Collaboration sous l’occupation à Kherson : « En tant que fille loyale, j'ai dû enfreindre la loi »

Une policière de Kherson (sud de l'Ukraine), qui a fourni aux services de sécurité ukrainiens des informations sur plus d'un millier de collaborateurs présumés, a été condamnée fin juin à cinq ans de prison par un tribunal de la capitale, Kiev. Son histoire raconte la vie des fonctionnaires sous l'occupation et ce qui, selon "Anna", l'a poussée à "enfreindre la loi" et à collaborer avec l'ennemi.

Collaboration en Ukraine - Des policiers prêtent serment devant les autorités russes à Ghenichesk, près de Kherson (zone occupée).
Des policiers prêtent serment devant les autorités russes à Ghenichesk, une municipalité de la zone occupée de la région de Kherson, dans le sud de l'Ukraine. Capture d'écran d'une vidéo diffusée en mars 2023 par un média pro-russe.
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Le 29 juin, le tribunal Shevchenkivskyi de Kiev, capitale de l'Ukraine, a rendu un verdict à l'encontre d'une résidente de Kherson qui travaillait pour le ministère de l'Intérieur de l'oblast de Kherson sous l'occupation russe.

Non seulement cette femme a plaidé coupable, mais elle a aussi aidé activement les enquêteurs à démasquer d'autres collaborateurs. Elle devra ainsi passer cinq ans derrière les barreaux, une peine significativement réduite au regard des 12 à 15 ans prévus par la loi sur la collaboration. Cette peine est probablement la moins sévère jamais donnée pour un tel crime, et significative du fait que les tribunaux ukrainiens commencent à appliquer des mesures de clémence pour les dossiers de collaboration – lorsque le procureur le demande.

L'accusée a été jugée à huis clos. Elle a fait l'objet de mesures de sécurité. Elle est également témoin dans un certain nombre de procédures pénales similaires. Nous en avons profité pour assister à une audience publique au cours de laquelle elle a témoigné.

« Anna » décide de rester à Kherson

« Anna » [son nom a été modifié pour des raisons de sécurité] a environ 30 ans, n'a pas d'enfant et est mariée. Avant l'occupation, elle travaillait comme commissaire de police principale au centre d'information et d'analyse du département des enquêtes criminelles du ministère de l'Intérieur dans l'oblast de Kherson.

Au cours de l'audience, Anna a déclaré à la Cour que le 24 février 2022, le Service de sécurité de l'Ukraine (SBU), la police, la Garde nationale, les procureurs et les officiers militaires ont reçu l’ordre de quitter Kherson, mais que certaines unités militaires sont restées et ont essayé de défendre « le pont Antonov » afin de freiner l’entrée des Russes dans la ville.

Selon le témoignage de l'accusée, le 24 février, elle est arrivée à son lieu de travail en réponse à l'alerte de mobilisation nationale et a suivi l'ordre de ses supérieurs de détruire des documents officiels. Après cela, les employés ont été renvoyés chez eux et on leur a dit d'attendre d'autres instructions. Plus tard dans la journée, elle a reçu un message annonçant que l'évacuation de la région de Kherson se faisait sur une base de volontariat. Elle a donc décidé de rester à Kherson, car sa famille n'avait pas de voiture, son père handicapé suivait un traitement et sa mère souffrait de problèmes cardiaques.

Début mars, Kherson est tombée. L'armée russe a saisi toutes les installations des forces de l'ordre et, après avoir recueilli les données des employés, a commencé à les rechercher, pensant qu'ils résisteraient au nouveau gouvernement. Le 18 mai 2022, l'administration militaire a nommé le général Volodymyr Lipandin à la tête des affaires intérieures de l'oblast de Kherson. L’homme est un ancien chef de la police de Cherkasy, qui a supervisé la détention d'activistes locaux lors de la Révolution de la dignité en 2014. Il s'est ensuite réfugié en Crimée annexée, où il a travaillé dans le secteur de la sécurité.

« Le FSB a enfoncé ma porte »

Selon Anna, les occupants venaient au domicile des policiers ukrainiens avec des offres, puis avec des menaces pour les forcer à coopérer. L'accusée a déclaré qu'elle savait que certains agents des forces de l'ordre qui refusaient de collaborer avec les occupants étaient torturés et soumis à des pressions physiques et psychologiques.

Piégée dans la ville, Anna aurait écrit des rapports à ses supérieurs, leur demandant de l'aider à quitter le territoire ukrainien contrôlé par le gouvernement, mais ces rapports ont été ignorés. La femme a déclaré avoir essayé à deux reprises de quitter la ville occupée, mais s'être vue refuser le passage aux postes de contrôle. Elle et son mari ont été approchés à plusieurs reprises par des représentants les autorités d'occupation, qui ont exercé sur eux des pressions psychologiques, mais elle a refusé de coopérer. Cependant, lorsqu'ils ont menacé ses parents, elle a été contrainte d'accepter.

« Les employés du département des enquêtes criminelles de la police de l'oblast de Kherson qui sont restés à Kherson ont été contraints de coopérer avec la Fédération de Russie, a-t-elle témoigné devant la Cour. Le FSB [Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie] est venu vers eux et vers moi, a enfoncé la porte... Oui, c'était coercitif. Je suis allée travailler parce que mes parents étaient menacés. De plus, il n'y avait pas de moyens financiers pour vivre. La nourriture et les médicaments russes étaient importés. Mes parents sont handicapés. Je suis désolée, en tant que fille loyale, que j'ai dû enfreindre la loi... J'ai réussi à extraire mon père, qui a été soigné et se trouve maintenant à l'étranger, il est parti... J'économisais de l'argent et j'attendais que Kherson soit désoccupée. »

« De fait, il n'y avait pas de loi »

Du 23 au 30 juin 2022, Anna a occupé le poste d'« inspecteur intérimaire de l'unité de soutien au personnel du centre médico-légal » du ministère de l'Intérieur de l'oblast de Kherson, et du 30 juin au 19 juillet 2022, elle était « cheffe intérimaire de l'unité de soutien au personnel du centre médico-légal ». Le 19 juillet 2022, elle affirme avoir été transférée contre son gré au département principal du ministère de l'Intérieur de l'oblast de Kherson, sous l'autorité des autorités d'occupation, au poste de « chef adjoint par intérim du département des ressources humaines ».

