Kosovo : une prison sous tension

Les procureurs du procès pour crimes de guerre intenté à l'ancien président du Kosovo, Hashim Thaçi, l'accusent, ainsi que deux de ses co-accusés, d'avoir tenté d'"entraver la procédure" en révélant l'identité de témoins protégés et en essayant d'interférer avec leur témoignage. Le 17 novembre, ils ont demandé aux Chambres spécialisées du Kosovo des mesures de détention plus strictes pour les trois hommes. Ce tribunal fait à nouveau face au grand défi de la conduite des procès sur le Kosovo : la protection des témoins.

Au tribunal pour le Kosovo (basé à La Haye aux Pays-Bas), Hashim Thaçi, Kadri Veseli et Rexhep Selimi sont jugés pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.
Hashim Thaçi (gauche), Kadri Veseli (centre) et Rexhep Selimi (droite), jugés à La Haye pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité, "sont activement engagés dans une conduite illégale qui nuit à la sécurité et au bien-être des témoins", selon le procureur des Chambres spécialisées du Kosovo. © Koen van Weel & Eva Plevier / AFP
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Hashim Thaçi, Kadri Veseli et Rexhep Selimi auraient "utilisé leurs visites non privilégiées [les visites privilégiées sont celles entre un accusé et son avocat] pour diffuser illégalement des informations sur des témoins protégés, identifier des témoins, et dans le cas de Thaçi, ont à plusieurs reprises donné des instructions aux visiteurs pour qu'ils cherchent à manipuler le témoignage des témoins", écrit, le 17 novembre, le Bureau du procureur des Chambres spécialisées du Kosovo, basées à La Haye. "De nombreux témoins protégés dans cette affaire ont déclaré avoir été approchés par des personnes qui tentaient d'empêcher ou d'influencer leur témoignage", déclare le procureur. "Dans un certain nombre de cas, ces approches ont été indiquées comme ayant été dirigées par un ou plusieurs des trois accusés et/ou par des personnes qui leur avaient rendu visite à La Haye."

L'ancien président du Kosovo, Thaçi, et ses deux coaccusés – qui étaient également des figures de proue de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) pendant la guerre de 1998-1999 visant à obtenir l'indépendance du Kosovo vis-à-vis de la Serbie – sont actuellement jugés pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Avec l'autorisation des juges, les procureurs ont enregistré certaines des visites aux trois accusés. Certains des éléments de preuve recueillis sont contenus dans une version expurgée de leur requête. Un exemple montre qu'un témoin a été approché en mars 2023 et dit que Thaçi et Veseli avaient "donné des instructions directes" à l'un de leurs visiteurs à la prison de La Haye pour que quelqu'un transmette le message selon lequel l'un des témoins, dont le nom est protégé, "devrait retirer" ou affaiblir son témoignage. Dans un autre cas, un témoin a également été approché et il lui a été demandé d'adoucir son témoignage "pour le bien du Kosovo". Un autre témoin fait état de "plusieurs tentatives d'ingérence dans son témoignage de la part de plusieurs personnes".

Les conclusions des procureurs soulignent qu'"il est arrivé régulièrement que des détenus non programmés entrent et participent à des visites auxquelles ils n'étaient pas autorisés à assister", montrant qu'à de nombreuses reprises, Veseli "s'est glissé dans les visites programmées d'autres détenus". Cela inclut des visites à Thaçi et Selimi en juillet dernier, trois mois après le début du procès.

Instruire les témoins dans leur témoignage

Les enregistrements utilisés par les procureurs montreraient en outre que les accusés ont révélé "l'identité de témoins protégés et des détails confidentiels". D'autres preuves révèlent que Thaçi "a montré aux visiteurs, et éventuellement remis une copie, d'une ou plusieurs déclarations de témoins, et a donné des instructions à transmettre au témoin", écrit le procureur. Dans la transcription de l'enregistrement, Thaçi feuillette les pages de la copie de la déclaration du témoin et dit au visiteur : "Je dois vous orienter un peu."

