« J'avais des plaies ouvertes partout, en sang, et je ne pouvais pas m'asseoir. La seule chose à laquelle je pensais, c'était quand j'allais mourir, que demain ce serait mon tour. C'est cruel. » Le 4 novembre, le juge d'un tribunal néerlandais lit le témoignage de H, un Érythréen qui a été détenu dans un camp libyen. H est arrivé en Italie en 2017, à l'âge de 35 ans, et vit aujourd'hui aux Pays-Bas. Son témoignage, ainsi que ceux d'autres victimes et témoins, surgit dans le cadre du plus grand procès néerlandais jamais intenté pour trafic d'êtres humains, qui a débuté le 3 novembre et devrait durer jusqu'au 26 novembre, le verdict étant attendu en janvier 2026. Le ressortissant érythréen Amanuel Walid, également connu sous le nom de Tewelde Goitom, est accusé d'avoir dirigé un réseau criminel international qui a détenu, torturé, violé et extorqué des réfugiés érythréens en Libye.
Journalistes néerlandais et internationaux, avocats et représentants de la société civile érythréenne ont rempli la salle d'audience et une galerie supplémentaire du tribunal de Zwolle, à 100 km à l'est d'Amsterdam. C’est un des rares procès en Europe concernant un trafiquant présumé d'êtres humains de haut niveau ayant opéré en Libye. Et c'est le premier procès néerlandais en mesure d’examiner l'ensemble du parcours migratoire, de l'Érythrée à l'Éthiopie, en passant par la Libye et l'Europe, explique Gerben Wilbrink, du parquet national, à Justice Info. « C'est vraiment ce qui rend cette affaire unique. »
Les Pays-Bas ont pu y parvenir car de nombreux Érythréens vivant dans le pays ont déclaré avoir été victimes d'extorsion de la part du réseau de Walid. Le suspect a été extradé d'Éthiopie en octobre 2022, accusé d'avoir participé à une organisation criminelle impliquée dans le trafic d'êtres humains, la prise d'otages, l'extorsion et les violences sexuelles entre 2014 et 2018. Le réseau exploitait des camps de détention, principalement à Bani Walid en Libye, où les personnes étaient détenues et torturées jusqu'à ce que leurs familles en Europe paient des rançons de plusieurs milliers de dollars américains. 17 audiences préliminaires se sont tenues dans ce dossier depuis janvier 2023.
La face cachée de l'Érythrée
L’accusé, âgé de 41 ans, entre dans le prétoire escorté par la police, le visage apparemment impassible. Il porte un jean, des baskets et une doudoune bleue entièrement zippée. « Je ne suis pas la personne que vous recherchez, je ne suis pas Walid », déclare-t-il en se penchant légèrement en avant, le dos courbé, s'exprimant par l'intermédiaire d'un interprète. « Tout est entre les mains de mon avocat, je ne parle pas la langue, je ne connais pas ce pays. » Il nie les accusations et avoir jamais mis les pieds en Libye. Pendant le reste de l'audience, il invoque son droit de garder le silence.
Le président du tribunal, René Melaard, explique qu'il est impossible d'établir sa véritable identité, car il utilisait un faux passeport et qu'ils n’ont pu trouver aucun document officiel. Il ajoute que le nom fourni par le suspect lui-même n'était pas correct et que le dossier contenait pour lui 20 pseudonymes différents. « Ce n'est peut-être pas l'aspect le plus important de cette enquête. Ce qui importe, bien sûr, c'est de savoir si vous êtes ou non la personne que de nombreux témoins décrivent comme étant Walid », déclare le juge.
Devant le bâtiment de la cour, environ 25 Érythréens manifestent avec des banderoles exigeant le démantèlement des réseaux de traite des êtres humains. « Arrêtez la répression transnationale du régime érythréen », scandent-ils, appelant à « une enquête sur le lien entre le réseau criminel qui a perpétré la traite des êtres humains et les autorités érythréennes ». Depuis qu'elle a obtenu son indépendance de l'Éthiopie, il y a trois décennies, l'Érythrée est dirigée par le dictateur Isaias Afwerki. Aucune liberté civile n’y prévaut et les citoyens doivent effectuer un service militaire long et brutal. VluchtelingenWerk, une organisation qui vient en aide aux réfugiés aux Pays-Bas, estime que 28.000 personnes d'origine érythréenne vivent aux Pays-Bas. Elles sont souvent menacées et contraintes de payer une taxe de diaspora de 2 % et d'autres contributions financières au gouvernement érythréen, craignant des conséquences comme le refus de services consulaires ou des représailles contre leurs familles, selon un rapport commandé par le gouvernement néerlandais en 2017.