A ce dernier poste, elle examinait les ordres d'embauche, de licenciement et de transfert des officiers de police de l'occupation, traitait les données statistiques et faisait rapport à la direction générale sur les affectations de personnel. Des recrutements ont été proposés à ceux qui n'avaient jamais travaillé dans la police, et des personnes se sont présentées dans les bureaux du district pour déposer des demandes d'emploi.

"Je ne les voyais pas. Je ne peux pas dire si telle ou telle personne a été amenée de force et contrainte à rédiger une demande d'emploi. Ce n'était pas dans mes attributions. Je n'étais pas impliquée. Mais je peux dire qu'il y a eu des personnes qui sont venues volontairement au centre médico-légal et qui ont postulé pour un emploi. Lorsque j'ai rejoint le département principal, plus de 500 personnes ont été nommées, et lorsque je suis partie, il y avait environ 1 200 personnes qui y travaillaient, dont 80 à 90 avaient déjà démissionné de leur propre chef".

Le 29 août 2022, le général Lipandin signe un arrêté approuvant la structure des effectifs du département principal du ministère de l'Intérieur dans l'oblast de Kherson, ainsi qu'un arrêté portant sur la création de nouveau départements - le nombre total d'employés devait s'élever à 6 500. En réalité, selon le témoin, un millier de personnes travaillaient à l'époque.

Selon la femme, il n'était possible de démissionner qu'avec l'accord du superviseur ; si le superviseur ne signait pas la lettre de démission, personne n'en tenait compte. La femme a déclaré qu'il arrivait que des ordres de nomination soient délivrés à des personnes qui ne savaient pas qu'elles étaient employées et ne venaient pas travailler. Lors de son interrogatoire au tribunal, elle s'est souvenue de deux cas de ce type.

La législation russe devait entrer pleinement en vigueur après le référendum. Jusque-là, "de fait, il n'y avait pas de loi. Les représentants qui nous ont été envoyés par la Fédération de Russie voulaient que nous travaillions selon le droit russe. Les services d'enquête travaillaient selon le droit russe et ouvraient des dossiers en vertu d'articles du code pénal russe. Mais en tant qu'unité du personnel, nous n'utilisions pas la loi fédérale sur les ressources humaines", a-t-elle déclaré.

Anna démissionne et copie des données pour les services ukrainiens

Le 12 septembre 2022, Anna démissionne, dit-elle, parce qu'elle « n'était pas d'accord avec la législation en vigueur et le fait qu'ils voulaient organiser un référendum à Kherson. Je ne soutenais pas le gouvernement et le fait que Kherson était occupé. J'ai donc décidé de démissionner (...) Lorsque j'ai démissionné, j'ai téléchargé toutes les informations officielles relatives au département du personnel sur ma clé USB : ordres, graphiques, tableaux. J'ai sauvegardé toutes ces informations et les ai remises aux services de sécurité de l'Ukraine. »

Le 30 septembre, la Fédération de Russie a affirmé avoir annexé la région de Kherson. Mais le 9 novembre, les forces russes se sont retirées de la ville et se sont regroupées sur la rive orientale du Dniepr. Le 11 novembre, l'Ukraine a annoncé que ses forces étaient entrées dans la ville, à la suite du retrait russe.

C'est Anna qui a décidé de s'adresser à la police ukrainienne. Ceux-ci n'ont pas refusé leur aide, mais ont suggéré de saisir ces documents lors d'une perquisition à son domicile. Le soir même, lors de la perquisition, la femme a remis son ordinateur portable de travail, sa clé USB et son téléphone portable. Le 30 novembre 2022, elle est officiellement arrêtée.

La clé USB contenait des documents sur l'emploi des policiers, des tableaux avec des listes d'employés. Régulièrement, lors de procès de collaborateurs, Anna explique l'origine de ces documents. Par exemple, quelques semaines avant le verdict, elle a témoigné devant le tribunal au sujet d'un policier d'occupation dont l'ordre de mission se trouvait sur la clé USB. Anna ne connaissait pas l'accusé, et elles ne se sont rencontrées qu'après leur arrestation, lorsqu'elles ont toutes deux été escortées pour prolonger l'enquête préliminaire.

Le tribunal prend en compte les circonstances atténuantes

Anna a demandé au tribunal de tenir compte du fait que, au péril de sa vie, elle avait recueilli et transmis aux services spéciaux ukrainiens toutes les informations officielles possibles sur plus d'un millier de personnes ayant collaboré avec les autorités d'occupation à Kherson.

Le tribunal a pris en compte les aveux de la femme, ses remords sincères, son aide active à l'enquête, le fait qu'elle a commis le crime en raison d'un concours de circonstances personnelles difficiles, et son attitude négative et critique à l'égard de l’occupant. Considérant cela, le tribunal a accepté une peine inférieure à la limite la plus basse prévue par la loi. Anna a été condamnée à une peine de cinq ans de prison assortie d'une interdiction de dix ans d'occuper des postes dans les forces de l'ordre, sans confiscation de ses biens. Jusqu'à présent, elle a purgé plus de six mois de prison en détention provisoire.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

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