Palestine : le procureur de la CPI sous pression

Le 17 novembre, le procureur de la Cour pénale internationale a annoncé que cinq États ont expressément référé la situation de la Palestine auprès de ses services. Alors que le nombre s’accroît de Palestiniens tués dans le cadre de la riposte israélienne aux attaques du Hamas, États et ONG font pression sur le procureur de la CPI pour qu'il agisse.

Sur le dossier de la Palestine, Karim Khan, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), est sous pression.
La pression sur le procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan a encore augmenté, le 17 novembre, quand cinq États membres de la CPI ont déposé auprès de lui un référé sur la situation en Palestine. © Ebrahim Hamid / AFP
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"Avec de nombreux autres pays à travers le monde, nous avons renvoyé l'ensemble de l'action du gouvernement israélien à la Cour pénale internationale", déclare le président sud-africain Cyril Ramaphosa, lors d'une visite au Qatar la semaine dernière. Le vendredi suivant, un communiqué de presse du procureur de la CPI, Karim Khan, annonce qu'il a été saisi de la situation en Palestine par cinq États membres de la Cour : l’Afrique du Sud, le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti.

C’est le dernier signe en date de certains États qui commencent à montrer leurs muscles diplomatiques face à la manière dont Israël mène sa guerre dans la bande de Gaza. Avec plus de 10 000 Palestiniens morts, des scènes de destruction apocalyptiques autour de la ville de Gaza et une population en souffrance dans le sud, avec une aide humanitaire très limitée, certains dirigeants mondiaux sont de plus en plus critiques quant au droit d'Israël de s’attaquer à l'infrastructure et aux combattants à l'origine de l'attaque surprise du Hamas, le 7 octobre, qui a fait 1200 morts israéliens et plus de 200 personnes prises en otage.

Jusqu'à présent, le procureur de la CPI réagit en faisant connaître sa position par des déclarations limitées dans les médias, soulignant la compétence de son bureau et avertissant toutes les parties de poursuites potentielles. Shane Darcy, directeur adjoint du Centre irlandais pour les droits de l'homme de la faculté de droit de l'université de Galway, note que Khan emploie un "langage très, très fleuri" dans ces communiqués et que, s'il "fait savoir aux parties qu'elles ont des obligations légales, il appuie beaucoup, beaucoup sur la rhétorique".

L'enquête ne donne pas l'impression de s'intensifier. Depuis son ouverture officielle en 2021 - après cinq années d'"examen préliminaire" - la CPI a été régulièrement cajolée et critiquée par les militants des droits de l'homme pour son approche très lente.

L'État de Palestine a saisi la Cour de l'ensemble de la situation en 2015 et a continué, depuis, à faire pression sur le procureur, lui livrant quantité d'analyses sur des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre présumés. Les ONG palestiniennes ont fourni d'innombrables rapports et documenté les violations des droits de l'homme. Mais la Cour a été "une sorte de chambre froide pour la Palestine", dit Darcy. Dans son dernier rapport sur les activités de sensibilisation en Palestine, le greffe de la CPI décrit la frustration des victimes exprimée à leurs représentants légaux : "Les clients ont été profondément déçus, même avant la crise actuelle, par l'absence totale de la Cour." Pourtant, malgré les pressions, le procureur continue d'appeler les parties à se conformer au droit international humanitaire, plutôt que de déclarer être prêt à engager une procédure. "Dans ce contexte, c'est vous qui êtes le gardien de la CPI, parce que vous avez déjà une enquête en cours", explique Darcy, "la balle est littéralement dans votre camp maintenant".

"D'un point de vue juridique, il n'y a aucune raison de ne pas agir", poursuit-il. "Je pense que cela pourrait, en fait, sonner le glas de la Cour si elle n'agit pas dans ce contexte particulier."

