Soudan : qui a aidé les accusés de la CPI à faire le mur ?

Qui a ouvert les portes de la prison de Kober, située au nord de la capitale du Soudan, le 23 avril dernier ? Où sont les trois accusés de la Cour pénale internationale (CPI) qui y étaient détenus depuis plus de quatre ans, dont l’ancien président Omar al-Bachir ? S’agit-il d’une évasion, le chaos ambiant aidant ? D’une libération ? Toutes ces questions ne semblent pas inquiéter la CPI, qui reste à ce jour silencieuse.

La prison de Kober au Soudan détenait des accusés de la Cour pénale internationale (CPI) avant qu'ils ne disparaissent. S'agit-il d'une évasion ou d'une libération ?
Entrée de la prison de Kober, dans la capitale du Soudan, Khartoum, le 16 juin 2019. Un convoi de forces de sécurité est venu chercher le président Omar al-Bashir, destitué deux mois plus tôt, pour sa comparution devant le parquet anti-corruption. © Ebrahim Hamid / AFP
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Comment les détenus de Kober, que l’on voit sur plusieurs vidéo partagées sur les réseaux sociaux, sont-ils sortis de leurs cellules, le dimanche 23 avril 2023 ? Les gardiens ont-ils jugé qu’ils ne pouvaient plus prendre soin des détenus, au milieu des explosions et des bombardements, sans eau, ni électricité, ni nourriture ?

Les deux protagonistes des combats actuels qui ravagent le Soudan, l’armée nationale et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (RSF selon l’acronyme anglais), s’accusent mutuellement. Personne ne veut prendre la responsabilité de ce qui s’est passé dans la plus grande et la plus célèbre prison soudanaise, dont les murs blancs et verts ont vu défiler nombre de prisonniers politiques.

C’est que l’affaire va au-delà de l’élargissement de centaines de criminels de droit commun. Certes, leur libération ajoute à l’effroi des habitants de la capitale soudanaise traumatisés par la guerre des deux généraux anciennement alliés, Abdelfattah al-Bourhan, commandant en chef de l’armée et chef de la junte, et son ancien numéro deux à la tête de facto du pays, Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, chef des RSF.

Car l’établissement construit sous l’occupation anglaise sur la rive est du Nil bleu, accueillait des prisonniers particuliers. En premier lieu Omar al-Bachir, l’ancien président du Soudan destitué en avril 2019, recherché par la Cour pénale internationale (CPI), dont l’extradition vers la Haye a été annoncée sans être jamais suivie d’effet. Il est en procès, dans son pays, pour des faits de corruption.

Dès l’annonce des évasions, la question agite les réseaux sociaux : a-t-il été libéré ? Où est-il ? Après quelques heures, l’armée annonce qu’elle l’avait, quelques jours avant, transféré dans un hôpital militaire à Omdourman, sur la rive occidentale du Nil. Depuis son incarcération, al-Bachir ne cessait de faire des allers-retours entre la prison et cet hôpital.

Deux suspects de la CPI sont libres

Plusieurs autres hauts dignitaires de son régime y étaient incarcérés depuis sa chute, en avril 2019. En particulier, deux hauts responsables également recherchés par la CPI : Abdelrahim Hussein, ancien ministre de la Défense, sous le coup d’un mandat d’arrêt depuis le premier mars 2012 pour sept chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et six pour des crimes de guerre commis au Darfour en 2003 et 2004 ; et Ahmed Haroun, ancien ministre de l’Intérieur, des Affaires humanitaires, gouverneur des États du Nord Kordofan et du Sud Kordofan, lui aussi recherché pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

C’est lui qui, dans un communiqué diffusé le 25 avril sur la chaîne al-Tayba TV, a annoncé leur libération : « Nous sommes restés sous le feu croisé à Kober pendant neuf jours. Même quand il n’y avait plus de gardiens ni de prisonniers. Mais nous avons désormais la responsabilité de notre protection. »

