. Je pense que beaucoup de personnes les saisissent mais ça traîne tellement… Ne rêvons pas : les 330.000 personnes ne sortiront pas de l’ombre, il y a toutes celles décédées et tous ceux qui ne savent même pas que les commissions existent. »

« C’est une stratégie de communication de la part des commissions. Ces deux instances sont une manœuvre pour que l’Église paye sa note de la façon la moins chère possible. »

François accuse: « Pour moi, c’est une stratégie de la part des commissions. Il y a volontairement un défaut de communication mais aussi un processus laborieux et épuisant. Si la Ciase a reçu autant de témoignages de victimes, c’est parce qu’elle a communiqué et a mis en place des outils pour les accueillir. Ces deux instances de réparation communiquent a minima, ne publient pas de rapports ou très peu et ne s’expriment qu’en réaction aux pressions médiatiques qu’elles reçoivent. Elles n’invitent pas véritablement les victimes à témoigner, elles ne s’appuient pas sur les sites Internet des diocèses de façon efficace et pertinente, avec une vraie volonté. De plus, trop peu de gens travaillent pour elles, ça crée des temps d’attente insupportables. Je pense que depuis le départ, ces deux instances-là sont dans une manœuvre pour que l’Église paye sa note de la façon la moins chère possible. » 

« L’INIRR ne se déplace pas pour se faire connaître, renchérit Claudine*. La Ciase quant à elle avait fait un tour de France. L’INIRR reste assez parisienne. Elle a fait des démarches de commémoration quand il y a des victimes qui le demandent ça oui. Mais aller se faire connaître on en est loin. Je pense qu’on n’est pas au niveau optimal de ce qui pourrait être fait pour qu’il y ait plus de victimes qui l’approchent. Certes il y a toutes les cellules d’écoute dans les églises mais de ce que j’en entends dire, ce ne sont pas des personnes forcément formées à l’écoute. »

Danièle* témoigne de son expérience d’une cellule d’écoute. Après une amnésie traumatique, sa mémoire des violences subies lui est revenue par flashs en 2020. « Je voyais une église, j’essayais d’y entrer pour comprendre mais à chaque fois je n’ai pas réussi. J’avais à cette période des envies de suicide et à l’hôpital on m’a dirigée vers une cellule d’écoute de l’église. J’ai été accueillie dans un bureau du diocèse. C’est la première fois que je verbalisais tout ce qui m’arrivait, l’échange a duré plusieurs heures jusqu’à ce que la personne me demande : ‘Avez-vous conscience que vous avez été violée plusieurs fois ?’ Je me suis écroulée, elle aussi pleurait. Elle n’a pas été claire avec moi sur le processus qui allait suivre, me disant seulement que l’évêque allait faire une enquête de vraisemblance puis un signalement. Elle m’a parlé de l’INIRR sans me dire que j’avais le droit de la contacter. C’était une grosse erreur. En sortant du bureau, je ne savais plus physiquement où je me trouvais, j’aurais pu passer sous la première voiture. J’ai attendu plusieurs mois sans nouvelles. Et c’est beaucoup plus tard que cette personne me rappelle pour me dire : ‘Il faut que vous appeliez l’INIRR’. Le processus d'indemnisation a commencé courant 2024. »


* Prénom d’emprunt

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