« Le seul génocide dans les Balkans a été celui contre les Serbes » : ce graffiti de grande taille est apparu dans le centre de Belgrade en juin 2024. Il était signé par la Narodna Patrola (Patrouille populaire), un groupe d’extrême droite, mais depuis lors, personne ne l’a effacé et il a même été repeint récemment. Ce graffiti reflète une croyance courante en Serbie et implicitement approuvée par les partis au pouvoir.
La question de la responsabilité des crimes de guerre commis pendant les conflits des années 1990, et en particulier la reconnaissance du génocide de Srebrenica en 1995, reste un sujet sensible pour de nombreuses personnes en Serbie, et le rôle des autorités a souvent été d’attiser les tensions plutôt que de les apaiser. Quelques exemples récents liés à Srebrenica illustrent bien cette approche, courante dans le pays.
« Nous ne sommes pas un peuple génocidaire ! »
« Vous ne voyez pas ce qu’ils nous font subir ? Avec cette résolution ! Nous ne sommes pas un peuple génocidaire ! », s’exclame d’un ton agité et bouleversé une vieille connaissance vivant à Belgrade. Les jours qui ont précédé l’adoption en mai 2024 de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, proclamant le 11 juillet Journée internationale de commémoration du génocide commis à Srebrenica, ont été marqués par de nombreuses déclarations de ce type. J’ai précisé que le projet de résolution avait été amendé afin d’exclure explicitement la notion de culpabilité collective de tout un peuple. « Oh oui ! Et vous croyez ce qu’ils écrivent dans ces documents ? ... » a-t-elle poursuivi, avant de se lancer dans une série de récriminations contre la communauté internationale, avançant des arguments qui visent à présenter le peuple serbe comme victime d’un complot international.
En mai 2024, à l’approche du vote, tant en Serbie qu’en Republika Srpska, l’une des deux entités de Bosnie-Herzégovine à majorité ethnique serbe, une intense campagne médiatique était menée contre l’adoption de la résolution. Le message clé était « mi nismo genocidan narod », que l’on pourrait traduire par « nous ne sommes pas un peuple génocidaire ». Et la campagne menée par les autorités, tant dans la région qu’à l’étranger, était implacable.
Des citoyens ordinaires aux médias en passant par les institutions, le message était répété sans cesse et régulièrement relancé par les autorités serbes et de la Republika Srpska : le président serbe lui-même a publié sur son profil Instagram une vidéo, au nom de la Serbie et de la Republika Srpska, au ton plutôt inquiétant, réitérant le slogan : « Nous ne sommes pas un peuple génocidaire. Nous nous souvenons... ».
Le slogan a recouvert les principaux bâtiments de la capitale, tels que la nouvelle tour de Belgrade, le bâtiment futuriste Beograd na Vodi, qui affichait le même message sur son immense écran lumineux : « Nous ne sommes pas un peuple génocidaire ». Ces mêmes mots ont ensuite été repris par l’Église orthodoxe serbe, qui a ordonné à toutes les églises de sonner leurs cloches à midi le jour de l’adoption de la résolution, et le patriarche lui-même a appelé les fidèles à faire preuve de tolérance et de fermeté face aux accusations injustes portées contre le peuple serbe. Des graffitis et des banderoles sont apparus dans toute la ville dans le cadre d’une action clairement coordonnée.
Les tentatives de la diplomatie serbe et des principales personnalités politiques pour contrer la résolution ont été très suivies par la presse nationale, en grande partie sous l’influence des principaux partis. Au premier plan figuraient les tabloïds, dont les titres allaient de « Les Serbes ne sont pas un peuple génocidaire » à « La lutte contre les grandes puissances » en passant par « La dure bataille pour la Serbie et le peuple serbe ». Les tabloïds ont été rejoints par Politika, un quotidien serbe bien établi, dans un article intitulé « La revanche allemande sur les Serbes », qui expliquait que le parrainage par l’Allemagne de la résolution sur Srebrenica n’était rien d’autre que le dernier exemple en date du revanchisme allemand envers les Serbes, qui a commencé dans les années 1940. Enfin, la veille du vote à l’Onu, la Radio-Télévision serbe a programmé un documentaire en prime time sur les « crimes impunis », c’est-à-dire les crimes commis contre les Serbes dans la région de Srebrenica.
