OPINION

Le défi palestinien devant la CPI

L’un des effets de la mise en accusation de deux dirigeants russes par la Cour pénale internationale (CPI), dont Vladimir Poutine, est d’accentuer la pression sur le procureur de la CPI pour qu’il fasse preuve d’une même fermeté sur d’autres dossiers. Dont celui de la Palestine - et des dirigeants israéliens notamment. Les universitaires Insaf Rezagui et Mohammed Qawasma retracent les tribulations de ce dossier hautement sensible.

Le dossier de la Palestine devant la Cour pénale internationale (CPI)
Dessin de Ramzy Taweel, illustrateur palestinien, réalisé en décembre 2019.
6 min 46Temps de lecture approximatif

Alors qu’une nouvelle vague de violence entre Israël et les Palestiniens a déjà causé la mort de près de cent personnes depuis le début de l’année, la Palestine continue de mobiliser la Cour pénale internationale, au regard d’événements qui se sont produits depuis 2014. Une tâche compliquée par l’omniprésence de la question ukrainienne dans les préoccupations actuelles de la communauté internationale.

En 2009, l’armée israélienne mène une offensive militaire, l’opération « Plomb durci », dans la bande de Gaza, affirmant répondre aux tirs de roquettes du Hamas qui contrôle cette partie du territoire palestinien. Près de 1 500 Palestiniens, dont 82 % de civils, et trois civils et neuf militaires israéliens sont tués. L’Autorité palestinienne (AP), dirigée par Mahmoud Abbas, prend conscience de l’impossibilité d’une relance du processus de paix, déjà mis à mal depuis l’arrivée au pouvoir de Benyamin Nétanyahou en 1996, dès lors que la donne internationale n’aura pas significativement changé. L’AP entame alors une nouvelle stratégie internationale qui vise à investir les organisations internationales pour obtenir une reconnaissance de l’État de Palestine.

Cette stratégie a trois objectifs : démontrer la capacité de la Palestine à agir comme un État ; mettre fin à l’impunité des dirigeants israéliens dans le cadre de l’occupation militaire ; rééquilibrer les rapports de force entre les Israéliens et les Palestiniens pour contraindre Israël à revenir à la table des négociations.

La Cour pénale internationale (CPI) occupe une place centrale dans cette stratégie. Trois jours après la fin de la guerre à Gaza, le 21 janvier 2009, l’Autorité palestinienne fait une déclaration reconnaissant la compétence de la Cour et demande au Procureur d’ouvrir une enquête concernant des allégations de crimes de guerre commis sur le territoire palestinien.

Luis Moreno Ocampo botte en touche

Organisation internationale basée à La Haye, la Cour pénale internationale (CPI) a pour but de lutter contre l’impunité des individus – et non des États – accusés de crimes internationaux (génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité, crime d’agression), au regard du Statut de Rome, traité établissant la CPI adopté en 1998. Elle réunit aujourd’hui 123 États signataires, parmi lesquels l’intégralité des États de l’UE, mais pas les États-Unis, la Russie et la Chine.

La Palestine est le dernier membre à y avoir adhéré, en 2015. Son adhésion a pris du temps en raison des débats juridiques et politiques autour de son statut étatique, le territoire palestinien étant occupé depuis 1967 par Israël. Si le morcellement de son territoire empêche l’Autorité palestinienne – en tant qu’entité gouvernementale – d’en administrer l’intégralité, cette situation n’empêche pas l’AP de mobiliser la Cour dès 2009 en reconnaissant sa compétence, ce qu’Israël n’a pas fait à ce jour. Dans la foulée, il appartient au Procureur de la CPI de l’époque, Luis Moreno-Ocampo, de mener un examen préliminaire afin de déterminer si les critères prévus par le Statut de Rome sont remplis pour l’ouverture d’une enquête.

En avril 2012, Moreno-Ocampo affirme qu’en raison de l’absence de clarification quant au statut étatique de la Palestine, il ne peut ouvrir d’enquête. Cependant, il ne ferme pas définitivement la porte à un retour de la Palestine devant la Cour et lui conseille a minima d’obtenir le statut d’État non membre observateur à l’Assemblée générale de l’ONU, enceinte acquise à la cause palestinienne.

Ce statut, octroyé par un vote de l’Assemblée générale de l’ONU, est une alternative au statut d’État membre de l’ONU, car pour obtenir ce dernier il est nécessaire d’avoir l’aval du Conseil de sécurité, ce qui est impossible à ce stade en raison de la menace de recours au veto par les Américains. Le 29 novembre 2012, la Palestine obtient le statut d’État non membre. Grâce à ce statut, l’Autorité palestinienne peut adhérer à tous les traités internationaux ayant pour dépositaire le secrétaire général de l’ONU, ce qui est le cas du Statut de Rome.

Fatou Bensouda ouvre l’enquête puis s’en va

Le 1er avril 2015, la Palestine devient officiellement un État partie à la CPI et, dans le même temps, la nouvelle Procureure, Fatou Bensouda, ouvre un examen préliminaire de la situation.

