A contre-courant, la Commission Yoorrook poursuit ses travaux

Un an après le début des travaux d'une Commission vérité inédite en Australie, dirigée par les Peuples premiers de l'État de Victoria et connue sous le nom de « Yoorrook », des recommandations urgentes ont été formulées à l'intention des autorités, à l'issue d'auditions portant sur l'héritage et la réalité persistante de la colonisation. Mais la dynamique actuelle, marquée par l'échec d'un référendum national destiné à donner aux Autochtones une voix au Parlement, n'encourage pas l'État de Victoria à agir.

Installation artistique en Australie représentant le drapeau aborigène
Dans le cadre de la Semaine nationale de la réconciliation 2016, cette "Mer de mains" avait pour but d'inciter les Australiens à réfléchir à la place des Aborigènes dans l'histoire du pays. Mais le 14 octobre dernier, le "non" l'a emporté lors d'un référendum qui proposait de donner aux Peuples premiers une "voix" au Parlement. © William West / AFP
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Au mois de septembre la Commission Yoorrook a demandé à l'État de Victoria, dans le sud-est de l'Australie, de transférer le pouvoir de décision ainsi que le contrôle de la justice pénale et de la protection de l'enfance aux Peuples premiers. Cet appel a été lancé dans le cadre d'une série de recommandations urgentes formulées dans un rapport intérimaire de 445 pages, afin de réformer ces deux systèmes qui ont révélé leur faillite et de donner effet au projet d'autodétermination des Peuples premiers.

Cependant, après l'échec en octobre de la tentative de donner, par référendum, une voix indigène au parlement australien, les efforts de justice transitionnelle au niveau des États font face à un contexte politique difficile dans l'ensemble du pays.

Et ce courant régressif dans le pays semble s'accentuer. Ainsi dans le Queensland, le Parti national libéral, d'opposition, a retiré son soutien au processus d'établissement de la vérité et des traités avant les élections qu'il devrait remporter l'année prochaine. En Nouvelle-Galles du Sud, le plus grand État d'Australie, le gouvernement a déclaré après le résultat du référendum que la voie vers un traité serait « complexe et délicate », qu'il revoyait dès lors son processus de consultation et qu'il avait retardé son calendrier.

La présidente de la Commission Yoorrook, Eleanor Bourke, a déclaré que le résultat du référendum rend « l'établissement de la vérité ... plus important que jamais. La vérité peut nous aider à nous rassembler. Nous pouvons nous écouter les uns les autres avec respect, espoir et dans une perspective d’apaisement ». Mais à ce jour, le gouvernement du Victoria ne s'est pas engagé à mettre en œuvre les recommandations et a remis en question le délai qui lui avait été accordé pour agir.

Autodétermination par le biais d'un traité

La Commission a insisté sur l'importance de l'autodétermination pour parvenir à un changement systémique pour les peuples premiers de l'État de Victoria. "Sans [autodétermination], les plans, stratégies et programmes du gouvernement continueront d'échouer", a-t-elle notamment souligné.

La négociation en cours d'un traité avec le gouvernement de l'État de Victoria a été citée comme un moyen de parvenir à l'autodétermination dans le cadre des systèmes de justice pénale et de protection de l'enfance. Les négociations officielles en vue d'un traité à l'échelle de l'État devraient débuter dans le courant de l'année.

La Commission considère qu’il est important de parvenir à une véritable autodétermination, conformément à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, plutôt qu'à une simple consultation ou à un "transfert du problème de la prestation des services aux peuples premiers". "L'autodétermination exige le transfert de l'autorité décisionnelle, du pouvoir et des ressources aux communautés", a déclaré la Commission.

La Commission a aussi souligné que le rôle du gouvernement était de permettre l'autodétermination, plutôt que d'en définir les termes, et a critiqué l'accent mis par les témoins du gouvernement sur la prestation de services dirigés par les autochtones et le transfert de fonctions interdépartementales, plutôt que sur l'engagement et la compréhension d'une autodétermination à part entière.

En effet, l'appel à l'autodétermination a été contesté par les politiciens de l'opposition après la publication du rapport. Peter Walsh, porte-parole de l'opposition pour les Affaires indigènes, a déclaré : "Je ne pense pas que la mise en place d'un système aborigène totalement séparé dans l'État de Victoria soit nécessairement la voie à suivre... Nous devons travailler ensemble pour résoudre ce problème".

La protection de l'enfance gérée par les Premières nations

Dans le cadre de son appel à l'autodétermination, la Commission a largement recommandé que le gouvernement de l'État de Victoria transfère "le pouvoir de décision, l'autorité, le contrôle et les ressources" aux peuples premiers pour la conception, l'allocation des ressources et le contrôle du système de protection de l'enfance de l'État.

Malgré 19 enquêtes sur le système de protection de l'enfance au cours de la dernière décennie et de nouveaux programmes, la surreprésentation des enfants et des jeunes autochtones dans le système s'aggrave. Les enfants autochtones sont 21,7 fois plus susceptibles que les enfants non autochtones d'être placés hors de leur foyer dans l'État de Victoria, et beaucoup plus susceptibles de faire l'objet d'une enquête de protection de l'enfance.

