OPINION

Benjamin Ferencz : l’homme qui cherchait la paix par le droit

En mémoire de Benjamin Ferencz, le dernier procureur vivant du Tribunal de Nuremberg disparu dans la nuit du 7 au 8 avril à l’âge de 103 ans, le magistrat français Olivier Beauvallet – qui a travaillé à l’édition française d’une autobiographie du célèbre avocat américain – revient sur le chemin de l’homme qui fut au chevet de la justice internationale, de son berceau à nos jours.

Benjamin Ferencz, jeune procureur au procès de Nuremberg
Benjamin Ferencz, à Nuremberg en 1947, derrière son pupitre de procureur en chef du procès des Einsatzgruppen, des commandos de la mort nazis reconnus coupables de plus d'un million de morts. © Benjamin Ferencz Archive / Courtesy of Planethood Foundation & Schulberg Productions
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Benjamin Berell Ferencz était le dernier procureur de Nuremberg encore vivant. Il s’est éteint dans la nuit du 7 au 8 avril, dans sa 104ème année.

Né le 11 mars 1920 dans une famille juive, il quitte à l’âge de neuf mois les Carpates roumaines, franchit avec sa famille l’Atlantique dans l’entrepont de 3ème classe d’un paquebot pour loger dans un sous-sol de Hell’s Kitchen, à New York. Il conjuguera la promesse américaine à une détermination personnelle et participera, parmi les pionniers, au développement du droit international contemporain.

Il avait écrit, dans son autobiographie, avoir appris très tôt « à ne jamais souffler la bougie de la vie avant que son heure ne soit venue ».  L’heure de « Benny » – pour ses amis – ne semblait devoir jamais venir tant il répétait, ces dernières années, « être trop occupé à sauver le monde ». Il semblait avoir été oublié des Parques.

Sorti miraculeusement de la misère, Ferencz décide, à l’attribution de son doctorat en droit obtenu à Harvard, de s’engager aussitôt dans les forces armées. Il est déployé en décembre 1943 en Angleterre dans les rangs du 115ème Bataillon d'artillerie anti-aérien. De garde aux premières heures du 6 juin 1944, à l’extrême sud de l’Angleterre, il voit le ciel se noircir des avions de l’opération Overlord. Débarqué à Omaha Beach, il fait toute la campagne de France, puis la bataille des Ardennes, et suivra son chemin jusque Berchtesgaden en Allemagne.

Il écrira que l’« une des expériences les plus gratifiantes de [s]a vie fut de sentir la gratitude et la chaleur de la population française libérée par les troupes américaines. (…) C’était une preuve émouvante, qui faisait chaud au cœur, de la valeur de la liberté – que les Américains comme beaucoup d’autres prennent souvent pour acquise ».

Benjamin Ferencz à la bibliothèque de l'Université d'Harvard
Benjamin Ferencz, en 1943 à la bibliothèque de l'Université d'Harvard. Son diplôme de droit en poche, le jeune Américain s'engage dans un bataillon d'artillerie, et participe à la libération de la France. © Ferencz Family Archives

Enquêteur de terrain et pionnier du droit de la guerre

En décembre 1944, il rejoint le Corps du juge-avocat général de la III ème armée, commandée par le général George Patton. Peu de juristes alors se trouvent sous les armes, et moins encore ayant déjà réfléchi sur le droit applicable aux criminels de guerre. Benjamin Ferencz compte parmi ceux-là, pour avoir assisté dès 1942 le professeur de droit Sheldon Glueck dans la rédaction d’articles et de deux ouvrages pionniers, en particulier « War Criminals, their prosecution and punishment » [Criminels de guerre, poursuites et sanctions]. Précurseur parmi les intellectuels du droit, Ferencz développe une pratique du terrain comme l’un des premiers enquêteurs travaillant sur des crimes de guerre, alors même qu’elle fait encore rage. Ses premières investigations portent sur des lynchages de pilotes alliés. Il participe ensuite en avril 1945 à la libération des camps de Ohrdruf et Buchenwald. Il développe alors sa technique. Dès l’entrée dans un camp, il se précipite au Schreibstube, le bureau du camp, et saisit les Totenbücher, les registres des décès comprenant les noms des détenus et les causes mensongères de leur mort. Il saisit des pièces à conviction effrayantes, produites ensuite à Nuremberg, comme ces deux têtes humaines réduites. Il passe ensuite aux camps de Flossenberg, Mathausen, Ebensee, et Dachau. Puis il se lance sur la piste des trafiquants d’œuvres d’art en Bavière et rentre enfin à New York en décembre 1945.

