OPINION

Quand un tribunal belge crée l'espoir d'une justice au Guatemala

En décembre 2023, un procès historique a eu lieu à Louvain, en Belgique. Cinq hauts responsables de l'appareil militaire et politique guatémaltèque ont été jugés pour le meurtre, la disparition forcée et la torture de missionnaires belges dans les années 80. Avec l’arrivée en janvier d’un nouveau président au Guatemala, le jugement belge vient à un moment crucial, selon les chercheuses et militantes Sanne Weber et Marlies Stappers.

Au Guatemala, des membres de familles victimes de disparitions forcées célèbrent le verdict dans un procès en Belgique.
Des membres de familles de victimes de disparitions forcées sur la côte sud du Guatemala célèbrent le verdict dans l'affaire belge. © Sanne Weber
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Dans les années 80, le Guatemala était en proie à un conflit armé interne sanglant. Ce conflit a non seulement coûté la vie à des centaines de milliers de Guatémaltèques, mais a également fait des victimes étrangères. Parmi elles, quatre missionnaires belges qui effectuaient un travail pastoral auprès des communautés de la côte sud du Guatemala. Le prêtre Walter Voordeckers a été assassiné le 12 mai 1980, l'agent pastoral Ward Capiau a été tué le 22 octobre 1981 et l'agent pastoral Serge Berten a été enlevé le 19 janvier 1982. Il n'a jamais été revu et son corps n'a jamais été retrouvé. L'agent pastoral Paul Schildermans a été détenu et torturé en 1982, mais libéré sous la pression internationale. Bien que le conflit au Guatemala ait pris fin en 1996, il n'a jamais été possible d'obtenir justice pour ces crimes, à cause d’une forte impunité dans le pays.

La Belgique ayant une compétence extraterritoriale dans cette affaire, puisque les victimes sont des ressortissants belges, les membres des familles des victimes, réunis au sein de l'organisation Guatebelga, ont finalement décidé de déposer une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction de Bruxelles. Le témoin belge Carlos Colson, neveu du père Voordeckers, a décrit ce procès en Belgique comme une plainte contre l’État guatémaltèque. Après 21 ans d'instruction judiciaire, en 2022, la Chambre du Conseil puis la Chambre d'accusation ont renvoyé l'affaire devant la Cour d'assises du Brabant flamand - la juridiction qui juge les affaires les plus graves. Le 14 décembre 2023, après 11 jours d'audience, le jury de Louvain a décidé que les cinq accusés pouvaient être considérés comme les concepteurs des crimes et les a condamnés à la réclusion à perpétuité et à des frais de justice, ordonnant leur arrestation immédiate.

Expériences de justice dans un pays lointain

Juger des crimes qui ont eu lieu il y a quarante ans dans un pays lointain pose des problèmes évidents. Comment un jury belge peut-il comprendre le contexte historique et culturel des crimes ? La tâche a été importante pour les procureurs, les avocats, les parties civiles et le conseiller scientifique, le professeur Stephan Parmentier. Grâce à l'intervention de témoins et d’experts guatémaltèques, qui ont parlé du contexte historique, des schémas de violation des droits de l'homme pendant le conflit armé et de leurs expériences personnelles en tant que témoins de la violence et de la persécution sur la côte sud, le jury a pu comprendre le contexte et la gravité de la violence. Il a considéré les crimes comme suffisamment graves pour les qualifier de crimes contre l'humanité, commis dans le cadre d'une "attaque généralisée ou systématique contre la population civile". L'un des témoins guatémaltèques, qui a perdu la plupart des membres de sa famille au cours de cette vague de persécution, décrit "les interventions de chacun d'entre nous, pour les situer [le jury] et leur donner les informations nécessaires pour qu'ils puissent prendre une décision" comme l'une des principales réussites de l'affaire.

Certains aspects du procès ont toutefois été plus compliqués pour les témoins guatémaltèques. Deux témoins nous ont dit qu'en raison de la manière dont le système judiciaire belge vise à préserver l'indépendance et l’intégrité des témoignages, ils ont reçu peu d'informations préalables sur le procès et les procédures. Le fait de ne pas savoir à quoi s'attendre dans un système judiciaire peu familier et doté d'une culture juridique très différente a généré de l'insécurité chez eux, et même de la peur chez certains témoins venant de zones rurales du Guatemala.

Les barrières linguistiques ont également joué un rôle. Si les interprètes ont traduit les déclarations des témoins de l'espagnol vers le flamand, il n'en a pas été de même dans l’autre sens pour le reste de la procédure, ce qui a rendu difficile pour les témoins guatémaltèques de suivre le déroulement des audiences et de comprendre le verdict. La question de la traduction s'est également posée dans d'autres affaires de compétence universelle. La langue est également un obstacle à l'obtention d'un accompagnement psychosocial, qui est essentiel dans un dossier qui couvre des expériences traumatisantes telles que la mort ou la disparition forcée d'êtres chers. La fourniture d'informations suffisantes sur le fonctionnement d’un système judiciaire spécifique et l'importance de la traduction dans les deux sens sont des leçons importantes pour des affaires similaires de compétence universelle. Elles pourraient contribuer à centrer davantage ces processus sur les victimes et à les rendre plus accessibles à la population des pays où les crimes ont été commis.

