L'ordre de "tirer" et de "tuer" Solo Sandeng

Le procès de l'ancien ministre de l'Intérieur de la Gambie, Ousman Sonko, entre dans sa troisième semaine en Suisse. Le tribunal a entendu des témoignages sur la répression violente des manifestations d'avril 2016 et la mort du leader de l'opposition Solo Sandeng après qu'il ait été torturé en prison. La cour a tenté de clarifier les différentes déclarations de l’accusé et d'un témoin clé.

Solo Sandeng, leader de l'opposition en Gambie, est décédé en prison suite à son arrestation lors d'une manifestation en 2016. Photo : manifestation des proches de Sandeng lors de ses funérailles officielles en 2023.
Des membres de la famille de Solo Sandeng, lors des funérailles officielles, en janvier 2023, de l'ancien dirigeant de l'opposition gambienne assassiné en avril 2016. © Muhamadou Bittaye / AFP
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La semaine dernière, le Tribunal fédéral de Bellinzone a confronté Ousman Sonko à une "note" saisie dans sa valise le 26 janvier 2017, lors de son arrestation en Suisse. Après avoir nié posséder des notes tout au long de la procédure, l'ancien ministre de l'Intérieur de la Gambie a admis devant le tribunal suisse que la note qui lui a été présentée était la sienne.

Cet élément de preuve est lié à la manifestation d'avril 2016.

Le 14 avril 2016, des membres du Parti démocratique uni (UDP), le plus grand parti d'opposition en Gambie, organisent une manifestation qui conduit à la détention d'environ 27 personnes et à la torture de membres du parti. Ils réclamaient notamment des réformes électorales. Solo Sandeng, secrétaire à la jeunesse de l'UDP, identifié comme le leader de la manifestation, décède des suites des tortures brutales qu'il a subies.

Voici quelques extraits de la note de Sonko : "Le président m'a donné pour instruction de harceler et même de tuer le chef de l'opposition et j'ai refusé de le faire parce que je veux des élections libres et équitables" ; "Lors de l'incident du 16 avril 2016 [seconde manifestation demandant la libération de Sandeng], il [Yahya Jammeh, président de la Gambie de juillet 1994 à janvier 2017] m'a donné pour instruction que la police tire sur l'opposition et les tue" ; "L'instruction [demandait] que les personnes arrêtées par la police soient remises à la NIA [Agence nationale du renseignement], ce que j'ai fait. Elles ont été remises à la NIA" ; "J'ai fui pour ma sécurité".

Explications sur un aveu partiel

Sonko tente d'expliquer pourquoi il n'a jamais admis auparavant avoir écrit la note. "Ce que j'ai dit, c'est qu'il n'y avait pas de document dans une valise. Les documents que j'ai vus n'étaient pas dans une valise. Voici ce que j'ai dit", déclare-t-il à la cour. Mais il demeure plus de questions que de réponses, car l'accusé déclare aussi que tout n’était pas vrai dans le contenu de la note. "J'ai préparé cette note après avoir été en fonction et elle devait être utilisée pour ma demande d'asile en Suisse. Mais le contenu n'est pas ce qui s'est passé", explique-t-il. Le lendemain matin, il doit répondre à d'autres questions du tribunal.

- "Vous avez dit au président du tribunal que seule la première partie [de la note] était correcte. Pourquoi entendons-nous cela pour la première fois ? Pourquoi n'en avoir jamais parlé ?, demande la procureure.

- J'ai exercé mon droit de garder le silence. Je savais qu'à un moment donné, je dirais ce que j’ai à dire devant les tribunaux. C'est pourquoi j'ai gardé le silence."

La procureure demande également à l'accusé pourquoi il avait menti dans sa demande d'asile, mais la question est rejetée par le président du tribunal, au motif qu'il ne s'agissait pas d'une question sur laquelle le tribunal était saisi.