Le nombre d'enfants des Premières nations pris en charge hors de leur foyer dans l'État de Victoria est passé de 922 à 2 595 entre 2013 et 2022, ce qui fait de l'État de Victoria le pire État du pays à cet égard.

La Commission a établi un lien entre la "logique d'élimination" du colonialisme et le système de protection de l'enfance. "La loi et les pratiques ... ont simplement changé de forme depuis l'arrivée des colonisateurs dans l’État de Victoria d'aujourd'hui. Ces systèmes sont décrits et compris comme une continuation du projet colonial dans le cadre duquel l'injustice systémique se poursuit aujourd'hui", a déclaré la Commission.

Le racisme systémique - qui affecte les outils d'évaluation et les décisions des départements - et le manque de soutien culturellement approprié aux jeunes mères ont été cités comme des raisons de l'aggravation de la surreprésentation dans le système. Les taux de réunification avec la famille étaient considérablement plus élevés lorsque les cas étaient gérés par des organisations autochtones contrôlées par la communauté (ACCO), ce qui a conduit la Commission à recommander une participation et un investissement accrus dans les ACCO à tous les stades du système de protection de l'enfance, depuis les rapports préalables à la naissance jusqu'aux audiences du tribunal et à la réunification.

L'une des principales recommandations concernait la création d'un poste de commissaire pour les enfants et les jeunes autochtones, chargé de superviser et de défendre les intérêts des mineurs autochtones dans le cadre du système de protection de l'enfance. Le commissaire serait également habilité à intervenir dans les procédures judiciaires concernant les droits des enfants autochtones.

La présidente Bourke a déclaré que le système actuel de protection de l'enfance constitue un "pipeline vers le système judiciaire" pour les enfants autochtones avant même leur naissance.

Une division de la police dirigée par les Premières nations

L'autodétermination est également au cœur des recommandations de la Commission pour la réforme du système de justice pénale. La Commission a constaté que les Premiers Peuples faisaient l'objet d'un profilage racial et de contrôles excessifs, que la police était moins encline à mettre en garde les Autochtones et que la formation de la police en matière de sensibilisation culturelle était inadéquate et contenait du matériel offensant.

Les hommes aborigènes ont 13,6 fois plus de risques d'être en prison et les femmes Aborigènes 13,2 fois plus que leurs homologues non aborigènes. Les lois sévères de l'État de Victoria en matière de libération sous caution, qui ont été modifiées depuis, ont contribué à une augmentation de 598 % du nombre d'hommes aborigènes en détention provisoire au cours de la décennie qui s'est achevée en juin 2019. Le nombre de femmes autochtones en détention provisoire a augmenté de 475 % au cours de la même période.

La Commission a demandé que des mesures supplémentaires soient prises concernant les lois sur la mise en liberté sous caution, et qu'un plan d'action sur le changement culturel soit mis en place pour garantir que les décisions de justice n'utilisent l'emprisonnement en détention provisoire qu'en dernier recours, et que les audiences de mise en liberté sous caution soient culturellement adaptées pour les Autochtones.

La création d'une autorité indépendante de surveillance de la police (dirigée par une personne qui n'a pas été officier de police) a été une recommandation majeure, avec des pouvoirs d'enquête et de décision sur les plaintes concernant la police, et pour inclure une division dirigée par les Peuples premiers pour les plaintes des Aborigènes de Victoria.

La Commission a exhorté le gouvernement à aller plus loin dans le relèvement de l'âge de la responsabilité pénale. Dans l'État de Victoria, cet âge est fixé à 10 ans et il est prévu de le porter à 14 ans d'ici à 2027. Yoorrook a recommandé au gouvernement de mener à bien cette réforme immédiatement et d'interdire la détention des enfants de moins de 16 ans.

La professeure Bourke, présidente de la Commission, a souligné les progrès récents concernant les lois sur l'ivresse publique, les lois sur la libération sous caution et l'âge de la responsabilité pénale, qui prouvent que le processus d'établissement de la vérité a un impact et force le gouvernement à changer.

Toutefois, Bourke a fait valoir qu'un changement durable ne pouvait être obtenu que par l'autodétermination. « Le changement le plus significatif et le plus transformateur est d'intégrer une véritable autodétermination dans les systèmes de protection de l'enfance et de justice pénale de l'État de Victoria », a-t-elle déclaré.

Nouvelle phase de travail sur « la terre, le ciel et l'eau »

Le gouvernement de l'État de Victoria s'est engagée à "examiner chacune des [46] recommandations qui ont été faites [...] Le Cabinet aura un processus de délibération approprié pour travailler ligne par ligne, recommandation par recommandation et nous rendrons compte des progrès accomplis", a déclaré Daniel Andrews, alors premier ministre, le 5 septembre. Mais le gouvernement ne s'est pas engagé à mettre en œuvre les recommandations et a déclaré que le délai de 12 mois indiqué par la Commission serait « difficile à tenir ».

Toutefois, sans attendre le gouvernement, la Commission s'apprête à entamer la phase suivante de son enquête visant à établir la vérité, et lance un appel à contributions sur le thème de « la terre, du ciel et de l'eau ». Au cours de cette phase, la Commission entendra des témoignages sur, entre autres, la dépossession des terres, la destruction des connaissances et du patrimoine culturels et les moyens de réparer les injustices persistantes liées à la dépossession des terres et de la culture.

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