Procès Sonko : derniers mots avant le verdict

Les plaidoiries sont terminées dans le procès de l’ex-ministre de l’Intérieur gambien, Ousman Sonko, devant le Tribunal pénal fédéral suisse de Bellinzone. « Si un pays aussi riche et développé que le vôtre n’est pas en mesure d’offrir à ses prisonniers des conditions de détention dignes, comment voulez-vous que nous en soyons capables ? », a demandé le Gambien au tribunal suisse, qui n’a pas encore fixé la date du verdict.

Au procès d'Ousman Sonko en Suisse (où il est jugé pour des crimes commis en Gambie), l'équipe de défense, menée par Philippe Currat, pose devant le Tribunal fédéral de Bellinzone.
L'équipe de défense d'Ousman Sonko, ancien ministre de l'Intérieur de la Gambie, devant le Tribunal fédéral suisse de Bellinzone qui le juge au titre de la compétence universelle. Photo : © Mariam Sankanu / Justice Info
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La semaine dernière, la Cour pénale fédérale de Bellinzone a entendu les dernières plaidoiries dans le procès ouvert en Suisse contre un ancien ministre Gambien. L’avocat d’Ousman Sonko a demandé son acquittement et un dédommagement de près d’un million de francs suisses - 929 855,25 CHF -, soit un montant presque équivalent en euros.

Le procureur général et les avocats des plaignants ont ensuite pris la parole pour réagir. Ces derniers - Caroline Renold, Annina Mullis, Nina Burri, Stephanie Motz et Fanny De Weck - ont tous soutenu que Sonko ne pouvait ignorer les crimes commis sous sa responsabilité.

Les « exagérations » des plaignants

Dans ses plaidoiries finales, la défense a soutenu que l’accusation n’avait pas apporté la preuve d’une attaque généralisée et systématique contre la population civile en Gambie, telle que décrite dans l’acte d’accusation.

« Les plaignants sont venus devant votre tribunal pour décrire délibérément une situation absolument catastrophique tout au long de la présidence de Yahya Jammeh. Ils ont naturellement intérêt à présenter les choses sous le jour le plus sombre possible, en exagérant les éléments négatifs et en passant sous silence leurs propres méfaits », a plaidé Philippe Currat, avocat de la défense. « Ils se sentent d’autant plus libres de le faire qu’aucun de vous trois [les juges] ne s’est jamais rendu en Gambie et n’a aucune expérience de la situation sur le terrain au moment des faits. »

Pour lui, il est absolument impossible de qualifier l’attaque incriminée à l’aune de la définition de crime contre l’humanité de la Cour pénale internationale, car il n’y avait aucune menace concrète pour la population civile en Gambie. « Aucune ! », s’est-il exclamé, avant de revenir sur le témoignage clé de Binta Jamba, la veuve d’Almamo Manneh, un soldat de la Garde d’État réputé loyal à Jammeh à l’époque. Sonko est accusé de complicité dans le meurtre de Manneh, qu’il aurait attiré dans une embuscade en 2000.

« Madame le procureur fédéral, vous avez demandé à mon client pourquoi Binta Jamba [qui a accusé Sonko de l’avoir violée à plusieurs reprises] mentirait et il a répondu qu’elle serait mieux à même de vous en donner les raisons. Cependant, les raisons sont évidentes : son mari est mort en essayant de résister à son arrestation. Elle tient Sonko pour responsable. L’échec du coup d’État de son mari l’a privée de la possibilité de devenir la première dame du pays, comme elle l’aurait souhaité s’il avait réussi. De tous les plaignants que nous avons entendus au cours de ce procès, elle est la seule dont les émotions, rares au demeurant, n’ont pas paru sincères », a déclaré Currat.

Il a en outre plaidé qu’il n’y avait pas de lien entre la mort de Manneh, les actes décrits par Jamba, la sanction de la tentative de coup d’État de mars 2006, la mort de Baba Jobe et la sanction de la manifestation « illégale » du 14 avril 2016, qui sont tous décrits dans l’acte d’accusation comme un délit continu dont Sonko est accusé d’être responsable.

La mort de Manneh, selon Currat, pourrait être le résultat d’un usage proportionné de la force. « L’utilisation de la force létale pour arrêter un officier de haut rang de l’armée dans une tentative de coup d’État, qui ouvre le feu sur les forces venues l’arrêter, ne peut a priori être considérée comme un meurtre ou un homicide », a-t-il plaidé.

