Justice in absentia dans un village d’Ukraine

Trois ans et demi après sa libération, qu’est-ce que la justice a pu apporter à Lukashivka, un village de moins de 400 habitants de la région de Tchernihiv (au nord de l’Ukraine) ? Les enquêteurs et les tribunaux, soutenus par les ONG locales et renforcés par l’intégration du Statut de Rome dans le droit ukrainien, restent limités par l’absence des accusés.

Procès in absentia en Ukraine. Photo : deux femmes se tiennent devant une habitation détruite dans le village de Lukashivka en Ukraine.
Nadiya Denisenko avec une amie près de sa cour détruite au printemps 2023. Après le déclenchement de l’invasion russe du 24 février 2022, sa maison hébergeait 17 personnes, dont trois au moins ont été victimes des violences des occupants. Photo : © Natalia Naiduk
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Le 10 mars 2022, à midi, près d’une église du village de Lukashivka, dans la région de Tchernihiv, au nord de l’Ukraine, un soldat russe au visage à moitié brûlé, vêtu d’une veste en cuir par-dessus son uniforme, abat à bout portant un prisonnier de guerre ukrainien.

Il a ensuite commencé à interroger deux civils, dont un mineur. Coups, menaces de mort et tirs de mitrailleuse au-dessus de leurs têtes pour simuler une exécution. Les enquêteurs ukrainiens ont établi que ce soldat russe était le major Danil Koblik, commandant de la 74e brigade, également connu sous son nom de code, Magnet. En 2024, à Tchernihiv, un tribunal ukrainien l’a condamné par contumace à la prison à perpétuité.

Lukashivka est situé à près de 20 km au sud de Tchernihiv. Il se trouve à 10 km de l’autoroute M01 qui relie Tchernihiv à Kyiv. Lorsque l’invasion généralisée a commencé, son emplacement en retrait donnait un faux sentiment de sécurité : les habitants pensaient qu’il n’y aurait pas de troupes russes dans le village. C’est pourquoi, après le 24 février 2022, beaucoup sont venus s’y réfugier, dans leurs datchas, chez leurs parents et leurs proches. Selon le chef du village, Volodymyr Ihnatenko, 334 personnes vivaient à Lukashivka en 2022, et près de 50 autres sont venues dans le village pour séjourner chez des proches.

Serhii Lepiavko, un historien qui a participé aux combats pour la défense de Lukashivka, précise que les unités des forces armées ukrainiennes sont entrées dans le village début mars. Le 9 mars, les troupes russes ont lancé une offensive sur Lukashivka depuis les villages voisins de Sloboda et Ivanivka. « À cette époque, il y avait moins de 120 soldats ukrainiens à Lukashivka. Les occupants sont arrivés en trois colonnes de 60 à 80 véhicules : des chars, véhicules blindés, etc. Ils étaient entre 600 et 800 », explique l’historien.

Une vingtaine de soldats ukrainiens ont été tués lors de cette bataille. D’autres ont été faits prisonniers.

21 instructions judiciaires ouvertes

Magnet n’est pas le seul à être accusé pour des crimes commis à Lukashivka pendant la période d’occupation du 9 au 30 mars 2022.

Par exemple, pendant l’occupation, 17 personnes vivaient avec Nadia Denysenko, une habitante de la région. Parmi elles se trouvaient des proches dont les maisons avaient été détruites. Selon les enquêteurs ukrainiens, trois d’entre eux ont été victimes de violences de la part de soldats russes et ont été cités dans des procédures pénales en tant que victimes. 

Kyrylo Puhachov, chef du département chargé de la lutte contre les crimes commis dans le cadre de conflits armés au parquet régional de Tchernihiv, indique que les enquêtes sur les crimes de guerre à Lukashivka ont été regroupées en 21 instructions judiciaires. Près de 50 personnes ont obtenu le statut de victime. Cependant, presque tous les habitants pourraient être considérés comme des victimes.