- "Pourquoi y aurait-il dans ces notes des passages que vous avez formulés [dont certains seraient] intentionnellement erronés ?, reformule la procureure. 

- Je ne vais pas répondre à cette question.

- Je me demande comment il est possible que des parties du contenu que vous dites erronées correspondent en fait à nos enquêtes, aux enquêtes de la police fédérale, aux déclarations des témoins, à la TRRC [la Commission vérité, réconciliation et réparations qui s'est tenue en Gambie de 2018 à 2021] ? Pour moi, vous avez connaissance de ce qui s'est passé", insisté la procureure.

- "Avez-vous reçu l'ordre de tirer et de tuer en 2016 ou plus tard ?, demande l'avocat de la défense à son client.

- Non, répond Sonko.

- Le 14 avril, avez-vous reçu un tel ordre ?

- Non.

- Si vous aviez reçu l'ordre de tirer sur les manifestants et de les tuer, auriez-vous suivi cet ordre ?

- Non, jamais."

Hors du prétoire, lorsqu'on lui demande de commenter la reconnaissance partielle de la note par l'accusé, l'équipe de la défense ne semble pas disposée à s'attarder sur la question. "Si cet ordre a été donné, il n'a jamais été exécuté par Sonko. Nous savons tous que la police n’a pas tiré et tué", déclare Philippe Currat, l'avocat de Sonko.

À ce jour, on ne sait pas pourquoi Sonko a été relevé de ses fonctions gouvernementales en septembre 2016. D'aucuns ont affirmé que cela s’était mal terminé entre Sonko et Jammeh, ce qui l'a poussé à fuir le pays. Mais cela pourrait-il être lié aux événements d'avril 2016 ? Certaines parties de la note expliquent seulement comment l’accusé a fui le pays pour le Sénégal puis la Suisse, mais pas pourquoi. Selon la défense, l'accusé et sa famille recevaient des messages de menace de la part de personnes supposées être des "Junglers", les tueurs à gages de Jammeh.

Récits d'horribles tortures

Les audiences sur la manifestation du 14 avril 2016 ont commencé avec un témoin, Modou Ngum, qui faisait partie des personnes arrêtées, détenues, torturées et condamnées.

Lorsque les manifestants ont été arrêtés et emmenés à l'Unité d'intervention de la police, cinq d'entre eux - Solo Sandeng, Modou Ngum, Nogoi Njie, Ebrima Jabang et Kafu Bayo - ont été séparés des autres et emmenés à la NIA. Ngum affirme que Sonko était l'une des personnes qui les a emmenés là-bas.

"Ils m'ont placé sur la table et m'y ont attaché. Les Junglers sont arrivés. Ils m'ont battu jusqu'à ce que je ne puisse plus m'entendre crier. Ils m'ont détaché et m'ont frappé sur le bras. La marque est encore là. Ils m'ont emmené sur le ‘bahama grass’ [du chiendent pied-de-poule, une herbe résistante à la sécheresse]. Ils m'ont dit que j'avais mobilisé des gens à Kombo South [dans le sud-ouest du pays] et ils m’ont battu. Ils m'ont électrocuté les parties génitales", raconte-t-il. "J'ai crié et ils riaient. Ils ont plongé mes jambes dans l'eau froide. Ils m'ont emmené dans la cellule. De là, ils m'ont emmené devant la commission d'enquête."

Nogoi Njie n'est plus en vie pour raconter son histoire devant le tribunal. Mais Fatoumatta Jawara et Fatou Camara, toutes deux membres de l'UDP et arrêtées à l'époque, sont là pour témoigner. "Beaucoup de violations des droits de l'homme ont été commises derrière cet événement que je voudrais ne pas expliquer. J'ai été jetée dans un endroit où je suis restée dans le coma pendant des jours. Plus tard, je me suis retrouvée sur un lit d'hôpital. Tous mes vêtements étaient déchirés. Ma mort a été annoncée jusqu'à ce que ma famille doive organiser des funérailles pour moi", déplore Fatoumata Jawara. Selon Fatou Camara, Janjanbureh [une ville située à 300 km à l'est de Banjul, la capitale] a connu une situation pire encore. "Ils nous laissaient dans le noir", témoigne-t-elle à la cour, en se brisant.

