Viktor Bout contre Brittney Grinner : un échange de prisonniers qui oublie le Liberia

Viktor Bout, né dans l'ancienne Union soviétique, fut un temps le trafiquant d'armes le plus tristement célèbre. Il a été accusé d'avoir alimenté de nombreuses guerres à travers le monde, notamment au Liberia. En 2012, il a été condamné à 25 ans de prison par la justice américaine. Il pourrait maintenant être libéré en échange de la basketteuse américaine Brittney Grinner et d'un ex-marine détenus en Russie.

Viktor Bout, célèbre trafiquant d'armes russe (ayant opéré au Libéria), est vu sur cette photo derrière les barreaux (en 2010), emprisonné en Thaïlande. Il sera peut-être bientôt libéré, échangé contre d’autres prisonniers.
Le trafiquant d'armes russe Viktor Bout, en 2010, dans une prison de Bangkok, en Thaïlande. Il pourrait bientôt bénéficier d'un échange de prisonniers entre les États-Unis et la Russie. © Christophe Archambault / AFP
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Selon CNN, les États-Unis ont proposé un accord d'échange de prisonniers avec la Russie qui libérerait Viktor Bout, un trafiquant d'armes condamné à 25 ans de prison, contre Brittney Griner, une basketteuse américaine récemment condamnée à neuf ans de prison par un tribunal de Moscou pour possession et trafic de drogue, et Paul Whelan, un ancien marine américain condamné à 16 ans de prison pour espionnage. Mais la libération de Bout constituerait un revers pour la justice au Libéria, dénoncent des militants de la justice, des experts en sécurité et un ancien procureur général aux Nations unies.

Bout a été actif en Afghanistan, en Colombie, en Angola, en ex-Yougoslavie, au Yémen, en Somalie et en République démocratique du Congo (RDC). Mais ce sont ses transactions avec l'ancien président libérien Charles Taylor qui ont couronné la carrière de cet ancien soldat soviétique en tant que marchand d'armes le plus célèbre du monde. Entre 1989 et 2003, Bout a vendu des armes aux factions belligérantes du Liberia, notamment à Taylor, en violation de plusieurs embargos des Nations unies. Pendant cette période, les forces de Taylor et ses rivaux ont exploité illégalement le bois et les minéraux du pays pour acheter les armes de Bout. Pendant que celui-ci contournait les embargos pour fournir à Taylor armes et munitions, Taylor exploitait illégalement le bois et les minéraux du pays, abusant de son vaste registre maritime - le deuxième plus grand au monde - pour payer Bout. Les deux hommes se sont rencontrés personnellement, selon des témoins oculaires cités par les journalistes américains Douglas Farah et Stephen Braun dans leur livre de 2007 "Merchant of Death : Money, Guns, Planes and the Man Who Makes War Possible".

Le partenariat de Taylor, Bout et Kouwenhoven

La flotte de navires et d'avions de Viktor Bout transportait les armes jusqu'au Liberia en utilisant différents pseudonymes et sociétés écrans, transitant par des pays comme la Gambie, le Tchad, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire et le Niger. (Bout parlerait anglais, russe, portugais, français, arabe et d'autres langues, grâce à sa formation de traducteur dans l'armée soviétique.) En 2005, le département du Trésor américain a déclaré que Bout contrôlait l'un des plus grands réseaux de navires au monde.

Taylor dirigeait ses opérations illégales de bois et d'armes avec Bout principalement par l'intermédiaire de Guus Kouwenhoven, un homme d'affaires néerlandais qui possédait Oriental Timber Company (OTC) et dirigeait la plus grande entreprise de bois du Liberia à l'époque, selon l'ONG suisse TRIAL International. En 2000, la société contrôlait 1,6 million d'hectares de terres forestières, soit 42 % de la forêt concédée du pays. En une seule transaction, OTC a ainsi versé 3,5 millions de dollars à Taylor, selon un rapport de Global Witness de 2002. Un groupe d'experts des Nations unies sur le Liberia a cité un transfert de 500 000 dollars effectué par la société mère d'OTC à Singapour, Borneo Jaya Pte Ltd, à San Air, l'une des compagnies aériennes de Viktor Bout. Selon les experts de l'Onu, des navires affrétés par OTC ont fourni des armes à Taylor au port de Buchanan à trois reprises entre septembre et novembre 2001. Les fournitures contenaient 7 000 boîtes de munitions, 5 000 lance-roquettes, 300 obus d'obusier et d'autres équipements, selon un rapport de Farah dans le Washington Post. Les forces de Taylor protégeant les intérêts de l'entreprise ont commis plusieurs violations des droits de l'homme. En 2000, le journal libérien The Inquirer a rapporté des allégations selon lesquelles la société exploitait une "prison et des casernes privées".