« En principe, chaque maison détruite ou endommagée constitue un crime de guerre. Mais nous savons que plusieurs bâtiments ont été endommagés lors d’une seule attaque. Dans de tels cas, ces crimes sont enregistrés comme une seule procédure pénale », explique Puhachov.

Les forces de l’ordre ont documenté des meurtres, des actes de torture, des blessures et des détentions illégales de civils, l’exécution de prisonniers de guerre, des dommages causés à des biens civils et la confiscation d’effets personnels à Lukashivka.

Leur enquête a établi que des groupes tactiques de bataillon de la 74e brigade séparée de gardes Zvenigorod-Berlin étaient stationnés à Lukashivka. Il y avait également des soldats de la 55e brigade de fusiliers motorisés de montagne. D’autres unités sont venues en renfort, mais il reste difficile de les identifier.

Procès in absentia en Ukraine. Photo : une église partiellement détruite dans le village de Lukashivka en Ukraine.
L'église détruite du village de Lukashivka, près de Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine. À côté, le corps d’un prisonnier de guerre ukrainien est resté découvert pendant trois semaines. Photo : © Natalia Naiduk

Cinq affaires renvoyées devant les tribunaux

À ce jour, cinq affaires liées à des crimes de guerre à Lukashivka ont été renvoyées devant le tribunal du district de Tchernihiv. Des verdicts ont été rendus dans trois d’entre elles. Les trois accusés sont tous des soldats de la 74e brigade séparée de gardes Zvenigorod-Berlin, qui ont été jugés par contumace.

Le premier procès concernait Nikita Belozerov, originaire de la région d’Irkoutsk, en Russie. Il a terrorisé une famille avec trois enfants. Le verdict indique que lui et d’autres soldats russes non identifiés se sont rendus à trois reprises au domicile de la famille. Belozerov a frappé le père à la tête et dans le dos, a menacé de lui tirer dessus et de lui couper les doigts, en plaçant sa main sur un banc et en donnant un coup de hache juste à côté. Il a également menacé de lancer une grenade dans la cave où la femme se cachait avec les enfants. Il a ensuite pillé leur maison. Selon l’enquête, outre de l’argent liquide, un téléphone et un couteau de collection, le soldat russe a également pris les effets personnels des enfants.

Les victimes et les témoins ont identifié Belozerov à partir de photographies fournies par les enquêteurs. De plus, son nom figure sur une liste de militaires russes qui a été retrouvée par la suite à Lukashivka. Les occupants russes ont utilisé le bout de papier contenant cette liste pour laisser un mot, en partant, aux propriétaires de la maison : « Nous sommes désolés d’avoir dû utiliser votre maison ! Ne faites pas de mal au chat ! »

Le tribunal a déclaré Belozerov coupable d’avoir violé les lois et coutumes de la guerre, commises par un groupe d’individus : coups, menaces et tortures infligés à des civils, ainsi que pillage. Il a été condamné à 12 ans de prison. La sentence est formellement entrée en vigueur le 1er septembre 2023, un mois après avoir été prononcée. Cela signifie que l’avocat de Belozerov n’a pas fait appel.

Deux autres affaires ont fait l’objet d’un appel. Le 28 août 2023, le tribunal de première instance a rendu un verdict contre Alexander Dudarev, originaire de la région russe de l’Altaï. Il est accusé d’être venu chez un habitant de la région avec un autre soldat russe, le 14 mars 2022. Les occupants voulaient obtenir de lui des informations sur la localisation des forces armées ukrainiennes. Pendant l’interrogatoire, ils ont frappé l’homme à coups de pied, ont tiré des coups de feu près de ses pieds et ont menacé de le tuer. La victime a subi des fractures. Puis le camarade de Dudarev a tiré sur le villageois à la jambe droite. Il se trouve qu’il s’est blessé lui-même avec le même tir.

La victime a identifié Dudarev sur une photo fournie par les forces de l’ordre. Le tribunal du district de Tchernihiv l’a reconnu coupable d’avoir violé les lois et coutumes de la guerre : détention illégale, menaces de meurtre et coups portés à un civil. Le soldat russe a été condamné à 12 ans de prison. En décembre 2023, la cour d’appel de Tchernihiv a confirmé cette peine.