La justice pour eux, c'est aussi la justice pour nous

Néanmoins, les témoins guatémaltèques et belges sont unanimes à considérer le verdict comme très important. Le procès a permis de rendre justice aux victimes belges et d'établir clairement que les violations graves des droits de l'homme doivent être jugées, même si les crimes ont été commis il y a plusieurs décennies et quel que soit le lieu où siège le tribunal. Il a contribué à établir la vérité sur ce qui est arrivé aux missionnaires belges, mais aussi sur le contexte des violations des droits de l'homme sur la côte sud du Guatemala, qui est encore relativement peu connu. Les trois témoins avec lesquels nous nous sommes entretenus s'accordent à dire que l'affaire a contribué à rendre leur dignité aux milliers de victimes guatémaltèques. "Je pense que c'est une justice pour eux [les missionnaires belges], mais aussi pour nos familles", déclare l'un des témoins guatémaltèques.

En fait, le jury a explicitement exprimé sa compassion à l'égard des victimes et des témoins qui ont subi des violences directes ou qui ont perdu des membres de leur famille. Cette reconnaissance est un aspect important de la justice pour les témoins guatémaltèques, d'autant plus qu'un jugement comparable n'a pas encore été rendu au Guatemala, où le système judiciaire a été coopté par les élites politiques et économiques.

Les témoins soulignent également l'importance de la solidarité transnationale dans cette affaire. Les relations entre les missionnaires belges, leurs familles et les communautés guatémaltèques où ils travaillaient sont restées fortes au fil des décennies. Le témoin belge Colson a décrit cette solidarité comme une motivation pour ouvrir le dossier : "Après les accords de paix de 1996, nous voulions connaître la vérité. Notre première visite nous a renforcés grâce aux gens que nous avons vus, aux histoires que nous avons entendues et à la compréhension que nous avons acquise de cette terrible période." À l'inverse, le fort sentiment de solidarité a également incité les témoins guatémaltèques à se rendre jusqu'en Belgique pour témoigner. Un témoin guatémaltèque a décrit le soulagement et la joie que le verdict a suscités parmi les membres de la communauté guatémaltèque qui connaissaient bien les missionnaires et qui ont également perdu des membres de leur famille au cours de cette même période. La justice en Belgique, aussi lointaine qu'elle puisse paraître, ressemble donc aussi à une justice pour les rescapés guatémaltèques du conflit armé.

Prochaines étapes

Les cinq accusés n'ont pas coopéré avec le tribunal belge. Ils n'étaient pas présents lors des audiences et n'étaient pas représentés par des avocats. Angel Aníbal Guevara Rodriguez, ancien ministre de la Défense, et Donaldo Alvarez Ruiz, ancien ministre de l'Intérieur, sont actuellement en fuite. Pedro García Arredondo, ancien chef des services secrets de la police, et Manuel Benedicto Lucas García, ancien chef d'état-major de l'armée, sont en prison ou sous surveillance militaire au Guatemala, tandis que Manuel Antonio Callejas y Callejas a été récemment libéré pour raisons de santé.

Pendant longtemps, l'état du système judiciaire guatémaltèque n'a pas permis d'espérer qu'un arrêt belge change quoi que ce soit à leur situation, alors que de plus en plus d'affaires relatives aux droits de l'homme subissaient des revers, certains auteurs déjà emprisonnés étant libérés. Tout au plus pouvait-on espérer que les accusés se sentiraient limités dans leurs déplacements en dehors du Guatemala, en raison d'un mandat d'arrêt international.

Les choses pourraient maintenant changer. Le 14 janvier, Bernardo Arévalo a prêté serment en tant que nouveau président du pays. Arévalo, un champion de la lutte contre la corruption issu du parti d'opposition Semilla, s'est engagé à rétablir l'État de droit dans le pays. Le rétablissement du système judiciaire sera une tâche énorme, après des années de démantèlement systématique au cours desquelles des dizaines de juges et de procureurs indépendants ont fui le pays. En outre, Arévalo doit faire face à un Congrès divisé, tandis que son parti a été attaqué par le bureau du procureur général. Il peut toutefois compter sur le soutien de la population et de la communauté internationale. C'est peut-être la première fois depuis des années que l'on peut enfin espérer que justice soit rendue pour les violations des droits de l'homme commises pendant le conflit au Guatemala. Le verdict belge peut ainsi représenter une petite impulsion en faveur de la justice à ce moment crucial.

Marlies StappersMARLIES STAPPERS

Marlies Stappers est la fondatrice et la directrice exécutive d'Impunity Watch. Elle est fortement engagée dans les domaines des droits de l'homme, de la justice transitionnelle, de la réduction de l'impunité et du renforcement du rôle de la société civile, des victimes et des communautés affectées dans des pays comme le Guatemala, le Honduras, le Burundi, la région des Grands Lacs, les Balkans et le Cambodge. Elle est également l'initiatrice et la coordinatrice de la branche néerlandaise de la Plate-forme internationale contre l'impunité en Amérique centrale.


Sanne WeberSANNE WEBER

Sanne Weber est maître assistane en études sur la paix et les conflits à l'université Radboud de Nimègue (Pays-Bas). Ses recherches et son enseignement portent sur la manière dont les pays sortant d'un conflit gèrent leur passé violent et prennent des mesures en faveur de la paix et de la réconciliation. Elle s'intéresse particulièrement à la manière dont les conflits modifient les relations entre les hommes et les femmes et à la manière dont l'égalité entre hommes et femmes peut être promue dans une situation d'après-conflit.

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