Une journée de défense des "Azov" au tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don

Dans le sud de la Russie, le tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don continue de tenir des audiences dans le plus grand procès lié à la guerre ouvert dans ce pays, en juin dernier, impliquant 22 prisonniers de guerre ukrainiens. La semaine dernière, Justice Info a assisté à une audience au cours de laquelle des témoins de la défense et des membres présumés du bataillon "Azov", accusés de terrorisme et de renversement de l'ordre constitutionnel à Donetsk, ont pris la parole.

Procès
Le tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie (en photo), a notamment juridiction sur les Etats fédérés du Caucase du Nord et sur les territoires occupés de l'Ukraine. Il est saisi actuellement d'une cinquantaine d'affaires judiciaires liées à cette guerre, impliquant des Ukrainiens et des étrangers. © Maria Koroleva
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Un groupe de 22 prisonniers de guerre ukrainiens est actuellement jugé par le principal tribunal militaire du sud de la Russie. Presque chaque semaine depuis l'ouverture du procès à Rostov-sur-le-Don le 14 juin, les accusés sont extraits et transportés depuis leurs centres de détention situés dans cette capitale économique et culturelle du sud de la Russie, devenue un centre stratégique depuis le début de l'invasion de l'Ukraine. Les prévenus sont accusés d'avoir participé à une organisation terroriste et d'avoir tenté de renverser le système constitutionnel de la République populaire de Donetsk (DPR). Parmi eux, neuf femmes, dont la plupart ont servi comme cuisinières dans le bataillon « Azov ». Selon la défense, sept des accusés seulement étaient bien membres du bataillon entre 2018 et 2021, et six étaient des militaires actifs de la Garde nationale ukrainienne lors de leur arrestation.

Citations d'Alexandre III et de Poutine

L'audience du mercredi 20 septembre 2023 a été retardée en raison de problèmes de transport de certains des accusés et du retard d'un avocat. Malgré cela, les autres avocats et membres du public se sont rassemblés à l'heure près de la salle d'audience. À l'entrée, une affiche soutient l’« opération militaire spéciale ». On peut y lire : « Nous exigerons des réponses pour chaque goutte de sang versé ! On ne peut pas négocier avec le mal. Le mal ne comprend pas les grandes actions. Le mal doit être éradiqué ! » Des affiches similaires, avec des slogans différents, sont placées dans les couloirs, devant l'ascenseur. Certaines reprennent des citations de l'empereur russe Alexandre III et du président Vladimir Poutine.

Les avocats sont les premiers à entrer dans la salle d'audience. Après une communication confidentielle avec le tribunal, le public, composé d’une dizaine de personnes est autorisé à entrer. Certains sont des étudiants en droit à l’université locale, qui discutent entre eux de leurs prochains cours de droit civil et de criminologie.

Un autre petit groupe est composé d'amis et de parents des cuisinières accusées. Une femme se positionne de manière à avoir une vue sur le côté droit de l'"aquarium", où elles sont assises. Les visages de trois des détenues sont gonflés et marqués de larmes. L'une d'elles, portant lunettes à monture noire épaisse et pull rose vif, s'essuie périodiquement les yeux avec un mouchoir. Il s'agit d'Elena Abramova. Son fils de 18 ans et son ami d'enfance seront interrogés par le tribunal aujourd'hui. Ils ne sont pas encore entrés dans la salle.

Un agent de sécurité au sourire de squelette

À l'approche du début de l'audience, huit agents de sécurité entourent l'"aquarium" de verre. Le masque que porte le premier se distingue des autres : il arbore le sourire d’un squelette peint en blanc. Chacun des huit agents de sécurité tient un fusil à portée de main.

Les 22 prévenus sont assis sur des bancs, sur deux rangs. La plupart des hommes occupent le côté gauche, trois d'entre eux seulement arborant la coupe militaire typique du crâne rasé. Les femmes sont sur le côté droit. L'une d'elles, vêtue d'un pull gris, tente de faire comprendre quelque chose en langage des signes à une connaissance venue la soutenir. Au bout de quelques minutes, un agent de sécurité se place devant elle, rendant toute communication impossible.