Pourquoi l'Afrique du Sud mène la mobilisation

La Belgique a déclaré son intention de financer davantage la CPI et l'Irlande a manifesté son soutien. Mais en dehors de ce petit groupe d'États du "Nord global", le malaise diplomatique vient surtout des pays du "Sud global". La comparaison est frappante avec la réaction à l'agression russe contre l'Ukraine, souligne Alonso Gurmendi Dunkelberg, maître de conférences en relations internationales au Kings College de Londres, quand 43 États avaient saisi la CPI. Pour Gurmendi, cela peut être une occasion pour les États du Sud d'utiliser leur pouvoir politique accru pour "devenir les gardiens du droit international". Il s'agit d'un "moment crucial, d'une croisée des chemins pour le Sud". Chacune de ces puissances émergentes, dit-il, a un passé de colonialisme et d'impérialisme, et a observé comment les États plus puissants affirment que "les règles ne s'appliquent qu'à vous et pas à moi". Le Brésil est un exemple, dit-il, de cette réaction de principe "s'opposant aux dommages disproportionnés infligés aux civils par Israël", ce qui l'a amené à appuyer activement des résolutions au Conseil de sécurité de l'Onu sur les actions d'Israël. Cela fait partie de cette "transition, entre guillemets, d'un petit pays à une puissance émergente", explique Gurmendi.

Gerhard Kemp, professeur de droit pénal à la faculté de droit de l'UWE Bristol, confirme que le parti au pouvoir en Afrique du Sud, le Congrès national africain (ANC), "considère certainement le droit international comme un outil qu'il peut utiliser pour réformer les structures du pouvoir dans le monde. Un thème commun a toujours été de questionner la cohérence et l'hypocrisie occidentale".

La position de l'Afrique du Sud s'appuie sur son soutien traditionnel aux mouvements de libération. "L'ANC a une très longue histoire de soutien à la cause palestinienne, il faut donc voir les choses à travers ce prisme", explique Kemp.

Kemp a anticipé le fait que l'Afrique du Sud "constitue un groupe d'États partageant les mêmes idées, comme on l'a vu l'année dernière avec [ceux] qui se sont saisis du dossier de l'Ukraine pour soutenir la compétence de la CPI". Même si ce mouvement n'aura pas accès aux ressources que le Royaume-Uni et les États européens ont été en mesure d'offrir au procureur dans ses efforts pour enquêter sur l'Ukraine.

Deux poids, deux mesures

Pour évaluer le sérieux de l'approche de la CPI, il faut "voir des actions concrètes", assène Kemp. Dans une récente tribune, le procureur laisse entendre que son critère pour une mise en accusation sera que la preuve "atteint le seuil d'une perspective réaliste de condamnation". C'est la promesse sur laquelle il avait fait campagne pour être élu procureur par les États membres de la CPI. Mais "ce n'est pas le critère qu'il est tenu d'appliquer en vertu du Statut de Rome", insiste Darcy, "et je n'ai pas vu la preuve que c'est le critère qui a été appliqué pour demander des mandats d'arrêt en Géorgie ou dans l'accueil qu’il a réservé aux mandats d'arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Belova".

Cela ne manque pas d’inquiéter les observateurs. "Je me demande si, d'une certaine manière, il n'est pas en train de se préparer à ne pas pouvoir délivrer de mandat d'arrêt", déclare Darcy. La décision de Khan de déprioriser les enquêtes de son bureau sur les crimes présumés des États-Unis en Afghanistan et l’engagement de son prédécesseur sur les crimes présumés du Royaume-Uni en Irak ont renforcé les craintes qu'il ne soit pas prêt à "s'opposer à ces puissances", ajoute Darcy. "Je pense qu'il sera très problématique pour l'avenir de la Cour de ne pas agir dans ce contexte, étant donné l'ancienneté du conflit israélo-palestinien, l'ancienneté de l'occupation. Ces dernières années, le lexique de l'apartheid a été utilisé ; on parle maintenant de nettoyage ethnique et on parle également de risques de génocide."

"La Palestine est vraiment le test ultime pour un pays comme l'Afrique du Sud", appuie Kemp. "S’il n'y a pas d'action sur ce coup-ci, je pense qu'il devient même difficile de voir comment l'Afrique du Sud resterait dans la CPI. La Palestine est le cas d'école pour savoir si ça passe ou ça casse."

Ces derniers jours, une vague supplémentaire de déclarations publiques et de communications est aussi venue des ONG, basées en Palestine, mais aussi en Europe et aux États-Unis, visant à faire pression sur le tribunal. De fait, Khan a indiqué que son bureau disposait désormais d'un "volume important d'informations et de preuves", y compris des documents soumis par le biais de sa plate-forme sécurisée récemment mise en place, appelée OTP Link.