« J’ai l’impression d’avoir jeté une bouteille à la mer ; elle arrivera quelque part… ou pas. » Mireille fait partie des premières victimes à envoyer un mail, le 28 janvier 2022, pour se signaler comme victime auprès de l'Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), lancée à l’initiative de la Conférence des évêques de France (CEF). Sa constitution était l’une des préconisations de la Ciase, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (ou « Commission Sauvé », du nom de son président) qui avait révélé, le 5 octobre 2021, que plus de 216 000 adolescents avaient été abusés sexuellement par un prêtre ou un membre du clergé en France depuis 1950.
L’Inirr est destinée aux victimes de prêtres et de laïcs au sein de l’Église catholique, tandis que la Commission reconnaissance et réparation (CRR) concerne les abus perpétrés dans des congrégations et des instituts. À 72 ans, et après avoir salué l’initiative de la Commission Sauvé, Mireille a sauté le pas pour demander réparation financière suite à des préjudices sexuels subis dans l’Église entre ses 17 et 21 ans. Après 50 ans de silence et une vie faite de soubresauts affectifs, elle a « ouvert la « boîte de Pandore » de son passé.
Mireille reçoit immédiatement un mail de l’Inirr lui confirmant qu’un référent lui sera attribué. Trois mois s’écoulent, durant lesquels l’Instance fait plusieurs signes pour s’excuser des lenteurs du processus. Puis Mireille décroche un entretien téléphonique - qui durera 1h30 - avec une référente. Son histoire personnelle, elle l’a déjà racontée à la Ciase : « Lors de l’entretien téléphonique, on m’a demandé de rentrer beaucoup plus dans les détails intimes ; ça a été un éclairage nouveau sur toute une partie de mon passé. À ce moment-là, j’ai réalisé les causes des déchirures de ma vie. » Après cet échange, que Mireille trouve peu empathique, elle se retrouve encore dans l’attente : « J’ai demandé rapidement à cette personne de me faire relire ces notes ; même le meilleur thérapeute peut, en un temps si court, faire des contresens, et j’avais besoin d’être rassurée. Mais comme je n’ai pas eu de réponse, l’angoisse est montée : comment ce que j’ai raconté sera-t-il traduit dans mon dossier, qu’est-ce qu’on fait avec mon histoire ? »
Finalement, fin août, la situation se débloque. L’Inirr lui envoie son dossier à relire. Le collège composé de douze experts va statuer sur la demande, lui assure-t-on. Depuis, elle attend de savoir quand son dossier sera soumis aux experts.
« Goulot d’étranglement »
Les témoignages comme ceux de Mireille sont légion parmi les victimes qui ont pris contact avec l’Inirr. À la présidence de l’Instance, Marie Derain de Vaucresson, juriste spécialiste des droits de l’enfant, encaisse les critiques. Dans un courrier adressé aux victimes par mail, le 1er septembre, elle s’explique : « Nous comprenons tout à fait votre impatience à être contactés par un référent. Vous aurez compris que la constitution complète de toute l’équipe de l’Inirr est un peu plus lente que prévu, ce qui explique que votre référent ne soit pas encore désigné à ce jour. » Au 6 septembre, sur les 784 victimes de pédophilie qui se sont adressées à l’instance, 48 sont arrivées en fin de procédure. Au 10 juillet, le Fonds Selam, Fonds de solidarité et de lutte contre les agressions sexuelles sur mineurs qui attribue les réparations financières décidées par l’Inirr, avait quant à lui indemnisé six victimes.
Face à une critique récurrente sur le manque de professionnalisme, la présidente bénévole de l’Inirr admet s’être retrouvée débordée : « Après la première conférence de presse le 24 février, nous sommes passés de moins de 100 situations à traiter à 500, en quelques jours. Et à plus de 300 le lendemain de la conférence du 1er juin. C’est un véritable goulot d’étranglement. La raison de notre retard tient au fait que nous avons du mal à recruter des référents de situation ; dans cette procédure alternative de justice, nous sommes un « objet non identifié » et nous n'avons pas les personnes immédiatement compétentes en termes d’écoute et de connaissances minimum en psychotrauma ». Explique-t-elle dans un entretien à Justice Info.