Sur le bureau du juge, il y a trois grosses boîtes de dossiers entourées de poignées de fortune faites de ruban adhésif. Chaque boîte contient sept volumes. Sept autres chemises avec des signets jaune vif et des dossiers aux couleurs vives ont été apportées par les juges. L'affaire est entendue par trois juges militaires, dirigés par Vyacheslav Korsakov, dont le nom est connu en Ukraine du fait qu’il a déjà condamné au moins deux personnalités : le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov et l'activiste ukrainien Oleksandr Kolchenko.

Journée portes ouvertes à "Azov"

Marina Dubrovina, l'avocate d'Elena Avramova, demande à ce qu'Ivan Avramov, le fils de l'accusée, et son amie Olga Zemtsova soient interrogés. Le tribunal accepte et propose de commencer par le fils. Un jeune homme d’allure modeste, vêtu d'un pull-over gris, entre dans la salle d'audience. Ivan, 18 ans, est né et a grandi dans le village d'Urzuf, près de Mariupol, dans le sud-est de l'Ukraine. C'est dans la ville d'Urzuf que se trouvait, à l'origine, la base militaire d'Azov. Lorsqu'on lui demande sa nationalité, il répond qu'il est grec.

En 2013, le père d'Ivan est décédé et ils se sont retrouvés seuls avec sa mère. Ivan se souvient du premier emploi de sa mère : "Elle était commerçante et vendait des vêtements pour femmes. Ensuite, elle a travaillé à temps partiel dans un magasin. Puis elle a refait des études et elle est devenue pâtissière. Elle a commencé à travailler dans ce domaine après avoir arrêté de faire les marchés". Sa mère a rejoint le bataillon sur la base d'une recommandation, dit-il, mais Ivan ne sait pas exactement qui a spécifiquement invité sa mère : "En 2020, je terminais l'école et j'avais besoin de poursuivre mes études. J'avais l'intention de m'inscrire à l'Institut de droit de Donetsk à Mariupol, mais il fallait de l'argent. Finalement, j'ai été accepté et ma mère m'a beaucoup aidé financièrement."

Il ne l'a jamais vue en uniforme ou avec des armes. "Une fois, il y a eu une journée portes ouvertes à l'unité militaire, au cours de laquelle les enfants des employés ont été invités à voir où leurs parents travaillaient. Ma sœur, mes deux nièces et moi-même y sommes allés et avons pris un repas", se souvient-il. Au cours de cette visite, Ivan a pris une photo de sa mère en tenue de chef cuisinier. Plus tard au cours de l'audience, la photo a été montrée au procureur et le tribunal a décidé de l'inclure comme preuve dans l'affaire.

L'accusation n'ayant pas de questions à poser, Ivan est retourné à la deuxième rangée de sièges où il était assis. Il s'est essuyé les yeux à plusieurs reprises avec la manche de son pull gris.

Le deuxième témoin de la défense était Olga Zemtsova, une amie d'enfance d'Elena Avramova. Olga est également née à Urzuf et s'est identifiée comme étant de nationalité grecque. Selon Olga, dans les années 1990, après avoir terminé ses études, Elena Avramova a travaillé dans une pension de famille. Elle a ensuite créé son propre commerce, dit-elle, qui marchait bien. "Mais en 2014, la situation s'est dégradée sur le marché, comme dans l'ensemble du pays. Vers 2013-2014, le mari d'Elena est décédé et la situation est devenue très difficile pour elle", raconte Zemtsova.

Elle rappelle également que le fils d'Elena Avramova avait l'intention d'aller à l'université, mais qu'ils avaient besoin d'argent : "Elle a été invitée à travailler à temps partiel dans un magasin près de l'unité militaire. Au début, elle remplaçait quelqu'un, puis elle a commencé à travailler comme cuisinière". Pour elle, il s'agissait d'un travail normal : "Je sais avec certitude qu'elle n’y faisait que du pain. Il n'y avait pas d'emploi dans le village et il était difficile pour elle de payer les charges. Après la mort de son mari, c'était vraiment difficile pour elle. » Le procureur ne lui a pas non plus posé d'autres questions.

Après les témoignages, le tribunal a versé au dossier une lettre de recommandation rédigée en faveur d’Avramova par cinq voisins, une copie de son diplôme d'études secondaires de "boulangère" et un extrait du registre ukrainien des entrepreneurs individuels.