Le 20 décembre 2019, Bensouda affirme que tous les critères sont réunis pour ouvrir une enquête et qu’il existe « une base raisonnable de croire que des crimes de guerre ont été commis ou sont en train d’être commis en Cisjordanie, incluant Jérusalem-Est, et la bande de Gaza ».

L’enquête de la Procureure vise les allégations de crimes commis durant les opérations militaires à Gaza depuis 2014, au cours de la « marche du retour » entre 2018 et 2019 et ceux liés à la politique coloniale israélienne. Elle précise que des crimes auraient été commis par des dirigeants israéliens et par des groupes armés palestiniens. Avant d’ouvrir son enquête et afin de répondre aux critiques, Bensouda demande aux juges de la Chambre préliminaire I de préciser le territoire palestinien sur lequel l’enquête peut se mener. Le 5 février 2021, la Chambre affirme que le territoire palestinien comprend la bande de Gaza et la Cisjordanie, incluant Jérusalem-Est, tel que reconnu par le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale de l’ONU et la Cour internationale de Justice.

L’adhésion de la Palestine et l’annonce de l’ouverture de l’enquête sont critiquées par Israël et ses alliés, qui dénoncent leur caractère « politique », arguant que le statut étatique de la Palestine est contesté. Ils soulignent que l’Autorité palestinienne n’a pas la pleine effectivité sur le territoire palestinien et qu’elle ne dispose pas de la compétence pénale à l’encontre des Israéliens, des colons et des soldats israéliens, comme stipulé par les Accords d’Oslo. Pour autant, les juges de la CPI ont affirmé en 2021 que cet argument n’était pas valable dans la détermination de la compétence territoriale de la CPI.

Malgré ces critiques, le 3 mars 2021, la Procureure annonce l’ouverture de son enquête au sujet de « la situation dans l’État de Palestine ».

Ce qu’a montré Karim Khan en Ukraine

Depuis 2021, l’enquête n’a connu aucune avancée. Le nouveau Procureur, Karim Khan, en poste depuis juin 2021, ne s’est jamais rendu dans les territoires palestiniens et se contente, en décembre dernier, d’annoncer son intention de « visiter » la Palestine. Depuis, de nouvelles opérations et des raids militaires israéliens ont eu lieu dans la Vieille ville de Jérusalem, sur l’esplanade des Mosquées, dans la bande de Gaza et dans de nombreuses villes de Cisjordanie, à Jénine, à Naplouse, etc. Plusieurs raisons expliquent la paralysie du dossier palestinien à la CPI.

Tout d’abord, les autorités israéliennes n’entendent pas coopérer avec le Procureur et devraient refuser aux membres de la Cour d’entrer dans les territoires israélien et palestinien pour récolter les preuves matérielles. Ensuite, le Procureur mène une politique pragmatique dans la gestion de ses enquêtes, liée en partie au manque de moyens dont il dispose. L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 renforce cette nécessité de priorisation des dossiers.

Pour mener son enquête en Ukraine, Khan peut compter sur un soutien financier, humain et politique sans précédent de la part des pays européens notamment, ce qui n’est pas le cas dans le dossier palestinien. Un bureau de la Cour va, par exemple, être ouvert à Kiev pour faciliter la récolte des preuves et la collaboration avec les autorités ukrainiennes. Le 17 mars dernier, deux mandats d’arrêt sont émis par la Cour, dont un contre le président russe, Vladimir Poutine. Tout cela démontre la capacité de la justice pénale internationale à fonctionner, dès lors que la société internationale s’investit.

« Deux poids deux mesures »

L’Autorité palestinienne reproche aux États occidentaux et à la Cour de ne pas en faire de même dans la situation en Palestine. L’idée d’un « deux poids, deux mesures » traverse l’appareil politique et la population palestiniens. L’AP s’inquiète de voir l’enquête abandonnée, ce qui mettrait à mal sa stratégie multilatérale. Pourtant, la simple mise en accusation de dirigeants israéliens lui suffirait pour affirmer son statut de victime et dénoncer l’injustice persistante que les Palestiniens disent subir. Comme réponse à cette injustice, l’AP pourrait alors rappeler l’importance de la mise en œuvre du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, qui passerait par l’établissement et la reconnaissance d’un État de Palestine.

Aussi, à ce jour, les attentes de l’AP semblent démesurées. Comment espérer qu’une juridiction internationale puisse établir la paix, alors que le conflit israélo-palestinien dure depuis plusieurs décennies et que les acteurs internationaux n’ont jamais été en mesure de mener à bien le processus de paix ? Enfin, sa stratégie de recours aux organisations internationales ne doit pas masquer la détérioration de la situation en Israël et en Palestine, liée à l’arrivée au pouvoir du gouvernement le plus à droite qu’ait connu Israël, à l’accélération de la colonisation et de l’annexion du territoire palestinien, à la dégradation des conditions de vie des Palestiniens, sans oublier l’incapacité de l’Autorité palestinienne à s’affirmer comme véritable représentant du peuple palestinien.


Cet article, légèrement modifié par Justice Info, est republié à partir de The Conversation France sous licence Creative Commons. Lire l’article original.The Conversation