« Les journalistes étaient libres sous Jammeh »

Currat a également indiqué à la Cour qu’au cours du procès, les plaignants ont présenté de nombreuses copies de journaux publiés en Gambie entre 2000 et 2016, ce qui, selon lui, prouve que « les journalistes étaient libres d’écrire et de publier des articles, y compris des articles critiques à l’égard du gouvernement, même sur les sujets les plus sensibles touchant à la sécurité nationale, comme sur les personnes impliquées dans une tentative de coup d’État ou les enquêtes menées après de telles tentatives, sur les personnes détenues ou éventuellement maltraitées dans ces circonstances. »

Se référant à l’acte d’accusation, Currat a déclaré qu’il était exclu que Musa Saidykhan et Madi Ceesay aient été arrêtés et interrogés parce qu’ils étaient journalistes. Pour lui, ils ont été arrêtés « parce qu’ils avaient publié un faux reportage qui leur a valu une plainte de la personne qu’ils avaient faussement présentée comme impliquée dans le coup d’État. Sans cette plainte, rien ne prouve qu’ils auraient été pris pour cible ».

Currat n’a pas mentionné que selon les conclusions de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie, il y a eu plus de 140 arrestations et détentions de professionnels des médias sous le régime de Jammeh, ce qui, selon le rapport de la TRRC, « montre son intolérance profondément ancrée vis-à-vis de la liberté d’expression et des médias exerçant leurs fonctions ».

« La torture n’est jamais permise, la torture n’est jamais légitime, la torture n’est jamais acceptable », a répété Currat le mercredi 6 mars, avant que la parole ne soit donnée au procureur et aux avocats des plaignants, qui lui ont répondu le lendemain.

Réaction de l’accusation

« Ce qu’un aveugle peut voir mais que l’accusé refuse d’admettre, c’est qu’il était l’une des figures centrales de l’appareil d’État du régime de torture et de terreur de Jammeh », a déclaré le procureur général, Sabrina Beyeler. « L’exposé introductif de la défense a clairement montré que l’accusé, depuis le début du procès, a pour objectif de politiser la procédure. »

L’avocat de la défense a accusé TRIAL International, l’ONG suisse à l’origine de l’affaire, d’insister sur la nécessité de traduire Jammeh en justice par le biais de cette affaire. « Ousman Sonko n’est qu’un moyen de parvenir à cette fin », a déclaré Currat dans sa plaidoirie finale.

« Le procès n’est pas politique  », a souligné Beyeler. « La seule personne qui en fait une question politique est l’accusé. Il est arrogant, présomptueux et diffamatoire de suggérer qu’une organisation non gouvernementale agit comme un lanceur d’alerte et que les tribunaux suisses feraient passer le procès à la trappe avec une condamnation pour rien, afin que la procédure pénale contre Yahya Jammeh puisse être menée comme but ultime. »

Annina Mullis, l’avocate de Binta Jamba, a rétorqué que les spéculations de la défense sur les motivations de Jamba pour accuser à tort Sonko peuvent exister dans la vision du monde et la logique de l’accusée, mais ne sont pas très plausibles en dehors de celles-ci.

Elle représente également Madi Ceesay et Musa Saidykhan, deux journalistes torturés en mars 2006. « Là, j’ai déjà expliqué en détail la persécution des journalistes et des organisations médiatiques classées comme critiques. Je voudrais rejeter avec véhémence l’affirmation selon laquelle mes clients eux-mêmes ont dit qu’ils n’avaient pas été persécutés et torturés en tant que journalistes. Devant le tribunal, tous deux ont déclaré avoir été arrêtés et torturés en raison de leur travail journalistique - tous deux ont également déclaré que leur position au sein de l’Union de la presse gambienne avait eu une influence au moment de leur arrestation  », a-t-elle déclaré à la Cour.

Caroline Renold, avocate de trois autres plaignants - Bunja Darboe, Demba Dem et Ramzia Diab - a réfuté l’affirmation de la défense selon laquelle les victimes ne font pas partie de la population civile parce qu’elles étaient des putschistes. « Cet élément à lui seul montre que la répression de 2006 était une attaque contre la population civile et non une affaire criminelle contre des putschistes », a-t-elle ajouté.

