A Rebero, la mémoire politique du génocide

Le 13 avril a eu lieu la cérémonie de clôture officielle de la 30ème commémoration du génocide des Tutsis au Rwanda. Elle s’est déroulée sur le mont Rebero, qui domine la capitale Kigali. Le lieu même où, en 1995, avaient eu lieu la première commémoration et l’inhumation d’une douzaine de personnalités politiques assassinées en avril 1994. Neuf autres Rwandais, tués il y a 30 ans, ont été honorés cette année pour leur opposition politique au génocide. 

Un homme scrute les noms de victimes du génocide au mémorial du mont Rebero, à Kigali.
Un homme scrute les noms de victimes du génocide au mémorial du mont Rebero, à Kigali, le 13 avril 2024. Photo : Thierry Cruvellier
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A 29 ans d’écart, le contraste est saisissant. 

Le 7 avril 1995, le Rwanda était exsangue et ses élites politiques encore abasourdies par le grand massacre d’avril-juillet 1994. En trois mois, des centaines de milliers de Rwandais étaient tombés sous les coups de machettes, de gourdins cloutés, de grenades et de balles de leurs concitoyens, souvent leurs voisins – 800,000 morts selon une estimation de l’ONU, plus d’un million, selon un décompte des autorités rwandaises, effectué plusieurs années plus tard. Le crime commis contre les Tutsis devenait le troisième génocide reconnu dans un siècle balafré par les tueries de masse. A leurs côtés, avaient aussi succombé des milliers de Hutus qui s’étaient opposés aux forces extrémistes du « Hutu Power », l’idéologie ayant abouti au projet d’extermination de leurs compatriotes tutsis.

Un an après le cataclysme, un gouvernement d’union nationale – qui rassemblait des membres du mouvement politique et militaire du Front patriotique rwandais (FPR), vainqueur de la guerre, et des rescapés parmi ces opposants hutus – avait organisé la première commémoration du génocide. Le lieu choisi était le Mont Rebero, qui domine Kigali, la capitale. La plupart des maisons de la ville étaient encore détruites ou criblées de balles, les fosses communes sentaient toujours fortement la mort, les urgences de la reconstruction se chassaient l’une l’autre, et des militaires patrouillaient ou montaient la garde partout. Deux millions de Rwandais étaient réfugiés aux frontières, tandis que plusieurs autres millions étaient déplacés à l’intérieur du pays. Quant aux prisonniers accusés de génocide, ils mourraient par dizaines dans des espaces carcéraux dantesques. Aucune justice n’avait été rendue. 

A Rebero, les ossements de quelque 6,000 victimes anonymes avaient été rassemblés dans 200 cercueils de fortune, d’où s’échappaient l’odeur âcre et rémanente de la décomposition des corps, odeur que des femmes essayaient de dissiper en les aspergeant de parfum. Des tombes fraîchement creusées attendaient de recevoir ces cercueils. Derrière un simple fil, des rescapés en modeste tenue se pressaient, debout, derrière des banderoles dénonçant l’abandon de la communauté internationale et réclamant justice. Une douzaine de ces caisses en bois, posées sur des bâches en plastique de l’ONU et recouvertes comme les autres d’un tissu violet, la couleur du deuil chez les catholiques, portaient un nom. Celui d’une personnalité que l’on pouvait considérer avoir été tuée à cause de son engagement politique d’opposition au Hutu Power, quand bien même certains avaient été victimes d’une double peine : ils étaient à la fois opposants et Tutsis.

A gauche, le 7 avril 1995, les cercueils de responsables politiques rwandais assassinés pour leur opposition à l'extrémisme hutu sont inhumés au Mont Rebero, à Kigali. A droite, sur le même lieu devenu mémorial, les tombes complètement réhabilitées de ces victimes, le 13 avril 2024. Photos : Thierry Cruvellier

Le symbole de Boniface Ngulinzira

Le 13 avril 2024, 29 ans plus tard, c’est un Rwanda officiel fier de son impressionnante renaissance, qui se retrouve à Rebero pour la cérémonie de clôture de la semaine des 30èmes commémorations, sous trois grands chapiteaux dont les toiles solides pointent au ciel comme des épines, autour d’un mémorial aux allées et tombes impeccablement carrelées, au milieu de carrés de buis, de flamboyants, de candélabres, de palmiers et d’eucalyptus. Douze personnalités inhumées en 1995 sont toujours là, dans des sépultures dignifiées et méconnaissables par rapport à leur allure rudimentaire d’origine. Celle de la plus célèbre d’entre elles, Agathe Uwilingiyimana, première ministre haïe par les extrémistes hutus et assassinée au matin du 7 avril 1994, à l’âge de 40 ans, a depuis été transférée au Mémorial des héros de la nation, près du stade Amahoro. A Rebero, de longs murs en granit noir, où ont été inscrits les noms de milliers de victimes, referment en contrebas le terrain en pente douce d’un mémorial tiré au cordeau. Si la politique mémorielle du Rwanda au lendemain du génocide était encore mouvante, discutée et plurielle, elle est depuis au moins vingt ans solidement structurée, organisée autour de multiples sites soignés, éparpillés dans le pays, suivant un récit rigoureusement inculqué à tous. Ce devoir de mémoire constitue un axe central pour le pouvoir. Quatre de ces mémoriaux sont désormais inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco, une marque de reconnaissance qui, jadis, aurait été méprisée. 

