Les Pays-Bas ouvrent un premier procès sur les crimes contre les Yézidis

Le premier procès pour crimes contre les Yézidis est sur le point de s’ouvrir aux Pays-Bas. L'accusée, Hasna Aarab, est une ressortissante néerlandaise de 31 ans originaire de Hengelo (Est). Elle est accusée d'esclavage en tant que crime contre l'humanité, ainsi que de terrorisme.

Des Kurdes manifestent aux Pays-Bas en soutien aux Yézidis et aux chrétiens d'Irak, victimes des violences de l'État islamique.
Des Kurdes manifestent à Arnhem, aux Pays-Bas, le 13 août 2014, en soutien aux Yézidis et aux chrétiens d'Irak victimes des violences de l'État islamique. Des milliers de civils échappant aux djihadistes affluent alors dans le nord de l'Irak, contrôlé par les Kurdes. © Piroschka Van de Wouw / AFP
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Les Pays-Bas sont le deuxième pays à poursuivre des membres de l'État islamique (EI) pour les crimes qu’ils ont perpétrés contre les Yézidis, en vertu du principe de compétence universelle. L'Allemagne a agi la première, avec déjà deux condamnations pour génocide à l'encontre de cette communauté vivant dans la région de Sinjar, dans le nord de l'Irak, prise pour cible par l’EI en 2014.

Beaucoup ont dû fuir, tandis que les hommes étaient tués et de nombreuses femmes étaient contraintes à l'esclavage et subissaient des violences sexuelles et sexistes. Cette situation a été qualifiée de génocide par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme dès 2015. En 2022, environ 200 000 Yézidis vivaient encore dans des camps de déplacés ou à l'extérieur de ceux-ci dans la région du Kurdistan irakien, selon les Nations unies. Alors que de nouveaux discours de haine ont été prononcés début mai en Irak, les Yézidis exigent la mise en place d'un mécanisme permettant d’établir les responsabilités, et des garanties de non-répétition.

« Travail forcé »

Hasna Aarab a comparu pour la première fois devant le tribunal de Rotterdam le 14 février. Elle est accusée d'actes d’esclavage en tant que crime contre l'humanité à l'encontre d'une femme yézidie, désignée comme Z. pour des raisons de sécurité. Selon l'accusation, l'accusée a forcé la femme à "effectuer des travaux de nettoyage et des tâches domestiques, à préparer de la nourriture et à s'occuper de son fils pendant de nombreuses heures par jour, dans le cadre d'un travail forcé". Le crime aurait été commis en 2015 dans la ville de Raqqa, au centre de la Syrie. L'affaire, qui en est à la phase préliminaire, est traitée à Rotterdam par le tribunal de district de La Haye, qui s'occupe des crimes internationaux. Une deuxième audience a eu lieu le 25 avril et la prochaine est prévue pour le 27 juin.

Aarab est l'une des 12 femmes rapatriées des camps situés dans la zone autonome kurde dans le nord de la Syrie, avec leurs 28 enfants, en novembre 2022. Les femmes ont toutes été arrêtées alors qu'elles entraient aux Pays-Bas. Une autre femme est accusée de crimes internationaux, à savoir de pillage en tant que crime de guerre. Toutes ces femmes sont par ailleurs accusées d'appartenance à une organisation terroriste. Les charges d'esclavage portées contre Aarab sont basées sur les déclarations de trois témoins Yézidis, dont Z. elle-même. L'accusation a expliqué que ces déclarations avaient été faites initialement à l'Unitad, l'agence de l'Onu chargée d’enquêter sur les crimes commis par l'État islamique.

Selon l'accusation, Aarab s'est rendue en Syrie depuis les Pays-Bas avec son fils de 4 ans en 2015 pour épouser un combattant de l’État islamique de nationalité marocaine. Entre le 1er mai et le 1er août 2015, elle a séjourné dans la maison d'une connaissance de son mari à Raqqa, la capitale du "califat islamique" autoproclamé - l'une des premières grandes localités tombées aux mains d'EI en 2014. "Cette affaire doit être considérée dans le contexte du meurtre de masse, du génocide, commis par l’EI contre la communauté yézidie", a déclaré la procureure Mirjam Blom lors de la première audience, faisant valoir qu'Aarab était au courant de l'attaque généralisée et systématique ciblant les Yézidis et qu'elle savait que Z. était une Yézidie.

Ses avocats André Seebregts et Mirjam Levy ont d’abord déclaré qu'Aarab niait avoir gardé Z. comme esclave et ont invoqué son droit de garder le silence. Elle n'a pas assisté à la seconde audience du 25 avril, mais là, l'avocat de la défense a indiqué que l'accusée reconnaissait être dans la même maison que Z. mais nie l'avoir forcée à travailler. L'avocat a ajouté qu'elle était jeune et naïve et qu'elle a été placée dans la maison par son mari qui est ensuite parti. La défense n'a pas souhaité faire plus de commentaires à ce stade.