Des hommes et des femmes érythréens de différentes régions des Pays-Bas ont suivi l'affaire au fil des ans et se sont rassemblés au tribunal pour enfin voir les charges débattues publiquement. Parmi eux se trouvait Tadese Teklebrhan, président de l'ONG néerlandaise Eritrean Human Rights Defenders (EHRD). « Nous n'avons aucune expérience de ce type de procès dans notre pays, donc tout le monde est heureux d'être ici », dit-il à Justice Info. En raison de l'intérêt général suscité par cette affaire, le tribunal diffuse le procès en direct en trois langues : néerlandais, anglais et tigrigna.
Les tribulations de Walid et Kidane
Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est devenue une voie de transit pour les migrants qui fuient conflits et pauvreté vers l'Europe. Selon les chercheurs à l'origine du livre « Enslaved », entre 2016 et 2021, environ 114.000 Érythréens sont arrivés en Europe via la Libye. On estime qu'ils ont versé près d'un milliard de dollars aux réseaux de trafiquants.
« Nous considérons Walid comme l'un des trafiquants d'êtres humains les plus prolifiques sur la route centrale de la Méditerranée », déclare le procureur Martijn Kappeyne van de Coppello aux juges. Le ministère public a obtenu environ 200 déclarations de victimes, précise Wilbrink. Une trentaine de témoignages ont été inclus dans l'acte d'accusation. Ils ont été choisis parce qu'ils avaient un lien avec les Pays-Bas, que les victimes vivaient à proximité et pouvaient être entendues par le tribunal, explique Wilbrink. « Mais si vous examinez le dossier et que vous lisez tous les récits, cela concerne des milliers de personnes. »
La portée du dossier est « tout à fait extraordinaire », déclare le juge Melaard. L'enquête, qui a donné lieu à une coopération transfrontalière, compte 25.000 pages. L'instruction néerlandaise débute en 2018, lorsque les procureurs découvrent des appels téléphoniques de chantage à des familles aux Pays-Bas. Ils unissent rapidement leurs forces avec les autorités judiciaires et policières italiennes, ainsi qu'avec celles du Royaume-Uni, d’Espagne, d'Europol et, depuis 2022, de la Cour pénale internationale (CPI).
L'affaire concerne Walid, cinq autres personnes se trouvant aux Pays-Bas et soupçonnées d'avoir participé aux extorsions, ainsi qu'un autre chef de trafiquants, Kidane Zekarias Habtemariam. Kidane est décrit par la police néerlandaise comme « l'un des passeurs les plus notoires et les plus cruels au monde ». Arrêté en Éthiopie en 2020 avec Walid, qui y sera condamné pour trafic d'êtres humains, il s'échappe un an plus tard, avant d'être à nouveau capturé au Soudan, en 2023. Il est condamné pour des infractions financières aux Émirats arabes unis, et la procureure néerlandaise Petra Hoekstra a demandé son extradition afin de le juger pour trafic. Après plusieurs retards, son transfert devrait avoir lieu prochainement, et les juges espèrent toujours entendre Kidane comme témoin dans le procès en cours.
Abandon de charges
L'avocat de la défense, Jordi L'Homme, fait valoir dans un mémoire de 30 pages que Walid a déjà été jugé pour des accusations similaires en Éthiopie et qu'il ne peut donc pas être poursuivi deux fois pour les mêmes infractions. Il soutient que les accusations de blanchiment d'argent devaient être abandonnées, car elles ne figuraient pas dans la demande d'extradition à l'Éthiopie. La défense déclare également que l'accusation « entendait répondre au problème sociétal mondial » que représente les migrations par le biais du droit pénal néerlandais, et que cela « dépassait le champ d'application de ce droit ». Appuyant son propos d'un geste de la main, l'avocate de la défense Simcha Plas conclut que le tribunal n'est pas compétent, car le lien avec les Pays-Bas n'est pas suffisamment fort.
