Croatie: la statue du commandeur Tudjman ébranlée par le verdict du TPIY

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Pour nombre de Croates, Franjo Tudjman reste le "père de la nation", le héros de l'indépendance, mais pour la justice internationale, il est désormais le complice d'une entreprise d'épuration ethnique durant la guerre de Bosnie.

En 2016, quand il a fallu baptiser le nouvel aéroport de Zagreb, "Franjo Tudjman" tombait sous le sens. Et 18 ans après la mort de celui qui fut le premier président de la Croatie indépendante, son parti, le HDZ (droite conservatrice), est aux affaires.

Mais fin novembre, en condamnant dans son ultime verdict six anciens chefs des Croates de Bosnie, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), les a désignés comme coupables d'une entreprise criminelle commune à laquelle était associé Franjo Tudjman.

Une entreprise dont "l'objectif ultime" était l'épuration ethnique aux dépens des Bosniaques en 1993 et 1994.

Le choc du suicide en pleine salle d'audience d'un de ces criminels de guerre, Slobodan Praljak, a éclipsé la mise en cause de Tudjman. Pourtant, l'ancienne procureure du TPIY, Carla Del Ponte, avait déjà déclaré que seule sa mort d'un cancer à 77 ans, lui avait épargné une inculpation.

Pour beaucoup de Croates, attaquer Franjo Tudjman, c'est attaquer le pays. Ils ont été "à juste titre scandalisé" par ce verdict du TPIY, a commenté au lendemain de la décision le quotidien Novi List. Cette décision "met en doute ce que nous pensons de nous-mêmes".

La commémoration le dimanche 10 décembre de la mort de Tudjman s'est déroulée comme chaque année, les plus hauts responsables venant déposer des gerbes de fleurs aux couleurs nationales sur sa tombe de marbre noir à Zagreb.

"C'était un homme d'Etat (...) il savait exactement ce qu'était son but et l'a atteint, créer la Croatie", a déclaré Katarina Hrkac, retraité de 66 ans venue rendre hommage au général Praljak lors d'une cérémonie à Zagreb. Principal quotidien du pays, Vecernji list, a lui publié un numéro spécial consacré au "Père de l'Etat croate".

- Tudjman égale Croatie -

Général communiste reconverti en dissident nationaliste, Tudjman a dirigé le pays de la déclaration d'indépendance en 1991 à sa mort, en passant par les années de guerre contre les forces serbes.

Pour Jadranka Kosor, ex-Première ministre, "la force et les compétences" du leader ont permis aux Croates de défier "une des plus puissantes armées en Europe, l'armée populaire yougoslave".

Pour d'autres Croates, Tudjman est depuis longtemps tombé de son piédestal. "Il n'y a aucun doute que les dirigeants militaires et politiques des Croates de Bosnie" condamnés à La Haye "étaient sous l'influence et le contrôle directs de Zagreb", dit l'historien Hrvoje Klasic.

Ce professeur de l'université de Zagreb met en garde contre "un certain culte de la personnalité et des tabous" imposés dans le débat public: "Toute critique de Tudjman et de sa politique est considérée comme une critique de la Croatie elle-même, ce qui est catastrophique".

- Retour aux tendances négatives -

Au-delà de son rôle dans l'indépendance, les années Tudjman ont été marquées par des tendances autocratiques, ainsi que par la corruption qui a accompagné un processus de privatisations entaché de fraudes. Son isolement international fut illustré par l'absence des principaux responsables étrangers à ses funérailles.

Pourtant, après avoir pris leurs distances, y compris au sein du HDZ, les leaders politiques croates "sont revenus à l'héritage négatif de Tudjman", dit Vesna Terselic de Documenta, groupe de défense des droits de l'Homme spécialisé dans les crimes de guerre. Militants et opposants dénoncent le retour d'une atmosphère d'intolérance en Croatie.

Selon Vesna Terselic, le Premier ministre Plenkovic "est en train de rater l'occasion" de reprendre ses distances.

Marcus Tanner, auteur du livre "La Croatie: une nation fabriquée dans la guerre", doute d'un impact du verdict: membre de l'Union européenne et de l'Otan, le pays "se sent moins comptable et vulnérable face à ce genre de décisions qu'il ne l'aurait été il y a dix ans."