« Pour une poignée de hryvnias… » - l'histoire du premier agent du SBU condamné pour trahison en Ukraine

Sergei Govorukha est le premier agent du SBU condamné pour trahison d'État en Ukraine depuis la tentative d’invasion généralisée de la Russie, il y a un an. L'agence de contre-espionnage militaire avait été ouvertement pointée du doigt en juillet dernier, lorsque son chef Ivan Bakanov (et la procureure générale Iryna Venediktova) ont été limogés pour ne pas avoir obtenu « des résultats plus tangibles » dans le « nettoyage des collaborateurs et traîtres ». Avant cela, le président Volodymyr Zelensky avait déjà démis le chef régional du SBU à Kherson – où, précisément, était basé Govorukha lorsqu'il a commencé à trahir.

Trahison en Ukraine - Sergei Govorukha (agent du SBU)
Sergei Govorukha, un officier du SBU, le service de contre-espionnage militaire ukrainien, est condamné, notamment, pour avoir signalé aux Russes la présence de 25 avions militaires sur une base de la région de Kirovohrad, le 24 février 2022. "Les oiseaux dorment sur place", a-t-il écrit à ses correspondants des services spéciaux russes. © Justice Info
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Pour seulement 17 000 hryvnias [435 euros], selon ce que l'enquête a révélé... Sergei Govorukha, un officier du contre-espionnage âgé de 32 ans, a trahi son pays, l'Ukraine, alors que celui-ci était menacé d'une invasion à grande échelle. Le 15 février, un tribunal de Lviv (ouest) l'a déclaré coupable de trahison d'État et l'a condamné à 14 ans et 6 mois de prison. Une première, qui devrait être suivie d'autres, le nettoyage du SBU, l'agence de renseignement militaire ukrainienne, étant décrit comme une priorité pour l’Etat.

L’homme a été arrêté le 28 février 2022 à Kropyvnytskyi - la capitale de la région de Kirovohrad, dans le centre de l'Ukraine - près d'un an avant sa condamnation, pendant les premiers jours de l'invasion militaire à grande échelle déclenchée par la Fédération de Russie. Selon l'enquête, le jour du déclenchement de l'invasion, il a révélé l'emplacement d'avions militaires ukrainiens SU-25. L'officier du SBU aurait transmis des informations internes et classifiées liées à la défense aux services spéciaux russes depuis décembre 2021.

« Supposons que je connaisse tout le personnel du renseignement de Kherson... »

Govorukha est né dans la région de Kirovohrad. Depuis début 2019, il travaille en tant qu'agent du département de contre-espionnage militaire du SBU, stationné à Kherson. Fin septembre 2021, il est transféré à Kropyvnytskyi, où il monte en grade. Selon l'accusation, dès le 28 décembre 2021, Govorukha a commencé à utiliser sa boîte aux lettres personnelle "mamangogo...@rambler.ru" pour écrire à "viktor...@yandex.ru". Une adresse appartenant à un représentant des services spéciaux russes portant le surnom de "Viktor Suvorov", en proposant des informations secrètes acquises dans le cadre de son service.

- « Je sais que vous êtes intéressés par le département du contre-espionnage du SBU à Kherson. Il y a beaucoup d'informations intéressantes si vous êtes bien sûr intéressé », commence Govorukha.

- « Très intéressés, mais il n'y aura pas de conversation tant que vous n'aurez pas expliqué comment vous avez obtenu mes contacts », répond le correspondant russe.

- « Cela dépend de ce qui vous intéresse et du bénéfice que je peux en tirer.... Supposons que je connaisse tout le personnel secret de Kherson, le département d'État du contre-espionnage militaire, leurs grades, leurs noms complets, leurs numéros de téléphone, qui supervise quoi. Que pouvez-vous m'offrir pour cette information ? » demande Govorukha.


- « Pour ma part, je confirme être prêt à payer pour vos services, dont le montant dépendra de l'importance, de l'exactitude et de la pertinence du matériel fourni. »

 - « Je peux fournir la liste à jour pour Kherson, les noms complets, les grades, leur nombre, leur numéro de téléphone actuel, les installations potentiellement menaçantes, et aussi un entrepôt à Kherson où sont stockées des munitions. »

Selon l'enquête, le 4 janvier 2022, Govorukha informe les Russes de la formation d'une unité de défense du territoire de 43 personnes à Kropyvnytskyi. Deux jours plus tard, il envoie la liste des personnes, des informations d’ordre général et les profils des officiers du SBU à Kherson.

« Le cadeau sera livré dans les deux heures »

Le 12 janvier, Govorukha communique un numéro de compte bancaire pour être payé pour le travail qu'il a effectué, et demande à ce que la collaboration se poursuive.

- « Le cadeau sera livré dans les deux heures, le travail continue. Attendez-vous à d'autres instructions », lui répond le représentant des services spéciaux russes.