Dans une brève réponse de trois pages, le procureur Kappeyne van de Coppello réplique que les accusations ne sont pas les mêmes qu'en Éthiopie, car elles concernent des victimes différentes. Selon lui, le tribunal est compétent, car certains des crimes présumés ont été commis aux Pays-Bas. Il demande aux juges d'examiner d'abord le fond de l'affaire avant de se prononcer.
Les trois juges ont donné raison au procureur sur ces points, mais ont décidé de rejeter les accusations de blanchiment d'argent et pour le « hawala » (système de paiement traditionnel), car elles ne figuraient pas dans la demande d'extradition.
Un voyage « au risque de sa vie »
« Il s'agit de personnes et nous devons partager leurs histoires », déclare le juge Melaard avant de lire les récits des victimes un par un. « Elles méritent d'être rendues publiques. » Dans le système néerlandais, les témoins ne sont pas entendus par le tribunal mais par un juge d'instruction. Les avocats peuvent alors les interroger et tous les éléments ne sont discutés en public qu'une fois le procès officiellement ouvert.
Le premier témoignage lu par le juge est celui d'une jeune Érythréenne arrivée à Messine, en Sicile, le 4 février 2018, à l'âge de 15 ans. Aucune nourriture ni eau ne sont autorisées à bord du bateau qui traverse depuis la Libye. « Nous ne pouvions rien emporter avec nous, pas même un téléphone. Je ne sais pas nager et nous n'avions pas de gilets de sauvetage », déclare-t-elle aux enquêteurs. Comme beaucoup d'autres victimes, elle est secourue par les autorités italiennes. « Nous étions heureux parce que de l'eau entrait dans le bateau et nous pensions que nous allions mourir. » 157 personnes sont secourues, dont 128 Érythréens. La grande majorité d'entre elles ont la gale et ont toutes été enfermées dans un entrepôt près de la ville libyenne de Bani Walid. Leurs familles ont souvent dû payer entre 3.000 et 6.000 dollars de rançon pour les libérer, déclare le juge. Après que leurs familles ont payé, elles reçoivent un code et sont autorisées à quitter le camp pour se rendre sur la côte. De nombreuses familles ont eu du mal à réunir cette somme ; certaines n'ont pas pu le faire. « Ma mère a dû mendier de l'argent auprès de tout le monde dans le village : famille, voisins, inconnus », déclare la jeune fille.
Le deuxième jour du procès, le juge lit de nombreux autres témoignages. Tous présentent des similitudes tout en mettant en lumière les différents abus commis au cours de ce que le juge qualifie de voyage « au risque de sa vie » entre l'Érythrée et l'Europe. La plupart des personnes ont fui la dictature érythréenne en passant par l'Éthiopie, le Soudan et la Libye, où elles ont été retenues en otage dans l'entrepôt de Bani Walid, parfois vendues à Walid ou à d'autres passeurs. À Bani Walid, à environ 100 km de la côte, le périmètre clôturé qui abritait autrefois un élevage de poulets se compose d'une cour et de quatre grands entrepôts, chacun géré par un passeur. Walid et Kidane y vivent également, dans des maisons plus petites. Leurs entrepôts sont reliés entre eux et les personnes peuvent voir ce qui se passe dans l'autre à travers un trou dans le mur. Plus d'un millier de personnes sont entassées dans l'entrepôt de Walid. Beaucoup de témoins y sont restés entre 3 et 7 mois.
L'enfer à Bani Walid
Walid contrôle plusieurs dizaines de « kapos », des réfugiés venus pour la plupart d'Érythrée qui n'ont pas pu payer leur voyage et sont contraints de travailler pour lui, frappant et torturant les autres réfugiés. Walid leur crie principalement des ordres et se tient à l'écart pour observer. C'est ainsi que les témoins ont compris qu'il était le chef. Les gens sont frappés avec des bâtons en plastique, des tuyaux et des branches ; certains se font asperger de plastique fondu. « Ils vous aspergent d'eau froide, puis ils vous frappent et vous font rouler sur le sol », lit le juge dans le témoignage de E, arrivé à Augusta, en Sicile, en 2017, à l’âge de 16 ans. Il raconte que, après ces traitements, il ne peut plus marcher seul et doit être porté jusqu'aux toilettes, ce qui donne aux kapos une nouvelle occasion de le frapper. Il contracte également la tuberculose et porte encore des cicatrices visibles. Le témoin Y déclare aux enquêteurs qu'il a été suspendu au plafond, les mains vers le bas, pendant 24 heures. « Vous ne pouvez pas vous allonger pour dormir car il n'y a pas assez de place et vous êtes frappé pour faire de la place aux autres », lit le juge dans le témoignage de M., un homme d'une vingtaine d'années à son arrivée en Italie en 2017. Parfois, les accusés auraient frappé les gens directement. « Walid m'a frappé une fois, il a dit que tout le monde devait s'asseoir et je suis resté debout parce que je n'avais pas entendu, et il m'a frappé avec un tuyau sur le dos », déclare M.
