En cinq semaines, plus de soixante victimes et témoins ont été entendues sur les 80 qui étaient cités, souligne Marc Sommerer, président de la Cour d’assises de Paris chargée de juger Roger Lumbala, un ancien chef rebelle devenu ministre en République démocratique du Congo (RDC), avant d’être rattrapé par son histoire et arrêté en France en 2020. Ce 10 décembre, le juge se plaint de la non-coopération du gouvernement congolais qui a protégé son vice-premier ministre, Jean-Pierre Bemba, et un de ses généraux, Constant Ndima, appelés comme témoins après avoir été désignés par Lumbala lui-même, et régulièrement nommés par les témoins, comme responsables de la tristement célèbre opération "Effacer le tableau" qui avait ravagé en 2003 la région de Mambasa, dans le nord-est de la RDC. Il était prévu que Bemba et Ndima interviennent par visioconférence depuis le siège de la Mission des Nations-unies au Congo. « La justice [française] a demandé que Ndima soit entendu, il n’a jamais répondu et les autorités qui ont reçu ma demande n’ont jamais réagi. Les autorités congolaises ont dit oui, on va exécuter ; le ministre de la justice [de RDC] a dit oui, on va convoquer les gens », explique le juge à la clôture des auditions. Il n’en fut rien.
Ce procès a ainsi d’abord été celui de ces deux grands absents. Auxquels s’est ajouté l’accusé lui-même. Après son apparition aux deux premières audiences, Lumbala a décidé de boycotter le reste du procès, dénonçant l’incompétence du tribunal parisien à le juger. Son box est vide. L’accusé a également récusé ses avocats, se privant ainsi de toute défense. Les parties au procès se sont contentées des preuves collectées ainsi que de ses dépositions devant les juges d’instruction pour forger l’intime conviction de la Cour. Tandis que, hors audience, des proches de Lumbala dénonçaient un procès déséquilibré, allant jusqu’à accuser les organisations représentant des parties civiles d’avoir recruté de fausses victimes pour venir charger Lumbala, sur fond de « promesses d’argent et d’un séjour parisien ».
Mais malgré ces absences majeures, la Cour a entendu, à Paris comme par visioconférence, des victimes et témoins des crimes de Bafwasende, Epulu, Mambasa, Mandima et Isiro, des anciens experts onusiens, humanitaires, chercheurs et journalistes ayant travaillé sur les crimes du Congo, exploité des rapports, dont un « Mapping » des Nations unies, et lu la presse de l’époque afin de clarifier la responsabilité de Lumbala dans la commission des crimes.
Le RCD-N, groupe armé autonome
Même si l’accusé n’a cessé de soutenir qu’il agissait dans l’ombre de Bemba, au sein de leur alliance de conquête des territoires tenus par le RCD-KML de Mbusa Nyamwisi, faits et témoignages ont plutôt fait valoir que le Rassemblement congolais pour la démocratie-National (RCD-N), que présidait Lumbala, était à ses débuts un groupe armé autonome ayant, par la suite, bénéficié de l’appui du Mouvement de libération du Congo (MLC) de Bemba, après une première débâcle face à Mbusa Nyamwisi. Et c’est Robert Ombilingo, un ancien « ministre » de Lumbala du temps de la rébellion, venu témoigner pour le compte de sa défense absente, qui a curieusement précisé ce fait. D’après lui, à son arrivée à Bafwasende en juin 2000, Lumbala, emmené par un contingent ougandais, avait hérité de militaires déserteurs du RCD-KML.
« Les militaires étaient à des milliers de kilomètres du fief d’origine du RCD-KML et, parce qu’il [Lumbala] avait été amené par l’Ouganda, ils s’étaient ralliés à lui, et nous aussi, administratifs, on avait fait de même pour protéger nos postes », a expliqué Ombilingo. Il est alors administrateur adjoint du territoire de Bafwasende et, grâce à sa loyauté envers le nouvel homme fort, il se fait nommer « ministre » de la propagande et mobilisation du nouveau mouvement armé lancé par Lumbala, en vue de décrocher l’adhésion populaire dans cette zone dont il est originaire. Le RCD-N a des soldats et il installe une administration dans la région de Bafwasende, où Lumbala va régner pendant un an. Puis il s’installe à Isiro, à la suite d’une tentative bâclée par l’Ouganda, début 2001, de réunifier les trois mouvements sous son obédience (MLC-RCD-KML et RCD-N) sous le label du Front de libération du Congo (FLC).
