Ukraine : de la "salle de classe" à la prison - en un clic

Comment une femme de Tcherkassy, au centre de l’Ukraine, a été condamnée à 10 ans de prison pour trahison. Ses messages de soutien à l'invasion russe sur un réseau social interdit ont attiré l'attention des services de sécurité du pays. Après une perquisition chez elle, son cas s'est aggravé. Et le 18 octobre, elle a été reconnue coupable de trahison par un tribunal ukrainien.

Tetyana Drobot pleure dans le box des accusés lors de son procès en Ukraine
Tetyana Drobot a exprimé ses remords, demandé pardon et pleuré devant la cour, avant d'être condamnée à dix ans de prison pour trahison. © Artur Chemyrys
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Début mars, Tetyana Drobot, une habitante de Tcherkassy, poste une série de messages sur Odnoklassniki, un réseau social interdit en Ukraine, qui vont changer sa vie pour longtemps. Le 12 mars, moins de trois semaines après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, elle partage une photo se moquant d’un défilé des forces armées ukrainiennes dans le centre de Kyiv. Un peu plus tôt, elle avait partagé des sentiments joyeux au sujet de l'occupation du sud de l'Ukraine par les envahisseurs russes. Et il y eut beaucoup d'autres messages du même type.

L'activité de cette femme sur le réseau social attire l'attention des enquêteurs des services de sécurité ukrainiens (SBU) dans la région de Tcherkassy. Un dossier pénal est ouvert. Et Drobot fait l'objet d'une perquisition. Dans un premier temps, elle est accusée d’avoir violé l'intégrité territoriale de l'Ukraine, sur la base de ses messages. Mais après la perquisition, la gravité du crime change. Dans la correspondance privée de Drobot avec des amis et un parent russe, on trouve des photos de fortifications dans le centre de Tcherkassy. Elle les a légendées et les a envoyées par Viber à ses abonnés russes, en disant : "On les bombarderait bien pour qu'elles ne soient plus là".

Après cela, Drobot est soupçonnée non seulement d'"atteinte à l'intégrité territoriale", mais aussi de "trahison". Elle est immédiatement arrêtée et placée, mi-mars, dans un centre de détention provisoire, avec une caution alternative de plus d'un million de hryvnias (environ 27 000 dollars). Drobot et sa famille ne disposant pas d'une telle somme, elle reste en détention.

En mars et avril, les enquêteurs du SBU et les procureurs du parquet régional de Tcherkassy terminent l'enquête et transfèrent le dossier Drobot au tribunal du district de Dnipro, à Tcherkassy. Là, compte tenu de la gravité du crime, un panel de trois juges est constitué, présidé par le juge Valentin Konstantin. La première audience a lieu en mai. Il faut six séances au total pour atteindre le verdict, le 18 octobre.

"Je ne suis pas une menace"

Drobot plaide immédiatement coupable et exprime des remords. Lors des audiences, elle déclare qu'elle a commis le crime en "cédant à ses émotions" et demande à être libérée, et de transformer la détention préventive en toute autre mesure que la prison. "Je n'ai aucune connexion avec le monde extérieur", déclare-t-elle. "On m'a pris mon ordinateur, ma tablette et mon téléphone. Je n'ai plus rien. Il n'y a aucun moyen par lequel je pourrais, selon le procureur, poursuivre mes activités illégales. Je vous supplie de me libérer en m'assignant à résidence. Je viendrai certainement aux audiences du tribunal", dit-elle.

Mais si elle invoque "l'inconscience" et la "nature émotionnelle du crime", sa page personnelle dans Odnoklassniki regorge de slogans anti-ukrainiens et de propagande russe. L'un des derniers messages de l'accusée vantait la grandeur de la Russie et sa supériorité culturelle sur les pays occidentaux. Un crime plus grave encore est la diffusion de photographies de fortifications et d'appels à les attaquer. Ces actes relèvent de la définition de la trahison et sont passibles, en vertu de la loi martiale, d'une peine d'emprisonnement de 15 ans, voire de la perpétuité.

