A Sumy, un maire ukrainien est jugé pour haute trahison

Les tribunaux ukrainiens ont commencé à juger des hauts fonctionnaires pour collaboration présumée avec la Russie, ou trahison. À Sumy, une région limitrophe de la Russie dans le nord-est de l'Ukraine partiellement occupée par les troupes russes entre fin février et avril 2022, un ancien maire est jugé pour haute trahison. Pourtant, il a reçu le soutien de nombreux anciens collègues.

Ukraine-Russie : poste frontière vu depuis l'Ukraine.
Un poste frontière entre l'Ukraine et la Russie, dans le nord-est de l'Ukraine, le 16 février 2022, une semaine avant l'invasion russe. © Sergey Bobo / AFP
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À Sumy, dans le nord-est de l'Ukraine, le tribunal de district de Zarichnyi juge l'affaire d'Oleksandr Ghen, ancien responsable de la collectivité territoriale de Seredyno-Buda. Seredyno-Buda est une petite ville du district de Shostka, à la frontière avec la Russie. Ghen y a été élu maire en 2020. Il était candidat du parti Nash Krai (Notre Région), dirigé par l'ancien député Andrii Derkach, dont la circonscription comprenait Seredyno-Buda. Or les services de renseignement ukrainiens (SBU) ont plus tard indiqué que Derkach était responsable d'un réseau d'agents en Ukraine pour le compte de l'état-major de l'armée russe, censés aider l'ennemi à s'emparer du pouvoir. Et selon l'accusation, Ghen s'est rangé du côté de l'ennemi pendant la guerre et a organisé un transfert transfrontalier illégal de personnes.

Ghen a été arrêté le 29 avril 2022. L'affaire est devant le tribunal depuis novembre dernier. Cependant, 18 des 21 membres du conseil municipal de Seredyno-Buda ont signé une recommandation positive sur Ghen, qui a été soumise à la cour.

Dans un premier temps, Ghen, en tant qu'ancien responsable d’une collectivité territoriale de la région, s'est vu signifier une détention provisoire avec la possibilité de payer une caution d'un montant de près de 1,5 million de hryvnias (environ 37 000 euros). Mais cette décision a été contestée par l'ancien chef de l'administration militaire régionale de Sumy, Dmytro Zhyvytskyi, et par des militants locaux. Le juge Oleksiy Sybilov, qui avait ordonné cette mesure, aurait reçu des menaces. Et en mai, la cour d'appel de Sumy a annulé ce jugement et imposé une détention sans caution, en raison d'une violation importante de la procédure pénale (sous la loi martiale, un juge a le droit de ne pas fixer de caution dans le cadre d'une procédure pénale pour trahison).

"Ma section a été anéantie et là, le poste frontière est grand ouvert"

Selon l'un des témoins, après l'invasion russe à grande échelle, le 24 février 2022, Ghen a annoncé que le pouvoir dans la communauté était passé des Ukrainiens aux Russes. Il a également organisé une réunion des habitants et les a exhortés à rendre leurs armes. Le militaire "Volodymyr" (son nom complet n’est pas donné pour des raisons de sécurité) a déclaré à la cour qu'après le 4 mars 2022, il s'est rendu à cette réunion pour demander au maire d'ouvrir les abris anti-bombes. Lorsqu'il s'est approché, il a entendu Ghen dire aux gens d'apporter toutes les armes qu'ils possédaient et de les remettre à la police. Ghen nie ces faits, affirmant qu'il n'a pas parlé d'armes mais simplement suggéré que les gens se rassemblent près du poste de police pour décider de la marche à suivre.

Pendant l'occupation russe, qui a duré jusqu'en avril 2022, les habitants de Seredyno-Buda ont été autorisés à se rendre librement en Russie. Ghen aurait également organisé un couloir libre vers le pays agresseur afin de transporter du carburant. Le témoin a déclaré que le poste frontière était resté ouvert et qu'il l'avait vu à plusieurs reprises. Il a dit avoir signalé l'incident à la police, qui lui a répondu : "Ce n'est pas notre affaire, on nous a dit de ne pas nous en mêler."

"Au fur et à mesure que nous nous rapprochions, ils [les gardes ukrainiens] s'éloignaient du poste frontière. Ils criaient : "Défense territoriale ! [de] Shostka !" Ils allaient et venaient. Les Russes allaient ici, les habitants allaient là", témoigne Volodymyr. Le témoin pense que cela s'est produit sur les instructions de Ghen, bien qu'il ne le sache que d'après d'autres personnes et qu'il ne puisse pas le confirmer personnellement.

- "Quel rôle jouiez-vous à Seredyno-Buda et avez-vous agi au poste frontière ? Étiez-vous autorisé ? demande l'accusé, usant de son droit de s'adresser directement au témoin.

- Je n'avais aucune autorité, mais en tant que militaire, lorsqu'un poste frontière avec le pays agresseur est ouvert, je ne peux tout simplement pas le tolérer. Ma section a été anéantie et là, le poste frontière est grand ouvert ! Mon mitrailleur a fait son travail pendant deux heures avant d’être ramené en "200" [c'est-à-dire mort], et là ils vont et viennent. Je n'arrêtais personne, je venais juste avertir la police, répond le témoin.

- Qui était votre supérieur immédiat ? [Quelqu'un de] Shostkinsky ? demande l'accusé.

- Mon supérieur est à Sumy, un commandant de brigade.

- Vous a-t-il donné des instructions pour vos actions ?

- Il m'a dit d'appeler le 102. Il m'a dit "Faites ce que vous pouvez". »

"Qui vous a donné le droit de faire chier la Garde nationale russe ?"

