Quand Wesley Clark tient la ligne de défense

Les 17 et 18 novembre, l'ancien commandant de l'Otan, Wesley Clark, a témoigné dans le procès pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité de l'ancien président du Kosovo, Hashim Thaçi, et de trois autres anciens membres de l'Armée de libération du Kosovo (UCK). Selon ce témoin de la défense devant les Chambres spécialisées du Kosovo, à La Haye, l'UCK était une « organisation assez rudimentaire », qui n'avait ni « commandement ni contrôle ».

Wesley Clark, un ancien général américain de l'OTAN, témoigne en faveur d'Hashim Thaçi lors de son procès devant les Chambres spécialisées du Kosovo (KSC). Photo : Clark porte un casque sur les oreilles, assis face à des écrans et des micros.
Le général américain à la retraite Wesley Clark, ancien commandant de l’Otan pour l’Europe de 1997 à 2000, commence son témoignage devant les Chambres spécialisées du Kosovo à La Haye le lundi 17 novembre 2025. Photo (capture issue d'une vidéo) : © Chambres spécialisées du Kosovo / Livestream
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Les quatre accusés regardent attentivement Wesley Clark lorsqu'il prend place à la barre des témoins, le 17 novembre, devant les Chambres spécialisées du Kosovo, un tribunal international basé à La Haye qui juge les anciens dirigeants de l'Armée de libération du Kosovo (UCK), dont l'ancien président du Kosovo, Hashim Thaçi. L’ancien général américain, âgé de 80 ans, a occupé le poste de commandant suprême des forces alliées de l'Otan pour l'Europe de 1997 à 2000. Vêtu d'un costume sombre, Clark conserve tout au long des deux jours d'audience un demi-sourire calme. Il déclare aux juges que Thaçi « était le porte-parole, il avait une apparence soignée, il n'avait pas l'air d'avoir passé un an ou deux à se battre dans les bois. Et il était assez clair qu'il n'était pas aux commandes ».

Hashim Thaçi, Kadri Veseli, Rexhep Selimi et Jakup Krasniqi sont accusés de dix chefs d'accusation de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, notamment de torture, de détention illégale et de persécution. Ils sont tous des personnalités de haut rang de l'UCK devenues des figures politiques importantes du Kosovo. Selon l'accusation, l'UCK disposait d'une chaîne de commandement bien structurée et les accusés portent une responsabilité individuelle et hiérarchique pour les faits qui leur sont reprochés, qui couvrent également les meurtres de plus de 100 personnes entre mars 1998 et septembre 1999 au moins, dans plusieurs endroits du Kosovo et du nord de l'Albanie. 155 victimes participent actuellement à l'affaire en tant que parties civiles.

Les crimes présumés s'inscrivent dans le contexte du soulèvement ethnique albanais de 1998-1999 contre les forces serbes qui régnaient sur le Kosovo. Les Serbes ont finalement été contraints de se retirer à la suite d'une campagne aérienne de 78 jours menée par l'Otan, appelée « Opération Force alliée », qui a frappé la partie serbe de l'ancienne Yougoslavie de mars à juin 1999. Le 10 juin, la Serbie a signé un accord de cessez-le-feu avec l'Otan et de retrait militaire. Deux jours plus tard, la force de maintien de la paix de l'Otan, la KFOR, a été déployée au Kosovo. Elle était dirigée par le général britannique Mike Jackson, qui a exigé que l'UCK rende les armes.

Clark a dirigé la campagne aérienne de l'Otan et supervisé la démilitarisation ultérieure de l'UCK. « Ce n'était pas une armée organisée », dit-il à la cour. « Il s'agissait de groupes de combattants régionaux et localisés qui s'étaient, en quelque sorte, regroupés pour protéger leurs communautés. Je pensais que, après l'intervention de l'Otan, ces personnes ont pu se rencontrer, discuter, mais qu'il n'y avait pas de soumission réelle à une autorité. »

Le massacre de la famille Jashari

Le procès s'est ouvert en avril 2023. Pendant deux ans, l'accusation a présenté 125 témoins et 137 déclarations écrites supplémentaires. Puis la cour a entendu deux témoins experts appelés par les avocats des victimes. Le 15 septembre, la défense de Thaçi a commencé à présenter ses arguments avec le témoignage de l’ancien diplomate américain James Rubin. Ses sept témoins ont été des responsables américains, britanniques, de l'Otan ou de l'Onu au moment de la guerre du Kosovo. Clark est le dernier.  