Les migrants et leurs familles payent d'abord ce qui leur est présenté comme le voyage jusqu'à la côte, mais lorsqu'ils arrivent à Bani Walid, ils sont contraints de payer à nouveau. « Cela ressemble à de l'esclavage », commente le juge. Jusqu'à ce que leurs proches paient, ils doivent faire la queue tous les jours pour passer un coup de téléphone. Pendant les appels, ils sont frappés par les gardes : « Ils veulent que vous pleuriez ou que vous criiez », déclare T, une femme d'une trentaine d'années qui voyageait avec ses deux jeunes enfants, afin que les familles paient plus rapidement. « J'ai été frappée dans le dos. Je le sens dans mon dos, mais je le sens aussi dans mon cœur. » Le juge demande à Walid si cela « réveille » quelque chose en lui, mais l'accusé reste silencieux.
Les procureurs estiment que chacun des deux passeurs gagnait au moins 1 million de dollars par an, en paiements et rançons. Le juge lit le témoignage de L, la sœur d'un jeune garçon victime de la traite à Bani Walid. Elle a été victime d'extorsion aux Pays-Bas. Elle et ses parents ont dû payer deux fois. Son petit frère l'appelait et lui disait : « Je suis torturé, je suis maltraité, ils menacent de me tuer, alors paie dès que possible », lit le juge. « J'ai commencé à pleurer, c'était la seule chose que je pouvais faire. Si j'avais eu l'argent, bien sûr que j'aurais payé, car je voulais qu'il reste en vie », a déclaré la sœur.
Abus sexuels
Selon les témoins, les conditions dans l'entrepôt sont épouvantables. « Il y avait des poux et de la vermine, quand on se réveillait, il fallait s'en débarrasser », raconte H dans son témoignage lu par le juge. Il a 35 ans lorsqu'il arrive en Sicile, en 2017. Il raconte qu'ils recevaient souvent de la nourriture une fois par jour, un bol de pâtes à partager entre 8 personnes. E, 16 ans, se souvient qu'il pesait 30 kg pour 1,70 m lorsqu'il est arrivé en Sicile. Les témoins ont vu des personnes mourir de faim, de coups, de maladies et d'accouchements. Dans les témoignages, il est également fait référence à plusieurs reprises à des abus sexuels. Selon eux, Walid ou les kapos entraient et appelaient les femmes. Si les femmes refusaient d'avoir des relations sexuelles, elles n'étaient pas autorisées à poursuivre le voyage, explique le témoin M. « Vous êtes impuissant », dit-il. Parfois, les femmes étaient obligées de vivre avec Walid pendant quelques semaines, et certaines tombaient enceintes.
La plupart des témoins ont reconnu Walid et Kidane sur les photos, car ils les voyaient souvent diriger les entrepôts. Certains ont déclaré les avoir parfois vus travailler ensemble, partageant bateaux et camions, tandis qu’ils ont également des supérieurs, les Libyens.
Une fois que les familles ont payé, les témoins doivent attendre leur tour pour se rendre sur la côte. Beaucoup d'entre eux sont chargés dans des camions et transportés pendant plusieurs jours. Puis, après une nouvelle attente, ils sont contraints de monter à bord de bateaux en caoutchouc ou en bois décrits comme « impropres à la navigation ». Mais ils n'ont pas le choix, déclare H. Les Libyens accompagnent le bateau pendant la première partie du trajet, puis le laissent en pleine mer. Depuis 2015, au moins 34.000 personnes auraient trouvé la mort ou seraient portées disparues en Méditerranée alors qu'elles tentaient de rejoindre l'Europe par la mer, selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations unies.