Le 13 janvier, alors qu'il se trouve à Kyiv, Govorukha informe son correspondant qu'il se rend à Kropyvnytskyi. Le lendemain, il écrit qu'il y a quatre installations potentiellement sensibles dans la ville (entrepôts de munitions, missiles et drones tactiques Bayraktars). Le 24 janvier, Govorukha envoie des données sur le nombre d'employés du SBU à Kropyvnytskyi, avec les antécédents personnels et les profils des agents. Le même jour, il envoie les noms des divisions militaires situées à Kropyvnytskyi. Le 25 janvier, il écrit que les divisions militaires sont placées en état d'alerte et que les listes des familles à évacuer en cas d'invasion russe sont en cours d'élaboration. Le 26 janvier, avant le déclenchement de l’invasion, il envoie des informations sur les bases militaires de la région de Kirovohrad et leurs superviseurs.

« Les oiseaux dorment sur place »

Dans les premiers jours de l'invasion généralisée de l'Ukraine par la Russie, Govorukha, toujours selon les conclusions de l’enquête, continue à travailler pour les services spéciaux russes. Le 24 février, alors qu'il se trouve sur un aérodrome militaire de la région de Kirovohrad, il envoie aux Russes des informations indiquant que 25 avions militaires s'y trouvent et qu'ils y passeront la nuit - "les oiseaux dorment sur place", écrit-il. La dernière information que Govorukha communique aux Russes est que des missiles destinés aux avions militaires sont livrés à la base où il se trouve, et que tous les avions s'y trouvent. Le 1er mars 2022, les Russes bombardent l'aérodrome indiqué dans la région de Kirovohrad, précise le dossier d’accusation.

Entre fin décembre 2021 et le 24 février 2022, l'accusé aurait reçu 17 000 hryvnias, soit l’équivalent de 435 euros, en récompense de son travail - un montant vraisemblablement inférieur à un mois de son salaire, sachant que les revenus des agents du SBU ne sont pas rendues publiques pour des raisons de sécurité. Pour ce faire, il a utilisé le compte bancaire de son petit neveu. L'argent y a été versé en quatre fois - de 3 à 5 mille hryvnias.

La sœur de Govorukha, qui gérait le compte, a été interrogée à l'audience. Elle affirme que son frère n'avait pas accès au compte et ne connaissait le numéro que parce qu'il envoyait occasionnellement des cadeaux à son neveu.

Trahison en Ukraine - Procès de Sergei Govorukha, un agent du SBU
Plaidoirie de l'accusation, devant le tribunal de Lviv (ouest de l'Ukraine) qui a condamné, le 15 février dernier, l'agent du SBU Sergei Govorukha (de dos sur la photo) pour trahison d’État. © Kateryna Trokhymchuk

« J’ai engagé la conversation pour démasquer les traîtres »

Peu après son arrestation, Govorukha envoie le 24 mars 2022 une lettre au tribunal, dans laquelle il donne sa version de la façon dont il a reçu l’adresse électronique le mettant en rapport avec les services spéciaux russes.

« J'ai été approché par un soldat qui m'a dit qu'il recevait des messages d'un numéro de téléphone russe, sur WhatsApp, qui lui proposait de coopérer. Je l'ai signalé à mes supérieurs. Mais vers le 28 septembre 2021, intrigué, j'ai écrit quelques messages d'un autre numéro, et pour attirer leur attention, j'ai dit que j'étais un officier militaire. Ils m'ont alors indiqué une adresse électronique, "viktor...@yandex.ru". J'ai engagé une conversation avec eux pour démasquer les traîtres - un réseau d'infiltration. Je leur ai donné quelques noms et numéros de téléphone, tous inventés, et j'ai dit qu'ils appartenaient à des fonctionnaires de haut rang. Ils m'ont répondu que c'était génial et que je devais leur envoyer un numéro [de compte bancaire] pour qu'ils puissent me récompenser. J'ai immédiatement compris qu'il ne s'agissait pas des services spéciaux russes, car les transactions russes en Ukraine, les transactions financières, sont interdites. Mais je voulais quand même savoir qui faisait ça. J'ai demandé à ma sœur de me donner le numéro d'un compte inutilisé, et elle me l'a envoyé, alors je le leur ai donné et j'ai demandé un rendez-vous. »

Govorukha aurait ensuite porté l'incident à l'attention de ses supérieurs de Kherson, mais on lui aurait conseillé d'oublier cette affaire. Il affirme donc s'être simplement déconnecté de sa messagerie sur rambler.ru et n'y avoir plus jamais accédé. Le supérieur immédiat de Govorukha a déclaré, lors de sa convocation au tribunal, qu'il ne lui avait pas donné l'ordre de mener des opérations spéciales ou de documenter des réseaux d'infiltration.