Le partage des bénéfices
En octobre 2002, sous le commandement de son officier militaire Freddy Ngalimu alias Mopao Mokonzi (seigneur en lingala, languée nationale de la RDC), Lumbala lance de manière unilatérale l’opération "Effacer le tableau". Dans un premier temps, elle lui permet de conquérir Epulu, Mambasa et Mandima, sur fond d’exécutions sommaires, viols, tortures, et pillages. Des localités qu’il perd aussitôt suite à la contre-offensive de l’Armée du peuple congolais (APC, branche armée du RCD-KML de Mbusa Nyamwisi). Lumbala sollicite l’appui de Bemba qui vient d’être chassé de Beni par Mbusa Nyamwisi, à la suite de l’échec du FLC. Bemba lui envoie un bataillon commandé par Ramsens Widi Divioka alias "Roi des imbéciles", sous la coordination de Constant Ndima, le bras droit de Bemba qui décide de s’installer à Isiro, quartier général de Lumbala.
« L’ennemi [le RCD-KML] est un écrit qui occupe inutilement le tableau, et il faut effacer. » Ainsi Ndima expliquait-il le concept de cette opération militaire qui réussit effectivement à chasser Mbusa Nyamwisi. Dans leurs plaidoiries, les avocats des parties civiles ont tiré de ces faits que le RCD-N était bel et bien un groupe armé, qui a réussi « en quelques mois, à s’imposer sur un territoire quatre fois plus grand que la Belgique » en vue de se rendre important dans un contexte où « il fallait avoir des troupes et un contrôle effectif sur un territoire pour être présent à la table des négociations ». Cela explique que Lumbala soit signataire, au même titre que Bemba et Mbusa Nyamwisi, des accords de cessez-le-feu de Gbadolite, qui mettent fin à "Effacer le tableau", ainsi que des accords de Pretoria, qui mettent fin à la deuxième guerre du Congo. Et de bénéficier, comme d’autres belligérants, des dividendes de la transition : « Des postes, des salaires et des voitures », ont asséné les parties civiles.
Complice de crimes contre l’humanité
En essayant de se placer dans l’ombre de Bemba, « Lumbala a l’intention d’échapper à la justice », a dénoncé l’avocate des parties civiles, Jeanne Sulzer. « Il est à la recherche de l’impunité. » Mais à ses yeux, il était bel et bien le responsable de l’opération "Effacer le tableau". Et elle est rejointe par les avocats généraux, Nicolas Perron et Claire Thouault qui ont expliqué aux juges et aux jurés, dans leur long réquisitoire du 12 décembre, que l’opération avait été planifiée, coordonnée et revendiquée par Lumbala.
« Il se déplace dans les localités conquises en tenue militaire, se présente dans la posture du chef de l’Etat dans la république, tient des meetings, vante ses conquêtes, présente des objectifs militaires précis pour conquérir l’espace de Mbusa Nyamwisi, demande pardon pour les crimes commis par ses militaires et ne les attribue jamais à quelqu’un d’autre. Il a un service de renseignements efficace, intégré au sein des civils. Il fait payer des taxes qu’il appelle "efforts de guerre" », ont soutenu les procureurs, qui accusent Lumbala de s’être ainsi rendu coupable de complicité des crimes contre l’humanité, par ordre et assistance. « Il a fourni aux auteurs directs les moyens de commettre les crimes. Il ravitaillait les militaires en nourriture et transportait des munitions lors de ses déplacements dans les localités. Sans cette complicité, de tels crimes ne peuvent atteindre l’ampleur qui les caractérise », a fait remarquer la procureure Thouault.
« 80% des femmes venues témoigner ont été violées. 70% d’entre elles ont été violées en présence de leurs proches ; 40% étaient des jeunes filles et 40% des victimes également témoins d’autres cas de viols », a dénoncé l’avocate des parties civiles, Clémence Bectarte. Ces actes de viol, a-t-elle souligné, ont des répercussions sur la vie sociale des victimes : elles sont rejetées, abandonnées par leurs maris ou leurs pères, leur impose un sentiment de déshumanisation et provoque leur effondrement psychique. « Roger Lumbala n’a pas violé mes clientes mais c’était un chef qui a rendu ces crimes possibles. Un complice sans lequel ces crimes n’auraient pas été possibles. »
Les avocats généraux ont dénoncé l’absence de tout procès dans la zone contrôlée par Lumbala visant à sanctionner ses militaires coupables d’atrocités. Ils ont évoqué le cas de deux militaires du RCD-N exécutés à Isiro sur ordre et en présence de Lumbala pour avoir commis le viol et le meurtre. Mais ils y ont vu une exécution sans toute forme de procès, perçue comme une réponse à la pression de l’opinion après un cas de viol commis par une militaire sur une fille de 11 ans, dans les rues d’Isiro.