Procès du Gambien Ousman Sonko - Fatou Camara et Fatoumata Jawara au Tribunal fédéral de Bellizone, en Suisse.
Fatou Camara (à gauche) et Fatoumata Jawara (foulard bleu autour de la tête), au Tribunal fédéral de Bellizone, en Suisse. © Mariam Sankanu / Justice Info

Sonko était-il présent ?

Sonko nie les allégations selon lesquelles il avait connaissance des tortures subies par les témoins et nie avoir donné des ordres. Ngum affirme à la Cour avoir vu Sonko à l'Unité d'intervention de la police lors de leur arrestation, mais Jawara et Camara ne peuvent pas confirmer sa présence dans ce lieu. "Le 14 avril, je n'étais pas à l'Unité d'intervention de la police et je l'ai dit pendant la procédure. Plusieurs personnes ont dit aujourd'hui qu'elles ne m'avaient pas vu, y compris Fatou Camara et Fatoumata Jawara", dit l'accusé. Il nie également avoir fait partie d'un groupe d'interrogatoire à la NIA. Selon Ngum, Sonko et Yankuba Badjie, le directeur général de la NIA, ont donné des instructions pour qu'ils bénéficient d'un traitement VIP. "Le traitement VIP signifie que nous devrions être battus."

"J'ai entendu le ministre de l'Intérieur dire que quiconque jouait avec le président serait un dîner pour les vautours", témoigne Ngum. "Quelqu'un qui n'était pas là, comment peut-il donner des instructions ?" rétorque Sonko. Il fait référence au procès des "9 de la NIA", où plusieurs anciens dirigeants de la NIA ont été condamnés à mort, en juillet 2022, en Gambie. Ngum a témoigné dans ce procès en 2018, selon Sonko, et n'aurait pas mentionné l'avoir vu à l'Unité d’intervention le jour de leur arrestation ni avoir donné des instructions pour qu’on leur donne un traitement VIP.

La défense commence à diffuser une vidéo. Elle montre les manifestants détenus à la NIA. La défense veut montrer que Sonko n'était pas présent à la commission d'enquête de la NIA. Mais les victimes s’en offusquent, car il s'agit d'une vidéo qui montre leur victimisation. La Cour demande que la vidéo soit arrêtée avant même que la majorité des personnes présentes dans la salle ne s'en aperçoivent. "Nous voulions simplement prouver que Sonko n'était pas à la table où Modou Ngum a dit l'avoir vu. Si vous regardez la vidéo, vous verrez que Sonko n'est pas là", nous dit l'avocat de la défense lors d'une pause.

L'accusé est informé que la vidéo est déjà dans le dossier du tribunal. Il dit avoir été "choqué" lorsqu'il a visionné la vidéo de l'interrogatoire des victimes. "Je n'ai pas pu la regarder une deuxième fois parce que nous sommes tous des Gambiens et des frères et sœurs. J'ai également été touché par la dernière déclaration de Fatoumata Jawara, hier. Mais pour résumer, j'ai été vraiment choqué, c'était mal et c'était inacceptable."

La mort de Solo Sandeng

Solo Sandeng était une figure importante de l'UDP. À la suite de son arrestation, environ 21 membres de l'UDP, qui demandaient que Sandeng soit libéré mort ou vif, ont été arrêtés, y compris le chef du parti, Ousainu Darboe. Ils ont été détenus à la prison Mile 2. (Ils n'ont été libérés qu'après la chute de Jammeh, début 2017.) Dans une déclaration écrite de juin 2016, l'État a admis que Sandeng était mort. Il aurait succombé à un "choc" et à une "insuffisance respiratoire".