Avec son plaidoyer de culpabilité, les parties renoncent à un examen complet des preuves et passent au procès.

Dans un réquisitoire prononcé le 17 octobre, le procureur demande 8 ans d'emprisonnement, une peine moins sévère que celle prescrite par la loi, en raison de plusieurs circonstances atténuantes. Le procureur prend en compte les remords sincères et effectifs de l'accusé, ainsi que la bonne moralité de cette femme, son âge de retraitée et sa santé. Le tribunal lit également une description de la femme donnée par le représentant de sa copropriété, rapportant que Mme Drobot prenait soin des parterres de fleurs, plantait des fleurs devant la maison, et participait également à la résolution des problèmes de chauffage.

"En plus des circonstances atténuantes dont nous avons déjà parlé - remords sincères et coopération avec l'enquête -, je vous demande de tenir compte du fait que ma cliente n'a pas d'antécédents judiciaires, qu'elle est décrite uniquement en termes positifs, et je vous demande également de tenir compte de son âge et de sa famille. Je considère qu'il est possible de lui imposer une punition, malgré le fait qu'elle se soit sincèrement repentie et ait compris tout ce qu'elle avait fait. À mon avis, une peine suffisante ne serait pas supérieure à 5 ans d'emprisonnement", plaide son avocat.

Le tribunal alourdit le réquisitoire

Drobot pleure et, dans sa dernière allocution devant le tribunal, elle assure de ses remords : "Je regrette ce que j'ai fait. Je m'excuse une fois de plus auprès de l'ensemble du peuple ukrainien d'avoir enfreint la loi et d'avoir, par mes actions, provoqué la colère des gens contre moi. Je m'excuse auprès de ma famille. La seule chose à laquelle j'aspire aujourd'hui est d'être avec ma famille, de m'occuper de mon petit-fils", déclare-t-elle, en larmes. "La vie me dépasse, je ne sais pas comment remonter le temps, pardonnez-moi. Je ne suis pas une menace pour mon pays. Combien d'années ai-je travaillé à l'école, au jardin d'enfants, combien d'années ai-je appris aux enfants à aimer leur patrie, à l'apprécier.... Et puis [j'ai] sauté dans la vieillesse avec ce désastre, simplement sur des émotions, simplement parce que c'était lié à mon enfance et à certains souvenirs. Sans m'en rendre compte, j'ai envoyé ces photos à ma sœur pour lui montrer ce qui était arrivé à [un mot qui semble faire référence à une fortification], parce que ma sœur et son futur mari s'y sont rencontrés. Nous avions l'habitude d'y aller pour des ateliers. Je m'excuse auprès de tout le monde pour mes actions."

Le matin du 18 octobre, l'annonce du verdict doit être reportée de quelques heures. L'alerte aérienne dans la ville dure anormalement longtemps. De 6 heures à 10 heures, l'armée de l'air ukrainienne et les forces de défense aérienne repoussent l'attaque d'un autre lot de drones kamikazes iraniens s'attaquant aux infrastructures critiques de l'Ukraine.

A 10h10, l'huissier permet d'introduire l'accusée dans la salle d'audience. Elle s'assoit humblement dans une cabine isolée, attendant le verdict, concentrant son regard tantôt sur le procureur, tantôt sur le journaliste. L'avocat de la défense ne s'est pas présenté à cette audience finale. Vingt minutes plus tard, les juges entrent dans la salle d'audience. Le juge Konstantin commence à lire le verdict. Drobot est condamnée à 5 ans de prison pour atteinte à l'intégrité territoriale de l'État et à 10 ans pour trahison. Les deux peines sont commuées en une seule peine de 10 ans de prison. Comme l'accusée a plaidé coupable, il est possible de faire appel seulement de la sévérité de la peine.


Ce reportage fait partie d’une série sur les crimes de guerre, réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter »

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