Guus Kouwenhoven (trafiquant d'armes au Libéria) et Charles Taylor posent au milieu d'autres officiels libériens.
L'homme d'affaires néerlandais Guus Kouwenhoven (à droite) est le troisième acteur poursuivi, avec l'ancien président libérien Charles Taylor (à gauche), dans la saga judiciaire des trafics d'armes et de bois précieux du Libéria en guerre. © Global Witness

La chute

Quelque 250 000 personnes ont été tuées dans le conflit libérien, qui s’est répandu dans d'autres pays de la région. Le chaos a entraîné une réforme du commerce mondial des minéraux et du bois, donnant naissance au système de certification du processus de Kimberley et à l'accord de partenariat volontaire de l'Union européenne. À l'époque, les Nations unies ont imposé des sanctions sur le bois (et les diamants) libériens afin de mettre un terme au carnage. En juillet 2004, le président américain George W. Bush a émis un décret gelant les avoirs de Bout, de Taylor, des proches de Taylor et de certains membres du gouvernement libérien. L'ex-femme de Taylor, aujourd'hui vice-présidente du Liberia, Jewel Howard Taylor, et Benoni Urey, figure de l'opposition, étaient également visés par cette mesure. Le gel des avoirs faisait suite à une mesure similaire prise par le Conseil de sécurité des Nations unies plus tôt dans l'année. Il a fallu plus de dix ans pour que ce gel des avoirs et l'interdiction de voyager soient levés.

En 2003, Taylor a été contraint à l'exil par une rébellion armée ; en 2012, il a été condamné à 50 ans de prison par un tribunal de l’Onu pour son rôle dans la guerre civile en Sierra Leone. Kouwenhoven a été arrêté aux Pays-Bas en 2005. Il a été acquitté par un tribunal néerlandais en 2008, puis reconnu coupable et condamné à 19 ans lors d'un nouveau procès en 2017, mais il n'a toujours pas été extradé par l'Afrique du Sud, où il a fui après son premier procès.

Viktor Bout a d'abord ignoré les sanctions et a poursuivi ses ventes d'armes illégales après la chute de Taylor, survivant d'abord à une notice de l'Organisation internationale de police Interpol, et à des accusations de falsification en République centrafricaine. En 2008, il a été arrêté lors d'une opération d'Interpol à Bangkok, en Thaïlande. Bout avait proposé de fournir des armes aux rebelles des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Mais ces rebelles étaient en fait des agents de l’agence anti-drogues américaine (DEA) et de la police royale thaïlandaise. Dans un premier temps, les procureurs américains l'ont inculpé de complot visant à tuer des ressortissants américains, de complot visant à tuer des officiers et employés américains et de complot visant à fournir des missiles sol-air et d'autres armes à une organisation terroriste étrangère. Mais alors que le ministère américain de la Justice faisait pression pour obtenir l'extradition de Bout, les procureurs ont découvert que Bout avait négocié l'achat d'un avion sur le sol américain, ce qui violait les sanctions imposées par Washington contre lui et Taylor. Des charges supplémentaires ont été retenues contre lui : achat illégal d'avion, fraude électronique et blanchiment d'argent. Il a été reconnu coupable par un tribunal de New-York en 2012 et condamné à 25 ans de prison, 15 ans de liberté surveillée et la confiscation de 15 millions de dollars. Le tribunal a rejeté les accusations initiales, déclarant qu'elles provenaient de l'opération frauduleuse ayant conduit à son arrestation.

Ainsi s’est achevée la carrière de Viktor Anatolyevich Bout, né le 13 janvier 1967 dans l'ancienne Union soviétique, aujourd'hui Tadjikistan. Sa vie a inspiré plusieurs documentaires, séries télévisées et films, dont "Lord of War", qui a révélé la nature du commerce international illicite des armes.

Le difficile lien entre la fourniture d'armes et les crimes de guerre

Viktor Bout n'a jamais été condamné pour ses crimes présumés au Liberia - ni pour aucun crime de guerre. Les procureurs du Tribunal spécial pour la Sierra Leone ont échoué à l’inculper, selon Stephen Rapp, ancien procureur général de ce tribunal de l'Onu. Rapp explique que le tribunal a été confronté à un certain nombre d'obstacles, notamment la stratégie de fin des poursuites du tribunal, les questions d'extradition et la force des preuves contre Bout. "Les preuves étaient assez solides quant à l'assistance militaire et aux armes fournies à Charles Taylor lors des guerres au Liberia. Mais en ce qui concerne la Sierra Leone, dont nous étions saisis, nous n'avions pas de preuves solides", confie Rapp par email.

Il existe des preuves que Taylor a fourni des armes à la junte militaire sierra-léonaise du Conseil révolutionnaire des forces armées (AFRC) en 1997 ainsi qu'à la rébellion du Front révolutionnaire uni (RUF) tout au long de la guerre (1991-2002), mais les procureurs n'ont pas pu dire si ces armes avaient été utilisées pour commettre des crimes de guerre. "Nous ne pouvions pas vraiment faire le lien entre les armes livrées en 1997 et ces crimes. Le dossier conte Bout n’était donc pas solide", ajoute Rapp.

