Poursuites pour crimes de guerre en Serbie : un simple exercice formel ?

Les poursuites pour crimes de guerre en Serbie au sujet des conflits des années 1990 sont le miroir de l’évolution politique de la société serbe au cours des dix dernières années. La stratégie établie en 2016 était considérée comme une étape nécessaire à l'adhésion du pays à l'Union européenne. Mais elle n'a pas entraîné de changements significatifs. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine et les tensions au Kosovo exacerbent un peu plus les sentiments nationalistes.

Un homme est debout sur une estrade avec un grand drapeau de la Serbie en arrière-plan. Il tient un petit drapeau de l'Union européenne.
En Serbie, les poursuites pour crimes de guerre relèvent plutôt d'un exercice consistant à "cocher des cases" en vue de l'adhésion à l'Union européenne, sans réelle concession au nationalisme. © Andrej Isakovic / AFP
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Poursuivre les crimes de guerre, crimes contre l'humanité et crime de génocide en Serbie revient à traiter trois conflits : celui de 1991-1995 avec la Croatie, celui de 1992-1995 en Bosnie-Herzégovine (BiH) et celui de 1998-1999 au Kosovo. Dans les deux premiers conflits, les dirigeants politiques et les services de sécurité serbes ont joué un rôle clé dans la création, l'armement et le soutien aux républiques sécessionnistes de Croatie et de Bosnie. Pour ce qui est du conflit au Kosovo, les responsabilités de la Serbie découlent de la répression armée de la population albanaise du Kosovo et du conflit qui s'en est suivi avec l'Armée de libération du Kosovo, la faction armée de la population albanaise. Alors que dans tous ces conflits, les autorités serbes figurent parmi les auteurs présumés, les Serbes de souche, actuellement déplacés en Serbie depuis la Croatie, la Bosnie et le Kosovo, figurent également parmi les victimes. Cela entraîne plusieurs options pour les procureurs serbes et les autres procureurs de la région lorsqu'ils s'attaquent aux crimes de guerre : appliquer une juridiction territoriale limitée par rapport au lieu où les crimes ont été commis, respecter une coopération régionale, ou prendre en compte la nationalité des victimes ou des auteurs, en gardant à l'esprit que tant les premières que les seconds ont souvent une double nationalité et peuvent vivre dans un autre pays de la région.

Les poursuites nationales pour crimes de guerre en Serbie ont commencé en 2003, trois ans après l'éviction de Slobodan Milosevic, le dirigeant de la Serbie pendant les trois conflits. À l'époque, les nouvelles autorités de Belgrade étaient désireuses de regagner une crédibilité internationale après avoir subi des sanctions et un isolement international.

La transition a toutefois été incomplète et s'est appuyée sur des coalitions politiques précaires et instables. De larges pans du secteur de la sécurité, notamment la police, les forces armées et les services de sécurité intérieure, n'ont pas été touchés par les réformes et ont bénéficié du soutien de certains des nouveaux acteurs politiques. D’importantes parties de la société serbe pensaient que la Serbie avait été victime de puissances extérieures qui avaient juré de faire imploser la Yougoslavie. En raison du manque de liberté des médias, les crimes commis par les républiques séparatistes serbes en Bosnie et en Croatie ou par les forces serbes au Kosovo étaient peu ou pas connus.

Retour aux années 1990 ?

Parallèlement à la transition politique, la Serbie a entamé un processus d'adhésion à l'Union européenne (UE). Dans le cadre de ce processus, la Serbie est tenue, entre autres, de réformer et de démocratiser ses institutions. Après quelques années de progrès modérés dans les premières étapes du processus d'adhésion, les forces politiques qui avaient dominé les années 1990 ont réussi à revenir progressivement au pouvoir, à la suite des élections de 2012. Cela a suscité des inquiétudes pour le processus d'adhésion à l'UE. Le nouveau gouvernement a d'abord affirmé avoir procédé à des réformes et s'est engagé à poursuivre sur la voie de la démocratie. Cependant, au fil du temps, ses tendances les plus autoritaires et antidémocratiques ont refait surface, notamment après qu'Aleksandar Vucic, ancien ministre de l'Information à l'époque de Milosevic, soit devenu président en 2017 et que son parti ait obtenu 188 sièges sur 250 au parlement en 2020. En conséquence, alors qu'il y a 5 ans la Serbie était considérée comme un pays libre, aujourd'hui elle n'est considérée que partiellement libre par l'organisation Freedom House. Après des années de déclin constant, sa position dans l'indice de démocratie 2020 établi par The Economist était pire que celle de 2006. La société semble divisée entre des aspirations progressistes et pro-UE et des valeurs plus traditionnelles et nationalistes. De nombreux observateurs se sont inquiétés du fait que la politique du pays était revenue aux années 1990. La question non résolue du Kosovo, que la Serbie continue de considérer comme faisant partie de son territoire, entretient les tensions et alimente le nationalisme.