Le courage des victimes
Une autre avocate des parties civiles, Clémence Witt, a vu « un mépris pour les victimes et un déni de leur qualité des victimes » dans la stratégie de Lumbala, qui a « confisqué l’audience et rendu le pardon impossible par son absence dans le box ». « Refuser de venir ici, c’est continuer de mépriser ceux qui parlent, en indiquant :"Je ne vous dois rien" », a déploré sa consoeur, Claire Denuau. D’après elle, leurs clients n’avaient aucune envie de visiter Paris, « une ville qui leur impose des vêtements étouffants » durant cet hiver, mais étaient animés d’un courage exceptionnel et de leur envie de justice. Ce qui les a poussés à briser les menaces de représailles des proches de Lumbala et d’attaques des islamistes des Forces démocratiques alliées (ADF), énième groupe armé de cet Est du Congo meurtri depuis plus de 30 ans, qui embusquent souvent les véhicules sur les routes Mambasa-Bunia ou Mambasa-Beni, deux points de jonction qui ont permis aux victimes de rejoindre Paris via Kinshasa.
« Les corps et les esprits ont été tellement marqués par les crimes pour s’en souvenir 23 ans après. La culpabilité et la honte sont du côté des victimes », a déploré Witt. « Pour nous la justice s’arrête ici, mais pour les victimes, ça commence là-bas [au Congo] : la peur, la crainte des représailles », a rajouté Denuau.
A 17 heures, le 15 décembre, juges et jurés ont fait leur entrée dans le prétoire, après une longue journée de délibéré. Le matin, le président de la cour avait sommé l’accusé d’assister à son verdict. « Je constate que Lumbala n’est pas là pour suivre son verdict. Il est 17h04, je fais une sommation interpellative pour qu’il soit là », tranche-t-il. L’audience est suspendue. Quinze minutes plus tard, les deux avocats commis d’office à la défense de Lumbala, Hugues Vigier et Phillipe Zeller, entrent dans la salle. Les gendarmes arrangent le box. Et moins de cinq minutes plus tard entre Roger Lumbala, menotté, portant une jaquette noire, un pantalon de sport et des baskets. Il accepte de se présenter et est invité à se lever.
En dix minutes, son sort est scellé. Il est déclaré coupable de complicité de crimes contre l’humanité par aide et assistance pour des actes de tortures, viols et pillages constitutifs d’actes inhumains, réduction en esclavage pour travaux forcés, esclavage sexuel. Il est condamné à 30 ans de réclusion criminelle, assortis d’une interdiction définitive du territoire français. Un jugement motivé lui sera adressé sous trois jours. Il a dix jours pour faire appel. Une audience au civil, pouvant statuer sur les dommages et intérêts, est fixée au 30 juin 2026.
« L’impunité continue à régner »
Jusqu’à ce verdict, aucune cour nationale étrangère n’avait condamné quelqu’un pour des atrocités commises dans l’est de la RDC. Dans sa plaidoirie du 11 décembre, au lendemain même de la prise d’Uvira, une ville stratégique de l’est du Congo, par les rebelles du M23 qui mènent une offensive contre Kinshasa avec l’appui du Rwanda, Me Bectarte avait appelé la Cour à lancer « un signal fort aux seigneurs de guerre que, même 22 ans après les faits, la justice pourra toujours les rattraper ». « Il faut que la justice internationale puisse s’attaquer aux puissants, des seigneurs de guerre qui continuent à commettre les crimes. L’impunité continue à régner. L’impunité crée la condition de la répétition des crimes. C’est parce que personne n’a jamais été jugé, parce que les hauts responsables n’ont jamais été jugés, que les crimes continuent. » Pour l’avocate, « la légitimé de cette cour vient de la participation des victimes. Ce procès a certes lieu devant une cour d’assises française mais il est [rendu] possible parce que ce sont les victimes congolaises, des témoins congolais, des ONGs congolaises qui se sont tournées vers la justice française. Parce qu’il n’y avait pas d’autre possibilité d’obtenir justice. »
« La RDC est transformée en funérarium. Condamner Lumbala, c’est reconnaître que le courage des victimes n’aura pas été vain », avait ajouté Me Deniau.