A la fin de la Première Guerre mondiale, on estimait que le conflit avait été une interruption terrible, mais une interruption seulement, dans le progrès historique d’une civilisation raisonnable. Rien de tel après la seconde conflagration internationale. Ferencz tire de son expérience de la guerre une profonde détermination à essayer de la prévenir. Il admet la potentialité de réitération du crime mais estime que seule la justice peut légitimement y répondre. Il écrira : « J’étais pleinement conscient du fait que la balance de la justice serait impuissante à équilibrer le meurtre de plus d’un million d’êtres humains innocents avec la vie de deux douzaines de leurs bourreaux. J’avais espoir que ce procès serve un propos plus utile et plus durable : qu’il contribue dans une certaine mesure à prévenir la répétition de telles horreurs à l’avenir ».

Benjamin Ferencz, Procureur en chef à 27 ans

Contacté par l’entourage de Robert H. Jackson, procureur général des États-Unis à Nuremberg, qui cherche à renforcer son équipe de juristes, Benjamin Ferencz est affecté comme chef d’antenne à Berlin, chargé de rassembler des éléments de preuve. Au printemps 1947, l’un de ses enquêteurs découvre dans une annexe du Ministère des affaires étrangères un ensemble pratiquement complet de rapports secrets provenant de la Gestapo. Ces rapports décrivaient les activités quotidiennes des Einsatzgruppen : des unités spéciales qui, depuis l’invasion de l’Union soviétique le 22 juin 1941 et pendant deux ans, liquidaient les Juifs, les commissaires politiques et les autres « indésirables ». Faisant le compte des exécutions sur une petite machine à calculer, Ferencz arrête son addition macabre quand il atteint le seuil d’un million de morts. Lorsque des décennies plus tard, Ben faisait encore le geste de comptabiliser, il mimait cette calculatrice qui devait ressembler à une sorte de bandit manchot.

Il rend compte de sa découverte au général Telford Taylor, devenu procureur en chef des procès américains à Nuremberg, qui prend conscience de l’importance de ces preuves. Mais tout crédit supplémentaire était exclu, en plus des procès de Nuremberg déjà prévus par le Pentagone. Quand Taylor lui demande s’il peut prendre ce procès en plus de ses tâches initiales, Ferencz devient à 27 ans le procureur en chef de ce qui devint le plus grand procès pour meurtre de l’histoire.

Au premier jour d’audience, Ferencz reprend les termes de Jackson deux ans plus tôt, à l’ouverture des procès de Nuremberg : « Nous demandons à cette cour d’affirmer, par une action pénale internationale, le droit de l’homme à vivre dans la paix et la dignité, quelle que soit sa race ou sa religion. L’affaire que nous présentons ici est un appel de l’humanité à la loi ». Lorsque Benjamin Ferencz déclara au tribunal qu'il prouverait que les accusés avaient tué un million de personnes, l'impression qui se dégageait de la salle d'audience était qu'il s'agissait de vagues estimations. Les preuves allaient bientôt démontrer le contraire.

En dépit de la masse des preuves rassemblées et des milliers de membres des Einsatzgruppen arrêtés, Ferencz ne put en attraire que vingt-quatre dans la salle d’audience. Il n’y avait pas davantage de place sur le banc des accusés. Il sélectionna, parmi les noms qui revenaient le plus souvent dans les comptes rendus de la Gestapo, les officiers de plus haut rang – parmi lesquels six généraux – et ceux qui avaient bénéficié de la meilleure éducation. Si les preuves contre les chefs des Einsatzgruppen ne prirent que deux jours à exposer, la défense nécessita 136 jours d’audience. Le tribunal prononça 21 condamnations dont 13 à la pendaison.

Silhouette légère et visage rond de chérubin

Le président de la Cour, Michael Musmanno, lui rendra hommage dans ses écrits : « Le principal avocat de l'accusation est le jeune Benjamin Ferencz, diplômé de l'école de droit de Harvard, maîtrisant parfaitement la langue allemande et vétéran d'une unité de combat américaine qui a servi activement en Allemagne. Le général Taylor a confié à ce jeune homme la tâche d'analyser les documents saisis sur les Einsatzgruppen, de rédiger l'acte d'accusation, de localiser les accusés dans les différents camps de prisonniers de guerre, de sélectionner les avocats assistants et de prendre une part active au procès, en supervisant l'ensemble de l'accusation ». « Son énorme travail préliminaire accompli (…), il assume lui-même la responsabilité de présenter les preuves (...). Ferencz ne mesure que 4 pieds et 4 pouces [1,32 mètres] et, lorsqu'il se tient à la tribune, son menton effleure à peine le pupitre. Il n'a que 27 ans, et sa silhouette légère et son visage rond de chérubin le font paraître encore plus jeune ».

Ce procès impromptu devint un point culminant des procès américains à Nuremberg par la clarté de l’accusation et des preuves. Les faits et les arguments étaient si simples, que ce procès fut d'une grande importance et d'une grande intensité dramatique, le félicitera pour sa part Taylor, dans ses écrits.