L'incapacité du Liberia à engager des poursuites

En 2009, la Commission vérité et réconciliation (CVR) du Liberia a recommandé que Bout fasse l'objet d'une enquête pour son rôle dans la crise. Les allégations portaient notamment sur des ventes d'armes illégales, l'extraction illégale de ressources naturelles, la complicité avec des acteurs de la criminalité économique, la fraude et l'évasion fiscale. Elle a également recommandé que Taylor et Kouwenhoven soient inculpés pour crimes de guerre et crimes économiques. Mais les gouvernements successifs n'ont jamais poursuivi aucun des anciens chefs de guerre vivant dans le pays, certains d'entre eux étant des hommes politiques puissants. L'ancienne présidente Ellen Johnson Sirleaf, lauréate du prix Nobel de la paix, qui a également été réprimandée pour son rôle présumé dans la guerre civile, a ignoré l'appel de la CVR. La légende du football George Weah, actuel dirigeant du Liberia, n'a pas non plus soutenu l'idée. Des appels à la création d'un tribunal libérien pour les crimes de guerre ont été lancés à plusieurs reprises depuis que Weah a été élu président en 2018, sans succès.

D'autres pays ont poursuivi un certain nombre de personnes en relation avec les guerres du Liberia des années 1990 et du début des années 2000. Alieu Kosiah a été condamné l'année dernière par le Tribunal pénal fédéral suisse pour des crimes commis pendant la première guerre civile libérienne (1989-1996). Mohammed Jabbateh, qui purge une peine de 30 ans, et Thomas Woewiyu, décédé dans l’attente de sa peine, ont été condamnés pour fraude à l'immigration et parjure aux États-Unis. Les procureurs américains ont prouvé qu’ils avaient menti sur leur rôle dans la première guerre civile libérienne. Gibril Massaquoi, un ancien commandant sierra léonais, a été jugé et acquitté par un tribunal de Finlande pour des crimes présumés lors de la deuxième guerre du Liberia (1997-2003). Kunti K., un autre ancien commandant libérien, sera jugé en France le mois prochain.

Mais personne n'a été poursuivi au Libéria.

Les conséquences de l'éventuelle libération de Viktor Bout

"La libération éventuelle de Bout est une entaille dans la quête de justice au Liberia", déclare Hassan Bility, directeur exécutif de Global Justice and Research Project (GJRP), une ONG libérienne qui a rassemblé des preuves contre de nombreux anciens chefs de guerre, y compris tous ceux qui ont été poursuivis en dehors du Liberia. "Son emprisonnement a apporté un certain soulagement et la justice au Liberia. Les États-Unis, suivant leur intérêt pour la justice, ont au moins fait quelque chose que nous apprécions", ajoute-t-il.

La Russie réclame Viktor Bout, qui n'a pas dit un mot aux Américains au sujet d'un lien présumé entre son réseau de trafiquants et le gouvernement russe. "Aucun Américain ne sera échangé si Bout n'est pas renvoyé chez lui", a prévenu le mois dernier Steve Zissou, son avocat basé aux États-Unis. L'agence de presse russe Tass a rapporté la semaine dernière qu'Alexander Darchiev, le directeur des affaires nord-américaines du ministère russe des Affaires étrangères, avait confirmé l'accord d'échange.

"J'invite instamment les pays qui ont subi les guerres armées par Bout, comme la RDC, le Liberia et la Sierra Leone, à demander son extradition aux États-Unis", déclare Patrick Alley, un militant de Global Witness. Le Liberia a un traité d'extradition avec les États-Unis depuis 1939.

Arthur Blundell, un expert en sécurité qui a travaillé avec le gouvernement américain et l'Onu sur la réforme forestière au Liberia, affirme que sa libération ajouterait du sel sur les blessures du pays. "Bout en prison signifiait au moins qu'il n'était pas en mesure de mener son trafic d'armes et d'autres opérations illégales", a écrit Blundell dans un email au journal libérien The DayLight. "Cela a sans aucun doute sauvé des milliers de vies dans des zones de conflit du monde entier."

"Je préférerais de loin qu'il ne soit pas échangé. J'aimerais qu'il purge la totalité de sa peine avant d'être libéré", déclare Rapp. "De toute évidence, si un tribunal chargé de juger les crimes de guerre et les crimes économiques était créé [au Liberia], on pourrait envisager de poursuivre Viktor Bout pour les crimes auxquels il a contribué au Liberia. Il sera très difficile d'obtenir son extradition par la Russie de Poutine, mais cela n'empêcherait pas de l'inculper et de faire pression sur lui. La Russie a renforcé ses relations avec l'Afrique au cours de la dernière décennie, et le Liberia pourrait en tirer profit", conclut Rapp.

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