Et aujourd’hui, le gouvernement a décidé d’honorer neuf autres personnalités assassinées en 1994 à cause de leur engagement politique : deux préfets et trois bourgmestres qui ont notoirement résisté dans leurs localités avant d’être éliminés par les tueurs, un dirigeant de parti d’opposition, un professeur d’université démissionnaire du parti présidentiel, un journaliste militant proche du FPR, et un ancien ministre de premier plan. Des Hutus, des Tutsis et d’autres à l’appartenance ambiguë. 

Comme souvent, il y a un petit élément troublant d’improvisation dans le Rwanda ordonné, discipliné et performant de 2024. Aucune plaque n’a été préparée pour les neuf victimes mises à l’honneur. Leurs nouvelles tombes sont encore vierges de toute inscription. Au moins une famille des neuf victimes honorées n’a reçu son invitation qu’une semaine avant la cérémonie. Mais elles sont toutes représentées. 

Et c’est l’ancien ministre, Boniface Ngulinzira, sur qui la lumière s’est longtemps posée, à travers le témoignage de trois de ses quatre enfants qui ont marqué la cérémonie par le récit de leur terrifiante odyssée, entre avril et juillet 1994. Professeur d’université au moment de son assassinat, Ngulinzira symbolise à plusieurs égards le devoir de mémoire affirmé à Rebero. Cet ancien dirigeant du Mouvement démocratique républicain (MDR), parti majeur de l’opposition démocratique apparue au Rwanda en 1991 et dissous en 2003, a été ancien ministre des Affaires étrangères et chef de la délégation du gouvernement rwandais, alors dirigé par l’opposition, pour négocier les accords de paix d’Arusha, qui seront signés par son successeur en août 1993. Un « traître », un « inyenzi » (cafard) aux yeux des extrémistes. Un homme dont les documents d’identité avaient apparemment été retirés des registres par ses ennemis, et qui avait réclamé aux autorités qu’elles lui donnent l’identité de leur choix – Hutu ou Tutsi. Peu lui importait. Un homme qui a aussi péri à cause de la lâcheté et de l’abandon des forces de l’ONU présentes au Rwanda en avril 1994, plus précisément à cause du contingent belge. Ces anciens colons du Rwanda, qui avaient institué la mention ethnique sur les cartes d’identité, s’étaient repliés début avril dans le camp de l’Ecole technique officielle (ETO) avant de s’en retirer brutalement, le 11 avril, laissant trois mille Tutsis – et la famille Ngulinzira – aux mains des miliciens qui allaient les massacrer. Une page de honte dans l’histoire de la communauté internationale qui a fait l’objet de nombreuses enquêtes et que certains ont appelé le « Srebrenica rwandais ».

Ngulinzira avait 43 ans quand il a été tué en fuyant l’ETO, l’âge de sa fille Solange aujourd’hui, venue témoigner à Rebero. Le corps de l’ancien ministre, comme tant d’autres, n’a jamais été identifié. Mais il a désormais une sépulture parmi les gens d’honneur.

A gauche, le 7 avril 1995, le journaliste et militant politique rwandais André Kameya, assassiné en juin 1994, est enterré sur le Mont Rebero, à Kigali, lors de la première commémoration du génocide. A droite, sa sépulture aujourd'hui, sur les mêmes lieux. Photos : Thierry Cruvellier

Mémoire double

Analysant l’événement mémoriel en 1995, l’historien Rémi Korman écrivait, à la veille de la 20e commémoration, en avril 2014 : « La cérémonie organisée sur le site de Rebero respect[ait] l’esprit d’union nationale : une place égale est accordée aux deux catégories de victimes. L’expression “Itsembabwoko n’itsembatsemba” (génocide et massacres) renvoie alors clairement au génocide commis contre les Tutsis ainsi qu’aux massacres de Hutus pour des raisons politiques, les deux étant considérés comme indissociables. » 

Depuis, l’expression officielle n’intègre plus les opposants hutus. Seul demeure le génocide des Tutsis. Et pourtant, la cérémonie de 2024 a en partie semblé renouer avec cette mémoire double des victimes des génocidaires. Théoneste Gafaranda, Jean-Marie Vianney Gisagara, Jean-Baptiste Habyarimana, Callixte Ndagijimana, Boniface Ngulinzira, Narcisse Nyagasaza, Jean-Gualbert Rumiya, Godefroid Ruzindana, Vincent Rwabuwisi : « C’est grâce à ce qu’ils ont fait qu’on les honore », a déclaré le ministre de l’Unité nationale et de l’engagement civique, Jean Damascène Bizimana. « Ils ont décidé de s’opposer à un gouvernement divisionniste qui faisait la promotion du génocide. Que leur valeur demeure une lumière pour les Rwandais. »

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