Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »
OPINION

Redéfinir la justice climatique

La COP27 se tient du 6 au 18 novembre à Charm el-Cheikh, en Égypte. Mais la logique de la « justice climatique » qui a prévalu jusqu’ici – une obligation de solidarité des États du Nord envers ceux du Sud – n’est plus guère efficiente. La responsabilité des entreprises productrices d’énergies fossiles est désormais mise en avant. Et les plus pollueuses ne sont plus occidentales, explique le journaliste spécialisé Benjamin Bibas.

Justice climatique - Un dromadaire dans un désert en Arabie saoudite. En arrière plan, une installation pétrolière du géant du pétrole Saudi Aramco.
La flamme d’une installation pétrolière de l’entreprise Saudi Aramco, dans la région de Khouris, à 160 km à l’est de la capitale Riyad : ce sont les entreprises productrices d’énergies fossiles d’Arabie saoudite, de Chine et de Russie qui sont aujourd’hui les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre et principaux responsables du changement climatique. © Marwan Naamani / AFP
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La COP27 sur le climat s’ouvre en Égypte le 6 novembre. Depuis la première Conférence des États parties (« COP ») sur la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques en 1994, les gouvernements négocient autour de deux idées phares. Premièrement, les États les plus riches – initialement les États membres de l’OCDE –, historiquement les plus pollueurs, doivent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) plus et plus vite que les autres. Deuxièmement, les États OCDE doivent payer pour que les États les plus pauvres, premières victimes des effets du changement climatique bien qu’ils ne soient responsables que d’une infime partie des émissions de GES, puissent s’y adapter – c’est-à-dire protéger leur population et construire un appareil productif non polluant.

Ces deux idées sont constitutives de ce que le mouvement international des ONG pour le climat a nommé « justice climatique », en somme une obligation de solidarité des États du Nord envers ceux du Sud en matière de climat. Après deux décennies d’âpres discussions intergouvernementales, ces idées se sont traduites en 2015 par l’Accord de Paris (COP21) qui reconnaît que les États ont des « responsabilités communes mais différenciées » dans des objectifs globaux de réduction de GES, tendus vers une augmentation maximale de température moyenne de 1,5°C par rapport au début de l’ère industrielle ; et, dès 2009-2010 (COP15 à Copenhague et COP16 à Cancún), par la création du Fonds Vert pour le climat qui organise des transferts de fonds de pays riches vers les pays les plus vulnérables au changement climatique.

Le quatuor des plus gros pollueurs

Hélas, il n’a pas fallu deux ans pour que cette logique soit largement remise en cause. En juillet 2017, l’organisation scientifique étasunienne Climate Accountability Institute et l’ONG britannique Carbon Disclosure Project publient un rapport mettant en cause les responsabilités des entreprises productrices d’énergies fossiles – plutôt que celle des États – dans le changement climatique, aussi bien en termes d’émissions directes de GES que d’émissions indirectes ou induites. Parmi les conclusions les plus marquantes de ce rapport « Carbon Majors » : plus de la moitié des émissions historiques de GES ont été réalisées entre 1988 et 2015 ; 100 entreprises productrices d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) sont responsables de 71 % des émissions mondiales depuis 1988, les 25 plus pollueuses étant responsables de 51 % des émissions ; parmi les 10 entreprises les plus pollueuses depuis 1988, seules 3 sont issues d’un pays membre de l’OCDE, les 4 premières places étant occupées par le pétrolier saoudien Saudi Aramco, le charbonnier chinois Shenhua (devenu China Energy en août 2017), le gazier russe Gazprom et le pétrolier iranien National Iranian Oil Company.

A la lecture de ce rapport, deux constats s’imposent : la responsabilité des entreprises dans le changement climatique semble primer celle des États – un constat à nuancer fortement par le fait que 59 % entreprises du classement Carbon Majors sont détenues majoritairement par des États ; et les États non OCDE (principalement Chine, Arabie Saoudite, Russie, mais aussi Iran, Inde, Venezuela, États arabes du Golfe, Algérie…) concurrencent largement les États OCDE dans la responsabilité historique face au changement climatique.