« La cantine d'Azov offrait le salaire le plus élevé »

L'accusation ayant fini de présenter ses preuves, les accusés sont invités à prendre la parole.

Ce mercredi 20 septembre, Liliya Pavrianidis, 29 ans, a pris la parole devant le tribunal. Vêtue d'un pull-over noir à fermeture éclair, ses longs cheveux bruns tirés vers l'arrière à l'aide de deux épingles à cheveux, elle se lève de son siège et se rapproche de la vitre pour répondre aux questions de la cour et de son avocat. Elle commence à raconter qu'elle est née et a grandi à Berdyansk - une ville située près de la mer d'Azov, dans le sud de la région de Zaporozhye, au sud de l'Ukraine - et qu'elle a obtenu un diplôme d'enseignement supérieur en 2018, devenant ingénieure dans l'industrie alimentaire.

Après avoir terminé ses études universitaires, elle s'est installée à Moscou, puis est retournée dans sa ville natale de Berdyansk six mois plus tard, en décembre 2019. "C'est une petite ville, une station balnéaire, et il n'y a pas beaucoup d'opportunités d'emploi là-bas. Mais à Urzuf, on proposait un salaire un peu décent. C'est pourquoi j'ai décidé de travailler comme cuisinière à la cantine du bataillon Azov", raconte Pavrianidis. "Je ne savais pas grand-chose des autres bataillons et j'ai appris l'existence d'Azov peu de temps avant de décider d'y aller. C'était le plus proche de chez moi et ils offraient le salaire le plus élevé", explique-t-elle après une question du procureur.

- Étiez-vous au courant des opinions du bataillon Azov ? demande un procureur.

- Nous n'avons jamais abordé ce sujet lors des conversations.

- Que pensiez-vous de la décision concernant la séparation de la DPR et de la DNR de l'Ukraine ? - poursuit le procureur.

- Neutre.

Le travail de Liliya consistait uniquement à cuisiner. Malgré cela, elle s’est vue attribuer un fusil automatique pour une période de trois mois : "Mais je ne l'ai jamais tenu dans mes mains », dit-elle.

- Avez-vous suivi une formation sur le maniement des armes ? demande le procureur.

- Non. Nous avons seulement suivi une formation de base de trois jours dans le cadre de l'inspection de la Garde nationale ukrainienne. Il s'agissait d'une simple formalité ; nous sommes restés assises dans la salle de classe en attendant l'inspection.

- Êtes-vous allée dans des stands de tir ?

- Il y a eu une sortie, toujours dans le cadre de l'inspection.

- Était-ce également une formalité ?

- Non, nous avons fait du tir. Personnellement, j'ai tiré avec une arme automatique.

Avant la guerre, Pavrianidis travaillait dit-elle dans cette cantine de 4 heures à 19 heures, où elle servait principalement de la nourriture et préparait des salades. Elle a expliqué qu'elle vivait à Urzuf parce que sa ville de Berdyansk se trouvait à 60 kilomètres et que c'était trop loin pour faire la navette quotidienne. En général, elle ne rentrait chez elle que le week-end.

« Nous avons travaillé jusqu'au 17 mars à Azovstal »

Le 24 février 2022, avec d'autres cuisinières, elle a été transférée d'Urzuf à l'usine métallurgique "Azovstal" de Mariupol, située à environ une heure de route d'Urzuf.

Pendant la bataille avec les forces russes, la répartition des responsabilités a changé : "A Azovstal, tout le monde s'entraidait et ne s'en tenait pas à un seul processus. Nous avons travaillé jusqu'au 17 mars. Puis la dernière cuisine a été endommagée. Notre chef nous a informés que le commandant avait autorisé les femmes à quitter Azovstal", raconte Pavrianidis. Elles n'ont pas pu partir plus tôt : "Nous ne pouvions pas quitter le territoire par nos propres moyens ; nous n'aurions même pas survécu jusqu'au poste de contrôle. De plus, je ne connaissais pas l'architecture du bâtiment [l'usine comportait de nombreuses salles et passages souterrains, d'une superficie totale de 11 kilomètres carrés, Ndlr]".