Ihnatenko, le chef du village, a signalé que la victime était décédée en 2025 pour des raisons de santé.

Perpétuité pour « Magnet » – qui aurait été tué

Le troisième verdict rendu à Lukashivka concernait « Magnet », le commandant de la même 74e brigade, originaire de la région russe de Kemerovo.

Les témoins et les victimes ont décrit l’apparence de Koblik en des termes similaires : une veste en cuir sur un uniforme militaire, et certains d’entre eux ont mentionné son visage à moitié brûlé. Les gens ont reconnu Koblik grâce à une photo présentée par les forces de l’ordre.

Au moment de l’enquête, Koblik se trouvait en Russie, dans la ville de Yurga, dans la région de Kemerovo.

Le tribunal de district de Tchernihiv l’a condamné à la prison à vie. Son avocate a fait appel, sans contester la culpabilité du commandant russe ni la qualification de ses actes devant le tribunal, mais en contestant le fait que la peine la plus sévère ait été prononcée pour chacune des infractions pénales dont il était accusé. Selon l’avocate, l’absence physique de l’accusé ne devrait pas conduire à l’application de peines maximales. Cependant, la cour d’appel de Tchernihiv a confirmé la décision.

Les proches des victimes ont déclaré avoir reçu des informations de la part des forces de l’ordre ukrainiennes concernant le fait que « Magnet » aurait été tué pendant des combats en Ukraine, en 2023.

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Des ONGs aident à identifier les militaires russes

16 des 21 procédures font toujours l’objet d’une enquête.

Puhachov explique la principale difficulté : « Nous connaissons les faits. Je ne pense pas qu’il se soit passé autre chose dont nous ne soyons pas au courant. À l’exception, peut-être, de violences sexuelles qui n’ont pas encore été signalées. Nous savons quelles unités se trouvaient dans la région de Lukashivka et qui en avait le commandement. Mais nous n’avons pas encore établi qui a commis quel crime dans tous les dossiers. »

Le procureur souligne qu’au fil des ans, une coopération fructueuse s’est établie avec des organisations qui documentent les événements. L’ONG Educational Human Rights House – Chernihiv est l’une de ces organisations.

« Nous avons développé une méthodologie de documentation afin de garantir que ses résultats soient recevables par les forces de l’ordre ukrainiennes et la Cour pénale internationale (CPI). Il était déjà clair à l’époque que, compte tenu de l’ampleur des crimes de guerre, ils n’auraient pas suffisamment de ressources pour recueillir toutes les preuves », explique Serhii Burov, directeur de l’Educational House.

Victoria Glamazda, qui documente les crimes de guerre pour la même ONG, indique avoir réalisé deux missions à Lukashivka, en août 2022 et en juin 2025.

« Nous avons interrogé dix personnes et recensé douze cas de crimes de guerre dans le village. J’ai été personnellement très affectée par la mort d’une famille. Deux enfants et leurs grands-parents sont morts à cause d’un bombardement aveugle. C’est aussi un crime de guerre », ajoute Glamazda.

Les documents et rapports recueillis par l’organisation sont stockés dans une base de données fermée d’initiatives de la société civile baptisées « Coalition 5 », ou « Tribunal pour Poutine », ou « Archives de guerre ». Les avocats et les analystes pourront utiliser ces archives non seulement aujourd’hui, mais aussi à l’avenir. Les informations sont transmises à des organisations juridiques internationales travaillant dans le domaine de la compétence universelle, un mécanisme qui pourrait permettre de juger des militaires russes dans différents pays du monde pour des crimes commis en Ukraine.

Un analyste Osint (Open-source intelligence) de l’Educational House a déclaré qu’à la demande des forces de l’ordre ukrainiennes, il avait notamment travaillé sur l’affaire Koblik.