Marie Derain de Vaucresson assure vouloir doubler ses effectifs d’ici la fin de l’année, en embauchant notamment une secrétaire générale et un coordinateur ainsi que des référents de situation, s’appuyant sur un budget d’un peu plus de 500 000 euros financé par l’Union des associations diocésaines de France.
« Un retard inexcusable »
Pour Olivier Savignac, du Collectif de victimes Parler et Revivre, « ce retard est inexcusable. Ce que nous attendions, nous les victimes, c’est un réel processus d'accompagnement. En repoussant sans cesse les délais, l'Instance a créé des attentes, des espoirs et surtout des injustices supplémentaires. Et ça, pour moi, ce n’est juste pas tenable ». « Notre association est devenue le service après-vente de l’Inirr », poursuit, en colère, ce porte-parole du Collectif qui se retrouve quotidiennement à devoir rassurer des victimes en attente de réparations. Pressées par les associations, Marie Derain de Vaucresson s’est donc récemment engagée à ce qu’un premier contact téléphonique soit établi rapidement avec chaque personne qui s’adresse à l’Inirr.
Pour Olivier Savignac, la raison tient à une impréparation en amont : « Il n’a pas été pris un temps suffisant pour former des gens, des référents ou des commissaires qui soient à la hauteur des enjeux. Les victimes auraient pu attendre encore un peu, pourvu que les choses fussent bien mises en place. » À cela, la présidente de l’Inirr répond être prise dans des questions d’ordre temporel : « Effectivement nous aurions pu prendre huit mois, un an, à ne faire que structurer l'Instance, mais imaginez ce que les personnes victimes auraient ressenti si, à quelques semaines de l’anniversaire de la remise du rapport de la Ciase, l’Instance n’avait pas encore accueilli et accompagné des personnes victimes ? »
Opacité dans le calcul des indemnisations
Même son de cloche du côté des victimes des congrégations religieuses engagées dans une demande de réparation devant la CRR. Au 19 septembre, sur 400 dossiers déposés, seule une trentaine ont été finalisés. Si Vivien (pseudonyme) s’estime plutôt chanceux de la manière dont s’est passé le traitement de son dossier – qui passe par un questionnaire très détaillé et non un entretien – certains points l’interrogent. Le principal concerne les modalités d'établissement des barèmes d’indemnisation. « Quelques jours avant le 7 septembre et le passage de mon dossier en commission, Pierre Hazan (un des douze commissaires) m’appelle et me dit : pour votre dossier, on va demander une indemnisation de 40 000 euros, est-ce que cela vous va ? »
Considérant qu’il n'est pas à même d’évaluer son préjudice, Vivien accepte. Il évoque une autre personne victime en voie de percevoir la somme de 28 500 euros. « Pourquoi une somme aussi précise et pas 27 000 ou 29 000 euros ? Quel a été le mode de calcul utilisé ? Nous avons besoin d’une certaine clarté sur la façon dont les choses sont instruites, pour les deux commissions », dit-il.
Une critique réitérée par François Devaux, fondateur de l’Association de victimes La parole libérée, qui rappelle que les victimes ont eu connaissance des barèmes financiers par voie de presse. Ce à quoi le président de la CRR, Antoine Garapon, répond : « Je comprends ce que disent les victimes, toutefois beaucoup ont été informées de nos procédés car nous travaillons en lien direct avec des associations de victimes. De notre côté, nous sommes transparents, nous demandons aux victimes d’évaluer leur préjudice selon des critères bien précis dans le questionnaire. » Si au sein de la Commission on ne parle pas de barèmes mais de « réparation personnalisée et rationnalisée », la somme plafond de 60 000 euros est commune avec l’Inirr, ainsi que la moyenne versée aux quelques victimes ayant déjà été indemnisées : « 32 200 euros. Pour un viol, c’est supérieur à ce qu’attribuent les juridictions françaises actuellement », précise Garapon, dont la tâche incombe, comme il est précisé dans le questionnaire envoyé aux victimes, « d’avoir à réparer un préjudice irréparable ».