« Criminels climatiques »

Dans son ouvrage Criminels climatiques paru en janvier 2022, le journaliste français Mickaël Correia détaille les stratégies délibérées avec lesquelles les trois premières entreprises de ce classement tissent leur toile internationale, à coups de pratiques corruptrices et de partenariats avec des firmes bancaires ou énergétiques occidentales, pour continuer d’accroître leur production éminemment pollueuse en dépit des objectifs limitants de l’Accord de Paris. Il rappelle l’enjeu humanitaire majeur du respect de cet accord, à l’heure où plusieurs études scientifiques récentes – Lancet 2021, Nature Climate Change 2021… – comptent en centaines de milliers les morts à déplorer chaque année en raison de l’augmentation globale des températures et où, selon l’International Displacement Monitoring Center, les migrations forcées de populations pour cause climatique ou environnementale se chiffrent à plus de 25 millions de personnes par an. Et de citer l’historien des sciences Christophe Bonneuil, directeur de recherches au CNRS : « Toute démarche qui retarderait le gel d’une partie des réserves fossiles et toute émission de GES nous amenant à dépasser le seuil des +2°C doivent désormais être prises pour ce qu’elles sont : des actes qui attentent à la sûreté de notre planète, lourds de victimes et de souffrances humaines (…), [qui] méritent la qualification de ‘’crimes’’. »

Justice climatique : Quelques succès, mais en Occident

Le mouvement international pour le climat s’est rapidement saisi du nouveau constat posé par le rapport Carbon Majors. Après avoir attaqué en justice des États pour les obliger à réduire leurs émissions de GES – avec des victoires éclatantes aux Pays-Bas (décision de la Cour Suprême néerlandaise en 2019) ou en France (jugement du tribunal administratif de Paris en 2021) –, des ONG ont déposé des recours contre plusieurs grandes entreprises fossiles. Et ce, en calquant sur ces multinationales l’argumentaire juridique qui avait fonctionné contre les États : dénonciation à la fois du non-respect par ces entreprises des normes internationales communément acceptées de réduction des émissions de GES, et des graves conséquences humanitaires de leur pollution.

Un recours a déjà été couronné de succès : celui opposant l’ONG néerlandaise Milieudefensie à la major pétrolière anglo-néerlandaise Shell, condamnée en mai 2021 à réduire ses émissions de GES de 45 % en 2030 par rapport à leur niveau de 2019 (Shell a fait appel de ce jugement en mars 2022). Une autre procédure, engagée par l’ONG française Notre affaire à tous et plusieurs collectivités locales contre le pétrolier français Total, est d’autant plus remarquable que les Villes de Paris et de New York se sont récemment jointes aux plaignants. Mais ces procédures restent pour l’heure cantonnées aux pays occidentaux, où les firmes fossiles sont détenues par des actionnaires privés, où l’Etat de droit fonctionne mieux, où l’immense pollution environnementale ne s’accompagne pas systématiquement de violations graves des droits humains.

Viser les entreprises

A l’heure où la COP27 s’ouvre dans la ville de Charm el-Cheikh, que reste-t-il alors du concept de « justice climatique » qui avait jusqu’ici servi d’aiguillon aux négociations internationales sur le climat ? L’idée s’est clarifiée, en pointant plus nettement les responsables directs des émissions : « A l’échelle mondiale, 90 entreprises sont, à elles seules, à l’origine des ⅔ des émissions gaz à effet de serre. Les changements climatiques entraînés par ces émissions affectent tragiquement certaines populations dans le monde. Il est donc indispensable que ces entreprises changent de modèle économique et soient traduites en justice », affirme l’ONG Greenpeace France sur la page de son site Internet dédiée à la justice climatique.

Or l’instrument des négociations intergouvernementales sur le climat, structuré autour d’un axe Nord-Sud, ne semble plus guère en mesure de répondre à cet enjeu. C’est l’une des raisons pour lesquelles les négociations climat patinent depuis l’Accord de Paris : dans son bilan annuel de l’action climatique, publié le 27 octobre, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) souligne que les politiques actuelles des États mènent tout droit à un réchauffement catastrophique de 2,5°C d’ici la fin du siècle. Le secrétaire général de l’Onu Antonio Guterres y a réagi en soulignant que si les pays développés doivent « montrer la voie » en matière de réduction d’émissions de GES, « les économies émergentes doivent également en faire davantage ». Sauf que dans ces dernières, il est peu probable qu’il existe des tribunaux pour les y contraindre.

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