Une « victoire morale » sur la résolution de l’Onu
Le président serbe Aleksandar Vučić s’est rendu lui-même à New York pour mener une offensive diplomatique de grande envergure dans l’objectif de bloquer la résolution. Dans un message émotionnel publié sur Instagram, Vučić a promis de faire de son mieux pour défendre le peuple serbe. Le ministre des Affaires étrangères, Marko Đurić, a expliqué dans une opinion publiée dans Politico que la résolution contribuera plutôt à accroître les divisions dans les Balkans qu’à promouvoir la réconciliation.
Le jour du vote à l’Assemblée générale, Vučić a conclu la session enveloppé dans le drapeau serbe. Finalement, la résolution a été adoptée par 84 voix pour, 19 contre et 68 abstentions. La surprise du jour a été le nombre élevé d’abstentions, résultat évident de l’offensive diplomatique menée par les dirigeants serbes qui, à leur retour au pays, ont pu présenter la mission comme un succès paradoxal, étant donné que le peuple serbe n’a pas été qualifié de « génocidaire » (notamment parce qu’une telle étiquette n’existe pas).
Les premières pages des tabloïds et de Politika, le 24 mai, célébraient sans surprise une « victoire morale » malgré la défaite. Dans le centre de Belgrade, dans la soirée du 23, un cortège « spontané » de voitures arborant des drapeaux serbes a défilé dans les rues. Personne ne savait s’ils célébraient la défaite juridique ou la « victoire morale ».
L’aveu de Krstić concernant le génocide de Srebrenica
Le vacarme autour de la résolution sur Srebrenica contraste fortement avec le silence qui a entouré la lettre de Radislav Krstić au Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI). En novembre 2024, une lettre manuscrite de Krstić, ancien général de l’armée serbe de Bosnie, a été diffusée, dans laquelle il reconnaissait être l’un des auteurs du génocide de Srebrenica et penser chaque jour aux victimes et à leurs familles. Cette lettre était présentée à l’appui d’une demande de libération anticipée.
Krstić a été arrêté en 1998 et a été le premier accusé à être condamné pour complicité dans le génocide de Srebrenica. Krstić, aujourd’hui âgé de 76 ans, purge une peine de 35 ans de prison. La lettre, datée du 18 juin 2024, a été écrite peu après l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de la résolution sur le génocide de Srebrenica. Elle n’a été rendue publique qu’en novembre, lorsque Krstić a écrit à la présidente du MTPI, Graciela Gatti Santana.
Rédigée d’une main tremblante, la lettre fait référence à la résolution de l’Onu et indique que, bien qu’il n’ait pas le droit de le faire, Krstić lui-même aurait voté en faveur de la résolution. « Mon nom est mentionné parce que j’ai facilité le génocide, mon nom est mentionné parce que j’ai commis un crime inimaginable et impardonnable. »
Le message de Krstić semble également s’adresser aux dirigeants serbes de Belgrade et de Banja Luka : « Je voudrais que tout le monde comprenne qu’un génocide ne peut être commis par un peuple, qu’il n’y a pas de peuples qui commettent des génocides, mais que le génocide de Srebrenica a été commis par des individus et que ce sont eux seuls qui sont à blâmer et [...] que je suis malheureusement l’un d’entre eux. » Krstić espère que les générations futures liront et comprendront ses mots afin que ce qui s’est passé à Srebrenica ne se produise plus jamais. Enfin, Krstić écrit que s’il est libéré et si les victimes le permettent, il aimerait se rendre au Mémorial de Potočari pour se recueillir devant les victimes et leur demander pardon.
La lettre de Krstić a été presque totalement ignorée par les médias de Belgrade, alors qu’ils avaient largement couvert l’agression dont Krstić avait été victime de la part d’autres détenus dans une prison britannique. Les (rares) médias qui ne partagent pas la position du gouvernement ont rapporté la nouvelle et publié le texte intégral de la lettre, qui contredit la position officielle du gouvernement serbe et qui qualifie sans détour Srebrenica de « génocide ».
La militante des droits humains Nataša Kandić, quant à elle, s’attendait à ce que la lettre provoque une réaction de la part des autorités, du public et de l’élite intellectuelle : « Ça été une énorme occasion manquée [...] Cette lettre a été accueillie par le silence et le mépris, et ce qui est le plus décevant, c’est que, apparemment, même l’opposition adopte la règle du silence », a-t-elle déclaré. Finalement, le MICT a rejeté la demande de libération anticipée de Krstić au motif que son expression de remords ne répondait pas au « seuil élevé » de réhabilitation nécessaire.
Le « crime terrible » de Srebrenica
Tout ce qui précède éclaire quelque peu la position du gouvernement serbe, et en particulier du Parti progressiste serbe (SNS) qui dirige le pays depuis 2012, principalement en coalition avec le Parti socialiste de Serbie et d’autres petits partis de centre-droit.