Des poursuites pour crimes de guerre liées à l'adhésion à l'UE

Les poursuites nationales des crimes de guerre ont été directement affectées par la dynamique interne du pouvoir en Serbie. L'ensemble du processus peut ainsi être divisé en deux phases distinctes.

Une première phase couvre la période entre 2003 et 2015. Elle coïncide avec la création du Bureau du procureur chargé des crimes de guerre (WCPO), du Service d'enquête sur les crimes de guerre (WCIS) et d'un département spécial au sein de la Haute Cour et de la Cour d'appel de Belgrade en tant que tribunaux de première et deuxième instance chargés des crimes de guerre. Cette période a été caractérisée par un manque initial d'indépendance du pouvoir judiciaire, des attaques régulières contre le WCPO par des politiciens locaux et des appels répétés à sa fermeture car il refusait de mener des procès par contumace de citoyens étrangers, c'est-à-dire principalement des Albanais, des Bosniaques (Bosniens musulmans) et des Croates présumés responsables de crimes contre les Serbes.

Au cours de cette période, comme le rapporte l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), 60 actes d'accusation ont été déposés et 162 personnes au total ont été inculpées, ce qui a donné lieu à 41 dossiers ayant conduit à 49 procès différents (les tribunaux ont parfois tenu des procès séparés pour différents accusés dans la même affaire). Sur ce total, 27 procès ont été menés à terme, aboutissant à la condamnation d'environ 60 % des accusés. Les autres procès étaient en cours en première ou deuxième instance.

Il faut cependant noter que sur ces 41 affaires, 10 avaient été transférées depuis d'autres pays, la plupart depuis la Bosnie, après qu'une enquête complète ait déjà été menée dans le pays d'origine. Selon l'OSCE, le WCPO a ouvert environ trois enquêtes par an et chaque procureur du WCPO a ouvert une enquête qui a abouti à un procès tous les trois ans. D'autres organisations qui suivent cette question sont parvenues à des conclusions similaires. Le Humanitarian Law Center (HLC), une importante ONG serbe qui suit les questions relatives aux crimes de guerre, a conclu que le manque d'efficacité des enquêtes était dû au manque de ressources et à une coopération souvent médiocre de la part du WCIS. En outre, l'organisation a constaté que l'accent était mis de manière excessive sur des responsables de faible rang au sein de la police et de l'armée, tandis que les personnes de haut rang n'étaient pas poursuivies. Des questions similaires ont été soulevées par Amnesty International (AI), qui a constaté un manque de volonté politique et de stratégie pour poursuivre les crimes de guerre en Serbie, ainsi qu’une mauvaise coordination entre les organes de l'État.

Le HLC et AI ont exhorté l'Union européenne à ne pas laisser passer l'occasion du processus d'adhésion à l'UE pour s'assurer que la Serbie adopte une approche stratégique sur les poursuites pour crimes de guerre et accélère le rythme de ces poursuites et des procès. Le HLC est allé jusqu'à élaborer une stratégie modèle pour la poursuite des crimes de guerre, qui a servi de schéma directeur pour la première stratégie nationale. Fin 2015, les autorités serbes ont finalement convenu qu'il s'agissait d'une étape nécessaire et les progrès en matière de poursuite des crimes de guerre sont devenus partie intégrante du processus d'adhésion à l'UE.

Des performances décevantes depuis 2016

Cela a ouvert une deuxième phase dans la poursuite des crimes de guerre, après l'adoption en février 2016 de la première stratégie pour traiter de crimes sur la période 2016-2020, suivie d’une deuxième stratégie adoptée pour la période allant jusqu'en 2026. Selon cette stratégie, les poursuites des crimes de guerre sont une des étapes les plus importantes pour parvenir à une paix et une réconciliation durables dans la région. Elle reconnaît les lacunes de l'approche précédente, en particulier le manque de poursuites contre les auteurs de haut rang. Elle a été complétée par une stratégie spécifique au parquet, qui a défini des priorités importantes pour guider le travail de ses procureurs pour la période 2018-2023. Il était notamment demandé aux procureurs de donner la priorité aux crimes d'une gravité particulière, à ceux dont les auteurs présumés étaient des individus de haut rang, ceux pour lesquels des preuves étaient disponibles et où il était possible d'activer la coopération avec les pays voisins. Dans ce document, le bureau du procureur rejette la conduite de procès par contumace, bien que dans un plan de travail séparé, la procureure générale chargée des crimes de guerre, Snežana Stanojković, n'a pas exclu cette possibilité en principe. La stratégie n'a toutefois pris aucun engagement quant à une date précise pour son achèvement.

