Procès Lumbala : nul doute des crimes, mais qui était le responsable ?

La Cour d’assises de Paris a bouclé l’audition des parties civiles et témoins dans le procès de Roger Lumbala, un ex-chef de guerre congolais, pour complicité de crimes contre l’humanité. Hommes et femmes ont raconté viols, tueries, tortures, et pillages. En se départageant sur les responsabilités.

A Mambasa, en République démocratique du Congo (RDC), un enfant passe devant une boutique de négociant en or.
Un enfant congolais passe devant la boutique d'un négociant d’or, en juillet 2018, à Mambasa. En 2003, pendant l'opération "Effacer le tableau", le pillage par les groupes armés a été massif, accompagné de meurtres et de viols. Photo : © John Wessels / AFP
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Qui était responsable de l’opération « Effacer le tableau » qui a, d’après un rapport de la mission des Nations unies au Congo, causé 170 exécutions sommaires, 69 cas de viols dont 27 enfants, un pillage systématique et des cas de travaux forcés dans la région de Mambasa, au nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), entre 2002 et 2003 ? La question était au centre de la deuxième semaine d’audition des victimes et témoins qui ont fait le déplacement à Paris pour éclairer la Cour d’assises qui juge, depuis le 12 novembre, Roger Lumbala, un ex-chef de guerre devenu ministre, pour complicité de crimes contre l’humanité. Selon le procureur, le groupe armé RCD-N, mené par Lumbala, tentait alors de conquérir le territoire de son rival RCD-KML, de Mbusa Nyamwisi.  

Du lundi 1er au vendredi 5 décembre, les audiences se sont poursuivies, les victimes se sont succédées, et trois faits en ressortent : les « Effacer le tableau », comme on a appelé les troupes responsables de cette opération sanglante, ont bel et bien commis des pillages systématiques, des viols, des exécutions, des tortures, des travaux forcés ; les victimes indexent à l’unanimité Roger Lumbala ; mais certains témoins pensent que ces hommes agissaient plutôt sous la responsabilité de Jean-Pierre Bemba, ancien chef du groupe armé MLC, actuellement vice-premier ministre en RDC et allié de taille du président actuel, Félix Tshisekedi.

« Même une aiguille, ils l’emportaient »

Un ancien enseignant de Mambasa, n’avait qu’une semaine de mariage quand les « Effacer le tableau » sont arrivés et lui ont emporté tous ses cadeaux de noce. « C’étaient des assiettes, des ustensiles de cuisine, et bien d’autres. Je cherchais à les enfouir dans le sol, mais ils étaient déjà à la porte et ont tout emporté », témoigne-t-il à l’audience. « Même une aiguille, ils l’emportaient. » Il est ensuite réquisitionné pour transporter ses biens pillés. Quand sa jeune épouse voit les rebelles s’en aller avec son homme, elle les poursuit. « Une fois à destination, ils m’ont demandé de rentrer et sont restés avec mon épouse pendant une semaine », confie-t-il, en évitant de commenter le sort de cette dernière pendant sa semaine de captivité.

Une autre victime en donnera une illustration possible. « J’étais ligoté et l’un d’eux a dit : "Sala mosala na bino" [faites votre travail, en lingala]. Et du coup, ils ont violé mon épouse et ma fille en ma présence », raconte-t-il, indiquant que sa fille n’a pas survécu aux sévices. Une fois libéré, alors que son frère le conduisait à un poste de santé pour des soins d’urgence, l’homme dit avoir croisé à l’entrée de l’hôpital des militaires de Roger Lumbala, dont un des violeurs de sa femme et de son épouse qui l’a reconnu et privé des soins. « Les militaires de Lumbala avaient également conduit à l’hôpital l’un d’eux, blessé. Quand ils nous ont vus venir, l’un d’eux m’a reconnu et a demandé à ses collègues de me chasser. Nous sommes allés chercher les soins ailleurs », se rappelle cet homme d’affaires Nande, qui dit avoir perdu sa fortune dans cette guerre. Les militaires de RCD-N « pensaient que nous, les Nande, étions les complices de Mbusa Nyamwisi [un Nande]. J’ai perdu plus de 24.000 dollars. A l’époque, j’avais une moto de plus de 3.000 dollars, ce n’était pas fait pour tout le monde », remarque ce négociant en or, réputé dans la zone à l’époque des faits.

Pisco Paluku enseignait les mathématiques dans une école de Mambasa. Il se présente devant les juges avec une carte qu’il a conçue de ses propres mains pour expliquer à la Cour la progression des fronts qui ont, d’après lui, éclaté pour la première fois à Mabukusi, à 27 km à l’ouest de Mambasa, lorsque les militaires de Lumbala ont croisé ceux de Mbusa Nyamwisi. A la prise de Mambasa par le RCD-N, le témoin affirme avoir pris part à un meeting organisé par Freddy Ngalimo, alias Mopao, qui a expliqué aux habitants que les militaires de RCD-N « venaient sauver Mambasa, récupérer l’espace de Mbusa Nyamwisi, qu’il était le commandant et que c’est Lumbala qui allait nous diriger ». Mais loin d’être sauvé, il témoigne avoir plutôt subi des travaux forcés. « On était réquisitionné pour leur ériger des camps, puiser de l’eau ou leur préparer de la nourriture. On nous poussait à aller attraper les bêtes d’autrui, des chèvres, des poules qu’on leur préparait. Pour s’échapper, nous étions obligés de nous enfermer toute la journée dans des maisons ou de passer la nuit dans des toilettes. Malgré l’odeur, c’était un lieu sûr pour ne pas être récupéré et soumis aux travaux forcés », raconte Paluku.