La question des crimes de guerre, et en particulier du génocide de Srebrenica, a toujours été un sujet très difficile pour la Serbie. Les autorités serbes se sont généralement toujours abstenues de qualifier Srebrenica de génocide. Une reconnaissance partielle, après de nombreuses années de déni, n’est intervenue qu’en 2010 : alors que le Parti démocratique était au pouvoir, l’Assemblée nationale de Serbie, après plus de 12 heures de débat, a adopté une déclaration sur Srebrenica condamnant les crimes sur la base des conclusions de la Cour internationale de justice (à savoir un génocide). Cependant, au fil des ans et après l’arrivée au pouvoir du SNS en 2012, le discours a progressivement changé.
Vučić, déjà en 2010, alors chef de l’opposition, a déclaré qu’un « crime terrible » avait été commis à Srebrenica, s’abstenant de le définir plus précisément. La définition vague de « crime terrible », qui ne correspond à aucune catégorie de crime international et n’implique donc aucune obligation légale de poursuivre et d’accorder des réparations, est devenue le terme standard utilisé par les autorités serbes et de la Republika Srpska pour définir le génocide de Srebrenica. Très souvent, le « crime terrible » de Srebrenica est mentionné en regard d’autres épisodes dont les Serbes ont été victimes, notamment le « pire de tous les crimes », expression désignant les massacres de Serbes pendant la Seconde Guerre mondiale dans le camp de concentration de Jasenovac, où des dizaines de milliers de Serbes (ainsi que des Roms et des Juifs) ont été tués par les ustašas croates. Pour honorer la mémoire des victimes, les autorités ont créé en 1992 à Belgrade le Musée des victimes du génocide.
L’attitude des autorités serbes se reflète également dans les mauvaises performances du système judiciaire dans le traitement des crimes de guerre. Depuis 2016 en particulier, le système judiciaire a été extrêmement lent et s’est principalement occupé d’affaires transférées de Bosnie-Herzégovine. Et lorsque des affaires liées à Srebrenica sont transférées par le système judiciaire de Bosnie-Herzégovine au système judiciaire serbe, elles ne sont pas qualifiées de génocide, mais de crimes de guerre. Environ 1 700 affaires sont au stade préliminaire de l’enquête, c’est-à-dire au ministère de l’Intérieur, et on ne sait pas quand et si elles feront l’objet de poursuites : la Serbie présente toutes les caractéristiques d’un pays sous contrôle et le système judiciaire, bien que formellement indépendant, ne fait pas exception.
Réhabilitation des criminels de guerre
La réhabilitation des criminels de guerre est également au goût du jour : par exemple, des portraits de l’ancien chef de l’armée de la République serbe de Bosnie Ratko Mladić ont longtemps été protégés par la police dans le centre de Belgrade, et des criminels de guerre condamnés ont été invités à donner des conférences à des élèves dans des écoles (via une liaison vidéo depuis les prisons où ils purgent leur peine). D’anciens responsables de la sécurité de l’État ou de la guerre, qui pourraient faire l’objet d’une enquête pour ce qu’ils ont fait en Bosnie-Herzégovine, ont récemment été employés pour réprimer les manifestations étudiantes. D’autres anciens chefs paramilitaires ont été nommés à la présidence du conseil d’administration du Théâtre national de Serbie.
Malgré toutes les preuves judiciaires et toutes les condamnations pour génocide, les déclarations internationales ainsi que le travail de courageux militants serbes, les autorités serbes sont revenues à des positions très similaires à celles de l’ancien président Slobodan Milošević sur la responsabilité de la Serbie : toutes les parties ont commis des crimes, donc toutes les parties sont coupables, c’est-à-dire que personne n’est coupable, mais, comme le résume le graffiti dans le centre de Belgrade… seuls les Serbes ont été victimes du génocide.
Massimo Moratti est un expert en droits humains qui vit et travaille entre la Bosnie-Herzégovine et la Serbie depuis plus de 20 ans. Durant ce temps passé dans la région, il a travaillé pour des organisations gouvernementales et non gouvernementales sur des questions liées au droit au logement, au droit foncier et au droit de propriété, à la justice transitionnelle, aux migrations et à la liberté des médias. Il écrit régulièrement pour Osservatorio Balcani Caucaso Transeuropa. Il est titulaire d'un master en droit international sur les droits humains de l'université d'Essex et d'une maîtrise en sciences internationales et diplomatiques de l'université de Trieste.