Le comportement criminel des plaignants ?

Currat a aussi accusé les plaignants d’avoir intérêt à faire oublier la nature criminelle de leurs comportements. « Almamo Manneh n’est pas une pauvre victime innocente, il était l’un des plus hauts gradés de l’armée gambienne et a été impliqué dans une tentative de coup d’État », a-t-il déclaré à la Cour. « Bunja Darboe n’est pas innocent non plus, car il a également participé à une tentative de coup d’État contre le gouvernement légitime du pays. Il est évident qu’aucun d’entre eux n’avait pour objectif de promouvoir les droits de l’homme lorsqu’ils ont organisé leurs coups d’État. Musa Saidykhan et Madi Ceesay ont publié de fausses informations. Baba Jobe était un criminel de guerre qui figurait sur la liste des sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies pour sa participation au commerce illicite de diamants de sang dans le cadre de la guerre civile au Liberia et en Sierra Leone. »

Ce mercredi-là, Sonko semblait plus anxieux que jamais. Il avait devant lui un document qu’il lisait attentivement. Pendant les pauses, il se levait, les mains dans les poches de son pull, et regardait le plafond comme s’il attendait d’être sauvé. Pendant l’une des pauses, le procureur général s’est approché pour parler à l’accusé, et ils ont semblé avoir une conversation amicale.

Pas de traduction, pas de commentaire

Le jeudi, l’accusé semblait un peu moins anxieux mais toujours tendu, plus occupé que jamais. Une pile de documents se trouvait devant lui, et il utilisait son marqueur pour annoter les pages. Lorsque la parole lui a enfin été donnée, Sonko a d’abord exprimé sa déception à l’égard du tribunal, qui avait « refusé » de lui fournir une traduction de l’allemand, la langue dans laquelle les plaidoiries finales ont été exprimées, vers l’anglais.

Il a commencé par dire qu’il ne pouvait pas commenter les plaidoiries parce qu’il ne savait pas ce qui avait été dit contre lui, en raison de l’absence de traduction. Il a cependant déclaré à la Cour qu’il avait remarqué que les plaignants avaient modifié leurs déclarations antérieures. « Je regrette qu’ils se soient ainsi discrédités en mentant, dans le seul but de soutenir l’accusation portée contre moi, au mépris de la vérité. Je ne leur en veux pas et je comprends l’importance de ce procès pour eux. »

Un dicton africain dit que « la justice n’est pas la justice si, dans votre quête de justice, vous tuez un innocent pour atteindre la personne qui vous a fait du mal  », a ajouté l’ancien ministre de l’Intérieur.

« Vous m’avez détenu pendant plus de sept ans sans procès et dans des conditions indignes, a-t-il déclaré à la Cour, dont aucune autorité suisse n’a jamais voulu examiner la légalité. Je suis détenu à l’isolement depuis près de deux ans, ce qui a eu de graves répercussions sur ma santé et a notamment causé des lésions permanentes à l’un de mes yeux, ce qui constitue donc un délit au regard du droit suisse ».

« Une histoire de colonialisme et de racisme »

« Vous semblez vous intéresser à ce qui s’est passé dans mon pays, aux conditions de vie dans ses prisons, aux actions de sa police et de ses autorités. Vous portez un regard condescendant sur les moyens dont nous disposons au sein du gouvernement pour tenter d’assurer son développement. Naturellement, et probablement sans y penser vraiment, vous vous inscrivez dans une histoire de colonialisme et de racisme. Vous devez comprendre que nous ne pouvons pas faire de miracles dans ces conditions. Si un pays aussi riche et développé que le vôtre n’est pas en mesure d’offrir à ses prisonniers des conditions de détention dignes, comment voulez-vous que nous en soyons capables ? » a-t-il demandé.

« Pendant sept ans, j’ai subi la haine, le mépris et les mensonges de vos autorités, a ajouté Sonko. Après sept ans de détention préventive en Suisse, j’ai l’impression que votre système judiciaire est basé sur l’arbitraire et condamne systématiquement les étrangers. Vous m’avez laissé m’exprimer devant vous plus que jamais depuis sept ans, mais je ne sais pas si vous m’avez entendu. »

Les parties attendent maintenant le verdict, dont la date n’est pas encore connue.

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