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« Père, je ne pourrai jamais les pardonner »

Paluku laisse sa place à la barre au père Silvano Ruaro, un prêtre italien de 87 ans, très connu à Mambasa pour y avoir prêché et enseigné depuis 1989, jusqu’à être qualifié d’« âme de Mambasa » par son confrère Francesco Laudani, un autre prêtre cité comme témoin. Pendant près de trois heures, le père Silvano témoigne des pillages et des viols commis à Mambasa par des militaires d’Effacer le tableau. Le prêtre, qui vit toujours dans la région, raconte qu’à leur arrivée, les rebelles ont tout pillé, y compris à la mission catholique qu’il dirigeait. « A leur entrée, il y avait des balles partout. On voyait des habitants qui portaient des matelas. Quand ils sont arrivés à la mission catholique, j’ai fui dans le pâturage d’où j’assistais au pillage de la mission. Il y avait des vaches, des moutons. Ils ont tout tué en s’amusant. Ils ruaient, en criant : "Nous sommes les soldats de Bemba" », relate-t-il, affirmant n’avoir jamais vécu un pillage de telle ampleur auparavant. « Ils m’ont laissé juste quatre sous-vêtements, et j’ai dit au colonel [venu le rencontrer à la mission] que même les animaux ne portent pas de sous-vêtements. »

Puis il rencontre des victimes de violence sexuelle alors qu’il accompagne une employée de Médecins sans frontières venue enquêter et évaluer les besoins parmi les déplacés et réfugiés à Mangina, près de Beni, au Nord-Kivu. « Alors que je servais d’interprète, l’une des victimes est entrée pour nous parler de son cas, et m’a dit être mon élève à Mambasa. Elle nous témoigna de son viol : "Ils étaient cinq militaires, l’un violait pendant que les quatre autres me tenaient, et cela à tour de rôle" », révèle le prêtre. Son élève n’avait que 12 ans au moment des faits. Il évoque aussi le viol de l’épouse d’un pasteur de Mambasa, en présence de son mari. « Le pasteur m’avait dit : "Père, je ne pourrai jamais les pardonner. Ils ont violé ma femme. Ils étaient 19". »

La dissidence du père Silvano

Mais alors que d’autres victimes ont identifié leurs bourreaux comme étant des militaires de Lumbala, le père Silvano incrimine plutôt Bemba. « Quand ils étaient encore à Bafwasende », avant la première conquête de Mambasa, « on nous parlait de Lumbala et de sa république de Bafwasende, et nous ne prenions pas cela au sérieux parce qu’il n’avait pas de poids, ni politique, ni militaire », entame le prêtre. Au cours de la période passée avec eux à Mambasa, il affirme n’avoir « jamais entendu qu’ils [les rebelles] se réclamaient de Lumbala ».

Les avocats de parties civiles lui opposent un communiqué de presse, publié le 4 novembre 2002 par sa congrégation du Sacré-Cœur de Jésus, qui attribue la reconquête de Bafwasenfende et Mambasa aux hommes du RCD-N de Lumbala, appuyé par ceux du MLC de Bemba. Mais le prêtre défend qu’il n’était pour rien dans ce communiqué publié alors qu’il se trouvait à Kampala, à la recherche de l’aide pour les déplacés. Pour lui, les deux commandants locaux de l’opération "Effacer le tableau" étaient Fréddy Ngalimo alias Mopao et Ramsens Widi Divioka, alias Roi des imbéciles, qui se réclamaient tous de l’Armée de libération du Congo (ALC), la branche armée du MLC.

Pour son voyage à Kampala fin octobre 2002, le témoin affirme avoir reçu une autorisation de sortie signée par Mopao comme commandant de l’ALC. En réaction, la Cour projette alors un autre document, signé par Constant Ndima, alors commandant de la branche armée, et qui porte un sceau intégrant la mention « Rassemblement congolais pour la démocratie-National (RCD-N)-Armée de libération du Congo », certes confus mais attestant de l’alliance entre le RCD-N et le MLC. Les procureurs veulent savoir pourquoi lui, informateur privilégié des médias, diplomates, humanitaires et de l’Eglise, n’a pas cherché à comprendre les acteurs impliqués. « Oui, j’étais dans la tourmente… On entendait parler de Lumbala, mais il n’avait pas d’impact dans la violence », répond-il.

Le poids de l’âge

Le prêtre évoque également sa rencontre à Beni avec Jeannot Bemba Saolona, le père de Jean-Pierre Bemba, qui voulait tout savoir sur ce que son fils avait fait à Mambasa. « Je lui ai tout raconté, pendant deux heures. Des filles violées et qui ont tout perdu, un pillage systématique. Il a été ému et ne savait quoi faire. Il s’est excusé et a déclaré : "J’ai donné le corps à mon fils, mais pas son esprit". »

Le père Francesco Laudani n’est pas intervenu par visioconférence comme initialement prévu, à cause de soucis de santé et du poids de l’âge. Mais la Cour a lu sa déclaration. Selon lui, l’opération « Effacer le tableau » était menée par les troupes de Lumbala et Bemba, et il évoque le rapport de force entre Constant Ndima et Lumbala. « Ndima répondait aux ordres de Lumbala. Ndima était au courant de la situation et dépendait de Lumbala », affirme-t-il dans les notes envoyées à la Cour.

Le fait que le prêtre de Mambasa ait récusé le rôle de Lumbala a surpris les victimes, qui disaient attendre de lui un soutien. « Je ne connais pas ce qui l’a animé pour changer sa position par rapport à un événement que tout le monde a connu. Peut-être son âge ? Il a suffisamment vieilli. Est-ce que ce n’est pas une confusion entre Lumbala et Bemba ? Tout le monde parlait de Lumbala », réagit Paluku hors audience.

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