Une soixantaine de personnes remplissent la galerie du public le premier jour du témoignage de Clark. Outre quelques journalistes kosovars, la majorité sont des responsables politiques kosovars et des proches des accusés. Ils se saluent en entrant dans la salle d'audience. Lorsque le rideau se lève, les quatre accusés leur font signe et leur sourient.

L'avocat de la défense de Thaçi, Luka Mišetić, demande à Clark comment il voyait l'UCK au début de la guerre. « Il n'y avait pas grand-chose à dire en termes de structure. D'après ce que nous savions, il s'agissait de groupes locaux qui avaient émergé plus ou moins spontanément, en réponse à des années d'oppression serbe. Surtout, après le meurtre de la famille Jashari, je pense qu'il y avait une vraie crainte que cela se reproduise », répond Clark. 

Le meurtre de la famille Jashari a marqué un tournant dans le conflit. Les violences entre les forces albanaises et serbes s'étaient intensifiées depuis le début de l'année 1998. Le 5 mars, les Serbes attaquèrent la résidence du commandant de l'UCK, Adem Jashari, dans le village de Prekaz, à environ 40 km au nord-ouest de Pristina, la capitale du Kosovo. Plus de 50 personnes y seront tuées, dont Jashari et la plupart des membres de sa famille. Cela a incité davantage d'Albanais de souche à rejoindre l'UCK et les membres de la diaspora à retourner au Kosovo.

« Il n'avait aucune idée de ce qui se passait »

Dans une déclaration faite à la défense avant l'audience, Clark dit qu'il serait « injuste d'attribuer à Thaçi la mauvaise conduite des autres ». Il témoigne avoir rencontré Thaçi pour la première fois dans le contexte des accords de paix avortés de 1999 avec la Serbie, auxquels le général n'a pas participé directement. Thaçi était alors le porte-parole de la délégation du Kosovo. Ils se sont rencontrés une nouvelle fois au début de la campagne aérienne, explique Clark. « Il n'était qu'une personne parmi d'autres », ajoute-t-il après une pause. « C'était le plus présentable. Il était le plus jeune, avait une meilleure coupe de cheveux, de meilleurs vêtements. Mais ce n'était pas un commandant militaire. »

Alors que l'Otan tentait de faire pression sur le président serbe Slobodan Milošević, Clark déclare à la Cour avoir sollicité le soutien de l'UCK pour localiser des cibles serbes au Kosovo. Il rencontre Thaçi, mais « nous n'avons jamais obtenu aucune aide, il n'avait aucune idée de ce qui se passait ». Le général se souvient avoir montré à l'accusé une carte de la région : « Je lui ai demandé : où êtes-vous ? Où sont-ils ? Que dois-je frapper ? Rien », raconte Clark, en agitant la main en l'air et en secouant la tête.

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Mišetić demande si l'OTAN a utilisé l'UCK « comme une espèce de troupes au sol ». Clark répond avoir essayé. « Je voulais des observateurs avancés afin que nous puissions frapper sans commettre d'erreurs. » Il raconte qu'une fois, l'Otan a frappé un bâtiment entouré de véhicules serbes, pensant qu'il s'agissait d'un de leurs quartiers généraux, pour découvrir plus tard qu'ils avaient tué environ 80 civils, détenus et encerclés dans ce lieu par les Serbes. « C'est un exemple du fait que nous ne pouvions obtenir aucune information sur le terrain. »

- « Avez-vous évalué s'il y avait un contrôle civil sur l'UCK ?, interroge Mišetić.

- Non, il n'y en avait pas.

- Serait-il possible que l'UCK ait eu une chaîne de commandement fonctionnelle de haut en bas sans que l'Otan et les États-Unis ne le sachent ?

- Non, non », répond Clark en riant à moitié.

« Nous ne disposions pas de cette information »

Le 10 juin 1999, la KFOR s’implante dans la région. Une dizaine de jours plus tard, suite à ses demandes pressantes, l'UCK accepte de se démilitariser et de cesser les hostilités. Mais, selon l'acte d'accusation, « les forces de la RFY [République fédérale de Yougoslavie] et de l'UCK ont violé les termes des résolutions et accords internationaux tout au long de l'été 1999, poursuivant leurs actes hostiles et provocateurs ». Et ce n'est que le 20 septembre que l'UCK dépose les armes.