Vers une justice restaurative
« Ce que nous mettons en place est inédit, il s’agit d’individualiser les réponses et de proposer un parcours de réparations original », explique Marie Derain de Vaucresson, évoquant le terme de « justice restaurative ». « Les demandes de réparation financière ne sont pas les seules demandes. Pour 48 décisions rendues, 30 concernent une dimension financière », poursuit-elle.
Antoine Garapon, très au fait des questions de justice transitionnelle, tire les premières conclusions de cette année passée à la tête de la CRR : « Je crois que la CRR est là pour rendre justice. Cela ne passe pas nécessairement par de l’argent mais toujours par de la parole et des explications. Il y a un parcours des victimes qui commence par l'amnésie, puis la sidération, puis la colère, pour terminer sur un douloureux souvenir, mais qui nous permet d'avancer. » Le magistrat se fait en effet un point d’honneur à ce que chaque victime ait un contact avec la congrégation en question et, quand cela peut avoir lieu, une rencontre. « Il y a des personnes qui disent qu’elles ne veulent plus en entendre parler mais, en général, quand elles acceptent de rencontrer la congrégation, ça va déjà mieux », poursuit le président de la CRR.
En plus d’une réparation financière, Vivien a par exemple pu avoir un échange, hors de Paris et en présence d’un commissaire, avec la congrégation jésuite dans laquelle se trouvait l’auteur des abus sexuels qu’il a subis. « J’ai aussi demandé que près de l’école où j’étais - détruite aujourd’hui - soit affichée une plaque mentionnant ces abus de jeunes garçons et que, dans mon autre école, l’ancien bureau du directeur soit transformé en pièce ‘mémoriale’ », détaille Vivien.
Car l’enjeu pour ces commissions est bien de prendre en compte la dimension collective de la justice restaurative : « La réparation des victimes de l’Église ne doit pas rester entre deux personnes, la victime et l’auteur. Toute la société est concernée, et c’est aussi un point de maturité de l’Église à accompagner très fortement », affirme la présidente de l’Inirr.
Mais avant de guider toute une société, il faut déjà accompagner les principales concernées : les victimes. Un an après la publication choc du Rapport Sauvé, des collectifs de victimes se rassembleront à Paris, le 8 octobre, en présence de Jean-Marc Sauvé. L’objectif est rappelé par Olivier Savignac, à l’origine de l’évènement : « Faire enfin connaître sur la place publique la possibilité pour des milliers de personnes de porter leur témoignage et leur demande de réparation ». Dans de plus favorables conditions.
DEUX INSTANCES INDÉPENDANTES L’UNE DE L’AUTRE
L'Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), voulue par la Conférence des Évêques de France, accompagne les victimes de violences sexuelles par un membre du clergé (prêtre, diacre…), par un laïc en mission (personnel ou bénévole dans un service, une école, un mouvement de l’Église catholique).
Un référent est attribué pour chaque victime qui se déclare avec qui elle obtient entre un et trois entretiens personnalisés. Un collège de 12 experts (composé de spécialistes du soin, du droit, du médico-social et d'un prêtre victime spécialisé dans l'accompagnement des victimes d'abus) statue ensuite sur la demande de réparation financière, attribuée par le Fonds Selam.
Trois échelles de gradation de gravité ont été établies ; la première évalue la gravité des faits de violence sexuelle, la deuxième la gravité des « manquements » de l’Église et la troisième « la gravité des conséquences sur la santé » (physique, mentale et sociale) sur un niveau de 1 à 10.
- 784 dossiers en cours
- 48 parvenus en bout de procédure
La Commission reconnaissance et réparation (Crr), voulue par la Conférence des religieux et religieuses de France, concerne les abus perpétrés dans des congrégations et des instituts religieux. C’est une association loi 1901 qui comprend aujourd’hui trois salariés, un stagiaire et un président bénévole.
Un questionnaire est envoyé à chaque victime qui doit répondre à des questions précises qui concernent la vie personnelle, la vie affective, les relations familiales, la vie sociale et professionnelle, la vie spirituelle, et évaluer le préjudice sur une échelle de 1 à 7.
- 400 dossiers en cours
- 30 finalisés environ (les victimes concernées par une réparation financière – majoritairement demandeuses – ont reçu, rapidement, des indemnités de la part de la congrégation mise en cause dans les abus sexuels perpétrés).