Le fond de l'affaire sera probablement entendu cet hiver, explique Brechtje van de Moosdijk, porte-parole du parquet. L'enquête est en cours, dit-elle, et les délais peuvent s'allonger si les avocats demandent à entendre des témoins devant être transférés de pays étrangers. Tous les trois mois, une nouvelle audience est organisée afin de permettre aux avocats de soumettre leurs requêtes. À ce jour, la défense a été autorisée par le tribunal à entendre Z. en tant que témoin. Elle a aussi été autorisée à soumettre des questions écrites à l'Unitad.

« Cela a beaucoup de sens pour la communauté yézidie »

"Nous sommes heureux que quelque chose bouge enfin, cela a beaucoup de sens pour la communauté yézidie", déclare Wahhab Hassoo, militant et cofondateur de l'ONG NL Helpt Yezidis, qui a suivi de près les audiences préliminaires. "J'ai été très ému lors de la première audience, quand le juge a parlé de la souffrance subie par les Yézidis", explique-t-il.

Hassoo espère que cela ira plus loin. "Nous demandons plus d’action de la part des gouvernements occidentaux et du gouvernement néerlandais" qui, selon lui, n'a commencé à se mobiliser que lorsque les combattants étrangers et leurs proches ont commencé à être rapatriés et qu'ils pouvaient représenter un risque pour la sécurité nationale. "Nous voulons des compensations et nous voulons que les Yézidis qui arrivent aux Pays-Bas en tant que réfugiés obtiennent l'asile", ajoute-t-il.

"Nous avons besoin que ce gouvernement prenne ses responsabilités, car certains ressortissants néerlandais ont contribué au génocide dont nous avons été victimes", affirme Hassoo. "Il est important de voir notre gouvernement engager des poursuites judiciaires contre des Néerlandais - non seulement pour avoir rejoint l’État Islamique, mais aussi pour les atrocités commises en tant que membres d'EI contre des individus innocents comme les Yézidis", ajoute Pari Ibrahim, directeur exécutif de l'ONG Free Yezidi Foundation, basée aux Pays-Bas.

"Il y a des milliers de membres d'EI qui ont commis ces crimes et des milliers de victimes, et vous avez juste deux pays en Europe qui, de leur propre initiative, tentent de faire avancer ce processus de justice avec une poignée de cas", constate Natia Navrouzov, directrice du plaidoyer juridique de l'ONG Yazda. "Ce n'est vraiment pas suffisant ». Les Pays-Bas ont officiellement reconnu le génocide des Yézidis en juillet 2021. Plusieurs autres pays ont fait de même, mais jusqu'à présent, seuls les procureurs néerlandais et allemands ont posé quelques actes concrets.

PLAIDOYERS POUR UN TRIBUNAL INTERNATIONAL ET DES PROCÈS EN IRAK

Au-delà des procès relevant de la compétence universelle, les militants Yézidis estiment que des procès nationaux irakiens et des mécanismes internationaux sont nécessaires pour rendre compte de l'ampleur de ce qu'ils ont subi.

Wahhab Hassoo, de l'ONG NL Helpt Yezidis, et Pari Ibrahim, de la Free Yezidi Foundation, estiment que le génocide des Yézidis devrait faire l'objet d'un mécanisme international "où notre communauté et le monde entier pourraient bénéficier de la vérité sur les crimes" commis par l’EI, déclare Ibrahim.

"Nous voulons un tribunal international parce que l'EI est un problème international et que de nombreux étrangers ont rejoint l’EI", déclare Natia Navrouzov de Yazda, une organisation basée aux États-Unis. Mais la mise en place d'un tribunal international prendrait également beaucoup de temps et d'importantes ressources financières, et Navrouzov est consciente que cela ne fonctionnerait que "temporairement".

Entre-temps, les discours de haine contre les Yézidis en Irak se poursuivent. Dans ce contexte, Navrouzov estime qu'un mécanisme de responsabilisation au sein du parquet national irakien serait la clé d'une justice à long terme, car il pourrait également s'attaquer à d'éventuels futurs crimes. Mais "les survivants ont dit à maintes reprises qu'ils ne feraient pas confiance à un processus purement national en raison du risque énorme qu'il soit politisé", et pour eux "un mécanisme de responsabilisation en Irak devrait être associé à une participation internationale", précise-t-elle.

Pour l'instant, l'Irak n'a pas intégré le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité dans sa législation nationale. Les membres de l’État Islamique ne sont poursuivis que pour des crimes de terrorisme en vertu de la loi irakienne sur la lutte contre le terrorisme. Comprendre les raisons du génocide "est aussi une fonction des procès en Irak", déclare Navrouzov, car les Yézidis ont de fait été persécutés par différents groupes musulmans depuis le Moyen-Âge.