Or, même après l'adoption de cette stratégie, les performances du bureau du procureur et des tribunaux ne se sont pas améliorées. Malgré l'augmentation du nombre de substituts et de personnels, aucun progrès significatif n'a été signalé. Le nombre d'actes d'accusation confirmés pour la période 2016-2020 est resté extrêmement faible, avec 31 actes d'accusation au total, dont 23 transférés de Bosnie-Herzégovine, et seulement 8 provenant de Serbie. Les choses n'ont pas changé en 2021 : seuls 7 actes d'accusation ont été déposés, dont 4 transférés de Bosnie. Au cours de cette période, la Haute Cour a rendu un total de 23 jugements de première instance (18 de 2016 à 2020 et 5 en 2021), tandis que la Cour d'appel a rendu un total de 29 verdicts définitifs (23 de 2016 à 2020 et 6 en 2021). Le taux de condamnation semble être supérieur à 70 %, bien que les données disponibles soient confuses.

Manque de coopération régionale

Ces chiffres sont particulièrement faibles si on les compare aux 1 731 cas figurant au stade de pré-enquête. L'absence de critères clairs de priorisation est largement considérée comme l'un des principaux problèmes. "Au lieu de s'attaquer à des affaires comportant un grand nombre de victimes ou à des auteurs de haut rang dans l'armée et la police, le bureau du procureur travaille sur des affaires ne comportant que quelques victimes", explique Ivana Žanić, directrice exécutive du HLC. Ivan Jovanović, spécialiste de la justice transitionnelle au PNUD, pointe du doigt les lacunes régionales : "Les procureurs de la région devraient avoir des critères communs sur la manière de hiérarchiser les affaires de manière stratégique, plutôt que de prendre des affaires sur une base chronologique ou de simplement choisir des affaires moins complexes." Si la Serbie s'est jusqu'à présent abstenue de mener des procès par contumace, le refus persistant des autorités croates de coopérer sur des affaires spécifiques - à savoir celles liées à l'opération Tempête de 1995, lorsque les forces croates ont reconquis les territoires occupés par une république séparatiste serbe - et la pression actuelle exercée par les politiciens et l'opinion publique, pourraient pousser les autorités serbes à mener de tels procès par contumace. L'une de ces affaires est actuellement examinée par un tribunal de Belgrade et l'on ne sait pas si elle sera poursuivie. L'ouverture de procès in absentia, comme le fait la Croatie depuis un certain temps, est un signal très inquiétant pour la coopération régionale en matière de crimes de guerre : la poursuite de citoyens étrangers en Croatie, en Bosnie et en Serbie pourrait facilement conduire à une politisation des procès pour crimes de guerre. En juin 2022, Serge Brammertz, le procureur en chef du mécanisme international résiduel des tribunaux pénaux des Nations unies, basé à La Haye, a lancé une mise en garde à ce sujet en déclarant que les "décisions politiques de la Croatie visant à bloquer le processus de justice" interfèrent avec la coopération régionale.

Impact de la guerre en Ukraine et des tensions au Kosovo

À l'instar de ce qui se passe en Bosnie, il existe en Serbie un processus de glorification des criminels de guerre. Jusqu'à récemment, des criminels de guerre condamnés siégeaient au Parlement, ils sont régulièrement invités à des émissions de télévision pro-gouvernementales, ou publient leurs mémoires. Une rhétorique dangereuse rappelant les années 1990 refait surface. À l'occasion de la condamnation définitive pour génocide de l'ancien chef militaire bosno-serbe Ratko Mladic par un tribunal de l'Onu en 2021, les principaux dirigeants politiques de Serbie ont clairement déclaré qu'il s'agissait d'un jugement imposé à toute la nation, d'une sorte de vengeance contre le peuple serbe et que le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie avait été créé pour juger les Serbes. En 2022, la guerre en Ukraine - la Russie est un allié traditionnel de la Serbie - et les tensions au Kosovo ont exacerbé les sentiments nationalistes et l’animosité envers l'"Occident". Cela a encore polarisé la société, avec de grandes parties de la Serbie qui soutiennent la Russie et avec un soutien décroissant à l'adhésion à l'UE.

Dans ce contexte, les poursuites nationales pour crimes de guerre semblent rester confinées à un exercice technique, consistant simplement à "cocher des cases" en vue de l'adhésion à l'UE, avec très peu de dossiers traités et sans impact réel sur la société, alors que les victimes, les témoins et les auteurs vieillissent et meurent. Il reste à voir quelle importance l'UE accordera aux retards dans la mise en œuvre effective de la stratégie. Mais plus inquiétant encore, si des procès par contumace devaient être organisés, ils pourraient être considérés comme un outil pour encourager le nationalisme et créer davantage de tensions dans la région plutôt que de promouvoir la réconciliation et une paix durable.

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