Il semble que l'ancien président du Kosovo ait rencontré au moins deux témoins avant ou après leur déposition. Selon le procureur, les preuves montrent que Thaçi a donné des instructions sur "la façon dont les témoins devaient témoigner et a demandé à ses visiteurs d'approcher les témoins en son nom". Dans la transcription d'une conversation enregistrée avec des visiteurs, Thaçi déclare : "Le patron, c’était Adem Demaçi, il doit le dire clairement", puis "Dites-lui : 'Vous venez ici, quittez cet endroit en héros. Ne partez pas dans la honte." Demaçi était un défenseur des droits de l'homme qui a incarné la résistance nationale du Kosovo et qui est parfois considéré comme le Nelson Mandela du Kosovo. Pendant une courte période, il a également été le principal homme politique de l'UCK, dont il a démissionné en 1999. Il est décédé en 2018.

"Les trois accusés sont activement engagés dans une conduite illégale qui nuit à la sécurité et au bien-être des témoins", concluent les procureurs. En réponse à cela, la procureure Kimberly West, qui signe la requête, demande aux juges d'interdire toutes les visites de personne non privilégiées et de limiter les communications à un "ensemble défini de membres de la famille immédiate et de représentants consulaires". Toute la correspondance et les objets importés devraient être examinés et toutes les communications vidéo et audio avec l'extérieur devraient être activement surveillées par un Albanais, demande le procureur. Des dérogations sont prévues pour les contacts privilégiés, c'est-à-dire les communications et les visites des avocats, mais elles sont limitées aux seuls conseil et co-conseil de l'accusé. Une "séparation des trois accusés de tous les autres détenus actuels" est également demandée. Le bureau du procureur estime que ces mesures sont "nécessaires et proportionnées" pour "préserver l'intégrité de la procédure". Il existe "un risque concret de tentatives illégales d'interférence avec les témoins et d'obstruction à leur témoignage", écrivent-ils.

Une longue histoire d'intimidation des témoins

Les juges ont rapidement reconnu que ce risque semblait réel et ont accordé les mesures temporaires demandées par l'accusation. Toutes les communications avec l'extérieur ont été suspendues et les trois hommes ont été isolés jusqu'à la décision finale des juges, après réception des réponses de la défense et du service du greffe chargé des détentions. Le 30 novembre, aucune version expurgée de la réponse de la défense n'était disponible. La crainte est que Thaçi, Veseli et Selimi puissent transmettre des messages par l'intermédiaire d'autres détenus, qui étaient leurs subordonnés au sein de l'UCK.

Les trois hommes sont détenus depuis novembre 2020. Le procès s'est ouvert en avril dernier. L'accusation devrait présenter ses arguments jusqu'au printemps 2025. Les Chambres spécialisées du Kosovo, composées de juges et d'avocats internationaux, ont été créées en 2015 pour traiter les affaires concernant les anciens combattants de l'UCK. Les chambres ont été spécialement créées en dehors du Kosovo en raison des inquiétudes liées à la protection des témoins, les anciens dirigeants de l'UCK étant considérés par beaucoup comme des héros dans ce pays des Balkans.

Les incidents liés à la protection des témoins ne sont pas une première dans l'histoire des Chambres du Kosovo et de nombreuses mesures sont déjà en place pour tenter de protéger les témoins, comme l'anonymat pendant les audiences et les nombreuses sessions à huis clos. En 2022, le président et le vice-président de l'association des anciens combattants de l'UCK, Hysni Gucati et Nasim Haradinaj, ont été reconnus coupables d'entrave à la justice et d'intimidation de témoins. Au début du mois, les procureurs ont arrêté et déféré à La Haye Isni Kilaj, ancien membre de l'UCK et membre actuel du Parti démocratique du Kosovo (PDK), anciennement dirigé par Thaçi. Kilaj est soupçonné d'avoir entravé l'administration de la justice, probablement en interférant avec les témoins.

L'intimidation des témoins a été au cœur des tentatives successives de la communauté internationale de faire rendre des comptes sur les crimes graves commis pendant la guerre du Kosovo. Elle constituait déjà un obstacle devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Par exemple, lorsque les juges du TPIY ont acquitté Fatmir Limaj, ancien commandant de l'UCK et membre fondateur du PDK, ils ont écrit que de nombreux témoins "ont exprimé des craintes pour leur vie et celle de leur famille" et que cette crainte était très visible, en particulier pour les témoins qui vivent au Kosovo.

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