« Nous avons rassemblé les informations nécessaires. Au cours de notre enquête Osint, nous avons pu identifier plus de 10 militaires russes qui pourraient avoir été impliqués dans des crimes de guerre à Lukashivka. Nous avons partagé ces informations avec les forces de l’ordre. Mais le nombre total de criminels de guerre est plus élevé. Nous avons mené une enquête spécifique sur les soldats de la 74e brigade qui ont occupé Lukashivka », ajoute l’analyste.  

Il affirme qu’il est possible d’identifier par leur nom les soldats qui se trouvaient dans une localité particulière pendant l’occupation. Bien sûr, cela nécessite beaucoup de temps et de ressources financières. Cela pourrait être fait si un programme national était mis en place au niveau de l’État, dit-il. Cependant, la question reste de savoir s’il existe suffisamment de preuves pour prouver la culpabilité de militaires spécifiques dans des crimes spécifiques et les traduire en justice.

La responsabilité hiérachique, une nouvelle voie ?

L’enquête est en cours et d’autres suspects impliqués dans des crimes de guerre à Lukashivka doivent être identifiés. Mais à ce stade, il est difficile de dire si tous les auteurs présumés seront identifiés.

Dans de tels cas, selon les enquêteurs, une solution pourrait consister à appliquer le principe de la responsabilité du commandement. Cependant, aucun commandant n’a encore été condamné pour cela en Ukraine. Avant 2025, la possibilité de recourir à ce principe, compte tenu des dispositions du droit international humanitaire, était un sujet controversé. Selon Puhachov, le code pénal ne prévoit pas la responsabilité des commandants pour les actes de leurs subordonnés. En vertu du code Ukrainien, seuls l’auteur du crime et le commandant qui ordonne directement de tuer, de tirer, de piller, etc. peuvent être poursuivis. 

En janvier 2025, le Statut de Rome de la CPI est entré en vigueur en Ukraine, ce qui autorise désormais explicitement à l’appliquer aux commandants. 

« Nous n’y avons pas encore eu recours. Et des questions subsistent. En particulier, quel niveau de commandants devrait être poursuivi pour les crimes de guerre commis dans le cadre de leurs responsabilités ? Que faire lorsqu’il y a plusieurs unités sur le territoire et, par conséquent, plusieurs commandants ? Au bureau du procureur général, nous consultons des experts internationaux qui ont travaillé en Yougoslavie, au Rwanda et dans d’autres endroits où des commandants ont été tenus responsables de leur inaction. Ces experts nous aident à monter des dossiers clés sur lesquels nous nous appuierons pour engager d’autres procédures similaires. C’est un travail minutieux et complexe, mais il est en cours. Nous sommes déjà à mi-parcours du processus », explique Puhachov.

« Lorsque le mécanisme de responsabilité du commandement entrera en vigueur, nous pourrons inculper les commandants pour les crimes de guerre commis par leurs subordonnés. Par exemple, nous savons que Koblik était le commandant du bataillon à Lukashivka. Pendant cette période, des crimes de guerre ont été commis dans le village. Il ne les a pas tous commis personnellement. Mais en tant que commandant, il doit également en être tenu responsable », déclare le procureur.

Reconstruction des maisons 

Alors que les enquêtes et les procès des militaires russes se poursuivent, les villageois de Lukashivka tentent de reprendre le cours de leur vie. Sur un total de 280 maisons, 30 ont été détruites et 200 autres endommagées pendant l’occupation. De nombreuses maisons ont déjà été reconstruites ; certaines personnes ont fait installer des maisons modulaires dans leur cour et les toits et les clôtures détruits ont été réparés. Une nouvelle église a été construite à côté de celle qui a été détruite.

Cependant, certaines pertes sont irréparables : neuf personnes ont été tuées et le bien-être de nombreux habitants a été affecté. « Je ne peux plus vivre sans médicaments. Bien sûr, nous voulons que justice soit faite : nous voulons que ces criminels de guerre soient emprisonnés. Mais cela arrivera-t-il un jour ? Pour l’instant, notre seul souhait est que la paix revienne rapidement et que les tueries cessent », explique Nadia Denysenko.


Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse de la Fondation Hirondelle/Justice Info. La version complète de cet article a été publiée le 4 octobre 2025 dans « Pechera ».

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