Outre ces personnes recherchées par la justice internationale, le « groupe de Kober » compte quelques-uns des membres les plus importants du Parti du Congrès national (NCP), colonne vertébrale du régime militaro-islamiste d’al-Bachir. Ainsi les vice-présidents Ali Osman Taha et Bakri Hassan Saleh, considérés en leur temps comme ses successeurs potentiels, l’ancien chef du NISS, le puissant service de renseignement du Soudan, Nafi Ali Nafi, l’ancien président du parlement Al-Fateh Ezzedine et l’ancien ministre du Pétrole Awad al-Jaz. Tous poursuivis pour leur participation au coup d’État de 1989 qui a amené al-Bachir au pouvoir.

La CPI ne s’inquiète pas 

Depuis la déclaration publique d’Haroun, ces hommes se sont évanouis dans la nature. La CPI n’a pas publié de communiqué pour s’inquiéter du sort des suspects dont elle demande le transfert depuis des années. Sollicité par Justice Info, le porte-parole de la CPI a réagi sobrement : « Nous suivons la situation mais n’offrons pas de commentaire à ce stade ».

La question demeure de savoir qui a ouvert les portes. L’armée accuse les RSF, car une telle action correspondrait à l’image qu’elle veut donner de son ennemi : non pas celle d’une force paramilitaire qu’il était prévu d’intégrer dans l’armée régulière, dans les derniers pourparlers, mais une milice constituée de pillards qui sèment le chaos dans la capitale.

Les RSF, qui se présentent comme les défenseurs d’une révolution menée contre les islamistes de l’ancien régime, accusent l’armée d’être à l’origine de leur libération : « La sortie de prison des symboles de l'ancien régime fait partie du plan de l'armée pour ramener les islamistes au pouvoir », a déclaré un conseiller politique des RSF, cité par le journal soudanais en ligne Dabaga.

Le but de l’armée : réinstaller un régime islamiste

Suliman Baldo, analyste, directeur exécutif de Sudan transparency and policy tracker, lie la libération de Kober à d’autres événements, intervenus dans la grande prison d’Omdourman quelques jours plus tôt. Là, des milliers de détenus s’étaient enfuis après un assaut contre cet établissement pénitentiaire : « Un groupe armé a libéré 35 membres du NISS condamnés à mort et ont dit aux autres détenus de se libérer. Je le tiens d’un de ces prisonniers. Al Bourhan a reconstitué les forces spéciales du NISS », affirme-t-il.

Le NISS, pour National Intelligence and Security Service, le service secret anciennement sous les ordres directs d’al-Bachir, avait été démantelé en 2019. Sans totalement disparaître du paysage : on soupçonne ses anciens membres d’avoir agi en sous-main dans la majeure partie des opérations de déstabilisation du gouvernement civil de transition, de septembre 2019 au coup d’État militaire d’octobre 2021.

Et l’appareil de sécurité était décrit comme très lié aux islamistes les plus durs du parti d’al-Bashir. « Les islamistes sont partout dans l’armée, ils ont eu tout le temps, en trente ans de pouvoir, de s’assurer que chaque élève recruté par l’école militaire soit de leurs rangs, reprend Baldo. Ils se moquent de la CPI, l’objectif est de récupérer leurs leaders pour réinstaller le régime islamiste. C’est le but de cette guerre. »

L’avenir des dossiers de justice transitionnelle, pour lesquels un hypothétique accord était attendu début avril, dépendra donc de l’issue du conflit actuel. « Si l'armée l'emporte, la position de l’ancien régime sera renforcée, et la question de la justice ne sera pas sérieusement discutée, craint Abdulsalam Sayyed Ahmed, expert en justice transitionnelle et ancien fonctionnaire des Nations unies. Si les négociations aboutissent [avec les RSF], ce qui permettrait de rétablir le processus politique, la question de la justice sera à nouveau à l'ordre du jour. Plusieurs options, y compris celle de la CPI, seront alors explorées. »

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