Selon l'accusée, dans la soirée du 17 mars, elle et d'autres femmes ont été emmenées au centre-ville de Mariupol : "Nous étions huit, et nous nous sommes séparées. Chaque groupe a pris sa propre décision. Nous avons décidé que nous devions trouver un point de contrôle pour nous rendre. Nous avons réalisé que si nous restions dans la ville, nous ne survivrions probablement pas", se souvient l'accusée, avec des pauses notables entre les mots. À minuit, le groupe de femmes a atteint le poste de contrôle le plus proche, où elles ont été arrêtées par des représentants de la République populaire de Donetsk et de la République tchétchène.

« J'avais un sac sur la tête »

Le premier acte de procédure concernant la détention de Pavrianidis a été établi le 20 mars, soit trois jours plus tard. Elle a été placée en détention administrative pour 10 jours. "Le 13 avril, j'ai été transférée au bureau du procureur général de Donetsk. Lors du premier interrogatoire, ils m'ont dit que je n'avais pas besoin d'avocat", se souvient l'accusée, qui note que ses déclarations n'ont pas été consignées par écrit. Néanmoins, elle n'a pas pu refuser de signer les protocoles.

- Pourquoi n'avez-vous pas pu refuser ? - lui demande son avocat.

- Parce que j'avais un sac sur la tête à ce moment-là.

- Et pour signer ? - précise l'avocat.

- Eh bien, au moment où nous devions signer, ils nous ont détaché les mains, enlevé les sacs et nous ont dit de signer.

La prévenue ne reconnaît pas sa culpabilité dans cette affaire. Sur la base de ses réponses, le procureur a conclu que Pavrianidis n'était pas d'accord avec la qualification juridique des événements, mais qu'elle reconnaissait toutes les circonstances factuelles.

Une visite en DPR et un témoin de Kyiv

La cour a ensuite examiné plusieurs requêtes de la défense, composée d'un mélange d'avocats nommés par la cour et d'avocats conventionnés. L'avocat de Yaroslav Zhdamarov a déposé une requête pour l'examen de preuves matérielles - "un bloc-notes avec des notes sur des effets personnels" et "un questionnaire au nom de Zhdamarov" - détenues par le département d'enquête de la République populaire de Donetsk (DPR). Selon lui, l'accusation n'a pas été en mesure d'organiser le transport de ces documents à Rostov-sur-le-Don. Pour cette raison, il demande au collège des juges d’organiser un déplacement de la cour en DPR. Le code de procédure pénale russe prévoit une telle possibilité, bien que de telles audiences soient très rares.

"Sérieusement ? Nous irions tous ensemble ? En avez-vous discuté avec vos collègues ? Je suis curieux d'entendre l'opinion de la défense", a demandé le juge Korsakov. Mais d'autres avocats de la défense ont soutenu l'idée. La Cour a tout de même rejeté la requête, considérant qu'il n'y avait "aucune nécessité procédurale" pour un voyage en DPR.

L'avocat d'Oleg Mizhgorodsky a également demandé l'assistance de la cour. Dans le cadre de son interrogatoire, l'avocat de la défense a déclaré avoir parlé avec une ex-militaire, Rolana Bondarenko, une Ukrainienne qui travaillait au département du personnel du bataillon Azov à la même époque que son client. Bondarenko a expliqué à l'avocat certaines circonstances qui ont empêché Mizhgorodskyi de démissionner de son service. L'avocat a indiqué qu'il avait mené l'entretien par appel vidéo, alors que Bondarenko elle-même réside à Kyiv, la capitale de l'Ukraine. L'avocat a assuré qu'avec l'accord de la Cour, il serait en mesure de la faire comparaître devant le tribunal par vidéoconférence.

« Le 20 décembre 2022, [le président ukrainien] Zelensky a signé une loi sur le retrait de l'Ukraine de la convention relative à l'entraide judiciaire et aux relations judiciaires, ce qui nous empêche d'obtenir les preuves qui se trouvent en Ukraine. Et elle ne peut pas venir au tribunal", a précisé l'avocat. Le tribunal a décidé d'accepter au dossier la transcription de cet entretien avec Bondarenko et a déclaré qu'il était prêt à étudier les moyens d'écouter son témoignage pendant une session du tribunal afin qu'elle puisse avoir le statut de témoin. Le procureur ne s'y est pas opposé.

Au total, les avocats de la défense ont demandé le droit d'écouter une vingtaine de personnes, et seuls quelques prévenus ont déjà témoigné. La prochaine audience est prévue le 27 septembre.

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