Une affaire fabriquée par les officiers du SBU de Kherson (défense)

Devant le tribunal, Govorukha plaide non coupable et affirme qu'au moment où il informait prétendument les services spéciaux russes, il se trouvait en fait à Kyiv, où il étudiait à l'Académie nationale du service de sécurité de l'Ukraine. Selon lui, entre le 10 janvier et le 10 février 2022, il a suivi des cours de formation avancée en contre-espionnage. « Nous avons seulement regardé des films... précisément sur l'article 111 [la haute trahison], et nous avons suivi des cours magistraux ».

Govorukha affirme aussi dans un premier temps qu'il est en congé maladie du 24 février au 28 février 2022. Mais lorsqu'il est interrogé par le procureur à l’audience, il déclare que le matin du 24, son superviseur l'appelle et lui a dit de se procurer un fusil d'assaut. Qu’il s'est donc rendu au siège du SBU à Kropyvnytskyi, a reçu l'arme, puis le superviseur lui a dit de se rendre à la base militaire, ce qu'il a fait.

Quatre jours plus tard, Govorukha est arrêté, à Kropyvnytskyi, durant une réunion de travail.

- « Des inconnus sont arrivés, je me suis levé pour les saluer, et ils m'ont frappé au visage et m'ont fait tomber. Ils ont commencé à me frapper à la tête, m'ont menotté et m'ont attaché les mains derrière le dos. Ils ont dit à tout le monde de partir. Seuls mon superviseur, le chef de la sécurité interne de Kropyvnytskyi et un membre du personnel sont restés », déclare Govorukha au tribunal.

Lors de l'arrestation, selon le procureur, un compte e-mail ouvert sur le service russe rambler.ru, interdit en Ukraine, a été trouvé sur son téléphone. Mais l’agent assure qu'il n'a rien à voir avec ce compte, qu'il ne lui appartenait pas, et que tout cela n’est que diffamation. Il n'utilisait ce téléphone que pour son activité professionnelle et il ne peut pas exclure, dit-il, que d’autres agents du SBU aient installés un accès à ce compte de messagerie sur son téléphone. Un dernier message est arrivé sur le téléphone déjà confisqué, le 28 février 2022 : « J'ai besoin de la géolocalisation exacte des produits turcs [les drones Bayraktars], et de leur quantité ». Cependant, lors de l'audience, cette correspondance mentionnée dans le dossier d'accusation n'a pas pu être trouvée sur le téléphone.

L'avocat de la défense, Yuriy Panchuk, affirme que l'affaire repose exclusivement sur des hypothèses et qu'il n'a été prouvé ni que c’était ce téléphone-là qui a été utilisé pour accéder à l'adresse e-mail "mamangogo...@rambler.ru", ni que c'est Govorukha qui l'a utilisé. L’avocat ukrainien souligne que le rapport d'infraction concernant Govorukha a été signé par l'ancien chef du SBU de la région de Kherson, Serhiy Kryvoruchko, qui est lui-même également soupçonné de trahison et a été déchu de son grade de général par un décret présidentiel. Devant le tribunal, Govorukha s'est dit convaincu que l'affaire a été montée de toutes pièces par les officiers du SBU de la région de Kherson.

- « J'ai commencé à servir dans les troupes intérieures de l'Ukraine en 2013. De 2014 à 2021, j'étais dans la zone ATO/JFO [le territoire ukrainien des régions de Donetsk et de Louhansk], défendant ma terre, mon peuple, mon pays contre les envahisseurs. J'ai été blessé, j'ai subi deux opérations chirurgicales, puis je suis revenu défendre mon pays. Je n'ai jamais compromis ou trahi qui que ce soit, et je n'ai jamais violé les lois de l'Ukraine. Les agents du SBU qui m'ont illégalement arrêté à Kropyvnytskyi alors que j'étais en service avaient pour but de se faire bien voir du service et éventuellement de cacher leur départ également illégal de Kherson. On ignore depuis quand ces employés ont quitté Kherson, et je ne sais pas ce qu'ils faisaient à Kropyvnytskyi », a déclaré M. Govorukha dans sa déclaration finale.

Lourde peine de prison et confiscation des biens

Mais le tribunal n'a pas été convaincu. Il a déclaré coupable l'ancien officier de contre-espionnage militaire du SBU, et a estimé que son intention était mise en évidence par le contenu des courriels. Pour le tribunal, l'initiative de Govorukha de mener des activités subversives contre l'Ukraine apparaît clairement, et l’offre de transférer des informations à des représentants des services spéciaux russes en échange d'un gain financier ne venait de personne d'autre que de lui-même. Dans un courriel daté du 6 janvier 2022, il déclare avoir un grand besoin d'argent, ce qui précise ses motivations selon la cour.

Selon le tribunal, tant les preuves matérielles que les déclarations des témoins réfutent les allégations de l'accusé. Alors qu'il travaillait pour le SBU, Govorukha ne pouvait pas ignorer les conséquences de ses actions lors d’une attaque armée de la Fédération de Russie, ajoute le tribunal. Par conséquent, il le condamne à une peine de prison proche de la peine maximale, avec confiscation de ses biens.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

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