La sœur de Volodymyr est également militaire. Elle a filmé des personnes qui traversaient la frontière avec la Russie sans aucune difficulté. "J'ai reçu un appel et on m'a dit que le poste de contrôle avait été ouvert sur ordre du maire Oleksandr Ghen. Pour moi, en tant qu'officier militaire, ce fut un choc. Je suis arrivée à Seredyno-Buda en provenance de Shostka deux semaines plus tard et j'ai vu de mes propres yeux que le poste frontière était ouvert et que des groupes subversifs le franchissaient librement. La Garde russe y opérait également", déclare la femme.

Après le 24 février, comme elle l'explique, il n'y a plus de gardes-frontières ukrainiens au poste de contrôle, ils ont reçu l'ordre de se retirer vers d'autres positions. "Le 29 mars, j'étais en service au combat à Shostka. Un homme habillé en civil s'est approché de moi, s'est présenté comme un officier supérieur et m'a demandé qui m'avait donné le droit de venir à Seredyno-Buda en uniforme et de "faire chier la Garde russe" avec mon apparence. Je lui ai demandé ce qu'il entendait par "faire chier la Garde russe" et ce qu'était la Garde russe. J'ai pensé que l'homme s'était mal exprimé, mais ce n'était pas le cas. J'ai demandé : "Êtes-vous avec Ghen ?" Il a répondu : "Oui". Je lui ai demandé : "Est-ce que vous et lui avez décidé ensemble que je ne devais pas être là ?". Il a répondu : "Oui". Cinq personnes ont entendu cela. Il a parlé de Ghen", se souvient la témoin. 

- "Pensez-vous que cela faisait partie du plan – de ne pas apparaître en uniforme ukrainien et ne pas irriter les Russes, ne pas provoquer de tirs inutiles ou quoi que ce soit d'autre ? Irriter dans le sens où vous auriez pu les provoquer, demande l'accusé au témoin.

- Je ne pense pas que ce soit le cas. Je suis une citoyenne ukrainienne, je porte un uniforme militaire. J'ai prêté serment."    

La cour a examiné les vidéos filmées par les témoins sur leurs téléphones portables. On y voit des personnes assises au poste frontière, ou transportant des objets sur des vélos et dans des voitures, et qui, voyant qu'elles sont filmées, se détournent.

"Le meilleur de tous les responsables de collectivité territoriale"

Viktor Hubenko, chef de l'administration du district de Shostka, a également été interrogé par le tribunal. C'est lui qui recevait les rapports des responsables de communauté du district. "Le 24 février, après 11 heures, nous nous trouvions profondément à l’arrière de l'ennemi. J'ai demandé aux responsables des communautés du groupe WhatsApp de m'informer de l'approche des agresseurs, de leur entrée dans les communautés et de leurs actions. Tout le monde a rapporté les mouvements des Russes. Avant l'invasion, Ghen et moi ne communiquions pas très bien. Après l'invasion, il était le meilleur de tous les responsables de collectivité territoriale. Ses rapports étaient presque les meilleurs", déclare Hubenko.

Le témoin ne peut pas confirmer si Ghen a fourni toutes les informations. Mais il assure que dans leurs communications, l'attitude de Ghen était pro-ukrainienne et qu’il n'a pas connaissance d'une quelconque coopération avec les occupants.

- "Les 25 et 26 février, Ghen a fait état de l'arrivée des forces armées de la Fédération de Russie, qui ont écarté les blocs de béton à ce poste frontière et déclaré qu'un bus serait mis à la disposition des résidents afin qu'ils puissent se rendre en Russie pour acheter de la nourriture et aller à la pharmacie sans restrictions. J'ai répondu que je n'autorisais pas une telle possibilité, explique Hubenko.

- Confirmez-vous qu'Oleksandr Ghen vous a informé de sa communication avec les Russes ? demande le procureur.

- Oui.

- Savez-vous de quoi Ghen parlait avec les représentants du pays agresseur ?

- Ghen a dit que l'agresseur n'empêcherait pas les gens de se rendre en Russie."

Communications frontalières

La première adjointe du chef de l'administration du district de Shostka, Oksana Tarasyuk, a témoigné que, dans les premiers jours de l'invasion, elle a conseillé au maire de demander conseil au chef de l'administration militaire de la région de Sumy. Lors d'une conversation téléphonique avec elle, Ghen aurait dit avoir parlé au chef de l'administration de la ville frontalière russe de Suzemka. Il aurait dit que les Russes lui avaient assuré que tout serait calme à Seredyno-Buda et que ses habitants pourraient se rendre librement à Suzemka. Tarasyuk, entendant cela, a répondu à Ghen que c'était "inapproprié".

Le 23 juin, le procureur a de nouveau demandé la prolongation de la détention préventive de Ghen. Il l'a justifiée en déclarant que Ghen vit près de la frontière russe et qu'il a des liens étroits avec les autorités russes. Il pourrait donc se cacher, influencer des témoins ou continuer à commettre des infractions pénales. L'avocat de la défense, quant à lui, a demandé un engagement personnel et a affirmé que les soupçons pesant sur son client étaient injustifiés. Ghen n'a pas d'antécédents judiciaires, ne s'est pas soustrait à l'enquête, a une réputation personnelle positive et un handicap de troisième degré. Néanmoins, le tribunal a accédé à la demande du procureur et a ordonné le maintien en détention de Ghen jusqu'au 21 août. S'il est reconnu coupable, Ghen risque entre 15 ans de prison et la perpétuité, avec confiscation de ses biens.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

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