Benjamin Ferencz prend la parole lors de l'inauguration d'un centre d'information et de documentation, à Nuremberg en 2010.
Benjamin Ferencz prend la parole lors de l'inauguration d'un centre d'information et de documentation, à Nuremberg, le 21 novembre 2010. Alors âgé de 90 ans, il est devenu une icône de la justice internationale. © Armin Weigel / Pool / AFP

Après le grand procès, l’ombre des réparations

Benjamin Ferencz trouve dans ce procès fondateur une promesse. Avec Musmanno, il est convaincu que – « Là où le droit existe, un tribunal se lèvera », selon la formule attribuée au juge américain. Cette certitude forgera la réflexion de Ferencz et animera son activité pendant des décennies. D’abord dans la mise en place, en qualité de « directeur général » de l’Organisation pour la restitution des biens juifs, des mécanismes de réparation au profit des victimes du régime hitlérien – via notamment la restitution des biens, le sauvetage des objets précieux et cultuels, la réappropriation des cimetières, et des accords de compensation. Le résultat en fut mitigé. Taylor, en préface du livre que Ferencz rédige sur cette expérience, écrira : « Je pense qu'avec le temps, les Allemands regretteront que leurs patrons d'industrie n'aient pas fait preuve de générosité après la guerre, au lieu de la froideur et de l’avarice révélées dans ce livre. »

Un accord sur les réparations est cependant signé, le 10 septembre 1952 à Luxembourg, entre l’Allemagne de l’Ouest et Israël. Le chancelier allemand Konrad Adenauer emprunta le stylo plume de Ferencz pour ce faire. Ferencz poursuit jusqu’en 1956 cette activité de promotion des mécanismes de réparation qui représentaient initialement un milliard de dollars, et plus de 50 milliards en 2003. Après 1956, en tant qu’avocat, il poursuivit la représentation des familles de victimes qui ne bénéficiaient pas de ces mécanismes, et notamment des victimes d’expérimentations médicales qui se trouvaient à l’est du « rideau de fer ».  

Mais alors que les États-Unis s’enlisent dans la guerre au Viêt-Nam, plusieurs anciens procureurs américains à Nuremberg rappellent que la leçon essentielle de ces procès était que toute personne, quel que soit son rang ou sa condition, puisse être tenue responsable devant un tribunal international. A partir de janvier 1970, Ferencz entreprend personnellement un vaste plan de recherches visant à garantir la paix mondiale par l’incrimination du crime d’agression. Il contribue ainsi à la première élaboration de cette qualification criminelle par l’Assemblée générale de l’Onu, et publie en décembre 1974 un ouvrage qui fera date dans l’histoire de l’interdiction par le droit des actes d’agression internationale – « Defining International Agression : The Search for World Peace » [Définir l'agression internationale : la recherche de la paix mondiale].

Puisque le droit apparait progressivement, il est temps alors estime Ferencz de faire se lever une cour internationale. Au début des années 1990, il écrit « An International Criminal Court : Step toward World Peace » [Une Cour pénale internationale : un pas vers la paix mondiale] et ces travaux relayés par plusieurs ONG américaines connurent un écho après l’effondrement de la Yougoslavie et le génocide rwandais, quand une partie de la communauté internationale s’est élevée pour réorienter les politiques de stabilisation par la force vers des politiques de stabilisation par le droit.

Benjamin Ferencz contribue, à Rome, à la conclusion du traité créant la Cour pénale internationale (CPI) en juillet 1998, puis à Kampala en juin 2010 à la formulation du crime d’agression et à son insertion dans le Statut de Rome. Quand la lenteur de la ratification de cet amendement spéciale lui devint flagrante, Ferencz entreprend d’abord une « tournée des capitales de l’état de droit », puis explore des voies juridiques nouvelles, suggérant notamment d’emprunter la qualification de crime contre l’humanité pour réprimer les actes d’agression.

La répression du crime suprême, si différent des autres car il les incorpore tous, devenait pour lui pressante. L’histoire lui donna raison, de façon éclatante, le 24 février 2022. Alors que la CPI enquête sur le conflit en Ukraine et n’a pas compétence sur le crime d’agression, la piste suggérée il y a dix ans par Ferencz sera-t-elle explorée ?

Il chercha toute sa vie la paix par le droit. Il vénérait un cartographe du XVI ème siècle, Tycho Brahé, qui avait commencé à cartographier l’espace infini du ciel. Vainement, selon ses contemporains. Benjamin Ferencz fut l’un des pionniers d’un espace plus grand encore, celui de la paix et du droit, où il repose désormais.

OLIVIER BEAUVALLET

Olivier Beauvallet est un magistrat français, juge aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens et juge à la Chambre d’appel de la Cour pénale spéciale de Bangui, en République centrafricaine. Il a contribué à diffuser les travaux de Benjamin Ferencz en français, notamment en collaborant à l’édition française de son autobiographie (« Mémoires de Ben », éditions Michalon, 2012) et à la publication de plusieurs articles de Ferencz dans des revues de droit.