Yankuba Badjie, ancien directeur de la NIA, Sheikh Omar Jeng, ancien directeur des opérations de la NIA, Baboucarr Sallah, Masireh Tamba et Lamin Darboe ont été condamnés à mort en juillet 2022 par un tribunal gambien pour leur implication dans la mort de Solo Sandeng. Le médecin qui a falsifié le certificat de décès de la victime, Lamin Lang Sangyang, a été condamné à dix ans de prison pour falsification. À l'issue de ce procès des "9 de la NIA", des funérailles nationales et un service d'hommage ont été organisés en l'honneur de Sandeng, le 10 janvier 2023. Six ans après le meurtre, son corps a finalement été remis à sa famille.

Sonko dit avoir appris la mort de Sandeng le 16 avril 2016. Pour lui, les manifestants n'étaient pas des prisonniers politiques. "Ils ont violé les lois de la Gambie et ont été arrêtés et condamnés en conséquence", déclare-t-il. "Le 14 avril 2016, Solo Sandeng a délibérément organisé une manifestation sans demander de permis valide à l'IGP [inspecteur général de la police]. La manifestation, d'après ce que j'ai compris de Modou Ngum, était censée inclure d'autres partis d'opposition. Ils ont refusé de participer parce que Modou Ngum n'a jamais eu de permis pour le faire. Même certains des membres de l'UDP qui étaient avec lui au bureau [de l'UDP] ont également refusé de participer et sont rentrés chez eux parce qu'ils savaient tous qu'il était illégal d'organiser une manifestation sans permis."

"La loi et l'ordre"

L'un des procureurs confronte Sonko à une vidéo du 1er juin 2016, dans laquelle il fait une remarque lors d’une tournée "Meet the People" de Yahya Jammeh à Tallinding, un quartier de la capitale. Le tribunal n'autorise pas la diffusion de l'intégralité de la vidéo, car une traduction en allemand a déjà été effectuée.

"Si quelqu'un le fait [une manifestation de quelque nature que ce soit], cette personne le regrettera", déclare Sonko lors de la réunion. "Je pense que ce que j'ai dit lors de cette réunion à Tallinding doit être replacé dans son contexte", expliqué l’accusé au tribunal. "Ma déclaration n'est pas à l'origine de ce qui s'est passé le 14 avril 2016. Elle était en réaction à ce qui s'est passé le 14 avril 2016", dit-il, faisant également référence à une manifestation d'étudiants en 2000 qui s'était soldée par la mort de dix ou onze personnes et par la destruction massive de biens publics et privés. "Ce traumatisme était encore présent dans de nombreuses familles", explique l'accusé. "En d'autres termes, l'accent était mis sur la loi et l'ordre. Mais il ne s'agissait pas de priver les gens de permis, car il n'existe aucune preuve suggérant qu'après cette manifestation, les gens se sont vus refuser leur permis."

Fatoumatta Sandeng est la fille de Solo Sandeng et l'une des plaignantes dans le procès suisse, bien qu'elle ne soit pas un témoin. "La première fois que je me suis assise dans la salle d'audience et que nous avons commencé à parler de cet événement [du 14 avril] et que Sonko était assis là, c'était vraiment irréel. Je veux dire qu'il fallait assimiler beaucoup de choses. Même aujourd'hui, il y a beaucoup à digérer, mais c'est incroyable que cela se produise et que les victimes soient confrontées à Sonko. Vous savez, en le confrontant à des questions et à des choses qu'il a faites, vous voyez le pouvoir que vous possédez et l'impuissance de l'auteur, c'est l'histoire en marche", confie-t-elle hors du tribunal. "Nous savons tous que Solo est allé manifester parce que c'était la seule option pour se faire entendre. Il était prêt à affronter les conséquences d'un procès, mais pas à être tué."

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