« Je suis conscient qu'il y a eu une série d'affrontements pendant cette période. Mais je n'ai jamais pensé que c'était l'UCK », déclare Clark à la Cour. « Le ressentiment et la peur étaient si profonds que ce type de violence spontanée était presque inévitable. » Au cours de l'été 1999, l'OTAN tente de mettre fin aux violences ethniques, explique Clark. « Croyez-moi, si nous avions eu des informations indiquant que cela avait été organisé par l'UCK, nous aurions sévèrement réagi. Nous ne disposions pas de cette information. »

Interrogé sur les difficultés rencontrées par la KFOR pour convaincre l'UCK de respecter l'ordre de démilitarisation, le témoin dit que « ces gens avaient toujours le même état d'esprit : "J'ai risqué ma vie pour ça, vous n’allez pas m’expliquer facilement ce que je dois faire". Ils ont été soumis à une répression ethnique systématique pendant plus d'une décennie, où la langue albanaise n'était pas acceptée dans les écoles, etc. Ces hommes qui ont riposté avaient un esprit très indépendant. »

Que savait Clark exactement ?

Au cours de quatre heures de contre-interrogatoire, le procureur Matthew Halling interroge Clark sur le niveau d'organisation au sein de l'UCK. Lors d'un événement survenu en septembre 1997 et détaillé dans un communiqué de l'UCK, « sur décision de l'état-major central, les unités armées de l'UCK ont mené une opération synchronisée », attaquant 12 commissariats de police, note le procureur. Clark se cale dans son fauteuil et répond ne pas se souvenir d’avoir vu quoi que ce soit de tel.

Halling lit ensuite un extrait du livre Kosovo Liberation Army: The Inside Story of an Insurgency (Armée de libération du Kosovo : l'histoire secrète d'une insurrection), dans lequel l'auteur, Henry H. Perritt, décrit les « buts et objectifs stratégiques » du groupe. Il demande à Clark s'il était au courant de ces objectifs. Clark répond qu'il n'en avait pas connaissance, mais qu'il « n'a jamais supposé que l'UCK n'avait ni stratégie ni intention ». Il a ajoutée que cela « n'indiquait pas nécessairement qu'ils disposaient d'un commandement et d'un contrôle efficaces ».

Dans un autre extrait du livre de Perritt, Thaçi est décrit comme une figure politique, mais aussi comme un combattant, et on peut voir une photo de lui tenant une arme, aux côtés d'Adem Jashari. « Avez-vous déjà vu cette photo ? » demande le procureur. Clark dit que non.

- « En réalité, vous ne savez pas si Hashim Thaçi a combattu ou non. Vous savez seulement que des gens vous ont dit qu'il était un leader politique, n'est-ce pas ?

- C'est exact. »

Un homme éloquent, présentable et ambitieux

Le lendemain, Halling interroge Clark sur l'étendue du partage d'informations par l'UCK pendant la campagne aérienne. Parmi d'autres sources, le procureur lit le rapport de 2002 intitulé Disjointed War, préparé par l’institut de recherche Rand pour l'armée américaine. « Courant mai [1999], les rapports de l'UCK sont devenus une source importante de renseignements et d'informations sur les cibles pour la Task Force Hawk », la force opérationnelle créée par Clark pour soutenir la campagne de l'Otan. « Général, c'est une indication supplémentaire que ces informations de l'UCK vous parvenaient, n'est-ce pas ? » Clark répond brièvement qu'ils avaient essayé d'obtenir autant de renseignements que possible, « mais essayer d'obtenir des informations d'une force comme l'UCK était très différent que d'avoir une force alliée disposant d'une structure, de radios, de rapports et tout le reste ».

- « Je vous soumets que vous ne savez pas suffisamment ce que l'UCK a fait pendant la guerre pour savoir si les accusations dont il [Thaçi] fait l'objet devant ce tribunal sont fondées ou non. Qu'en dites-vous ?, conclut Halling.

- D'après mon expérience et ce que j'ai vu, il n'agissait pas réellement en tant que commandant en chef, à qui tout le monde obéissait. D'après toutes mes impressions à l'époque, il s'agissait d'un groupe d’individus qui s'étaient réunis au fil du temps pour essayer de défendre leur population contre le nettoyage ethnique serbe. Thaçi était simplement le plus éloquent et le plus présentable du groupe, et c'était un homme ambitieux depuis le début. Il a gravi les échelons. Mais avoir le contrôle ? Je ne voyais pas cela. »

Le témoignage de Clark marque la fin des audiences de la défense. L'équipe de défense de Thaçi a demandé à inclure une autre déclaration écrite. Tous les autres témoins précédemment prévus ont été annulés, y compris ceux de l'équipe de Krasniqi. Les avocats de Veseli et Selimi ont annoncé en juillet qu'ils n'avaient pas l'intention de présenter de preuves. Le panel de trois juges, présidé par Charles Smith, prévoit de mettre fin à la phase d'admission des preuves début décembre. Les plaidoiries finales sont prévues pour février 2026.

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