Pays-Bas : les procès de trafiquants d’êtres humains se font attendre

Un an et six mois après une série d’arrestations de trafiquants d’êtres humains accusés de rançonner des familles vivant aux Pays-Bas, les tribunaux néerlandais progressent lentement vers la tenue de procès. Notre correspondante a assisté aux audiences du tribunal de Zwolle, suivies de près par la communauté érythréenne, d’où sont originaires les accusés.

Entre l’Érythrée et les Pays-Bas, le calvaire des migrants victimes de trafic d'êtres humains. Photo : un migrant dans un centre de détention à Tripoli, en Libye, se tient debout avec une main sur la joue, semblant presque dormir.
Un migrant photographié dans une pièce bondée du centre de détention Tariq Al-Matar, à la périphérie de la capitale libyenne Tripoli, le 27 novembre 2017 - un passage souvent obligé sur la route des réseaux de trafic d'êtres humains vers l'Europe. Photo : © Taha Jawashi / AFP
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Le 16 avril, le juge du tribunal néerlandais de Zwolle est sur le point de décider d’ouvrir son procès par contumace. Son acte d’accusation est prêt, mais le trafiquant érythréen présumé Zekarias Habtemariam Kidane est toujours en détention aux Émirats arabes unis (EAU), à qui les Pays-Bas ont demandé son extradition l’année passée. L’homme est accusé de faire partie d’un réseau de trafic d’êtres humains impliqué dans l’extorsion de fonds.

Les débats lors de l’audience portent sur une signature manquante. Au début de l’année, le procureur a envoyé une citation à comparaître aux EAU, où Kidane fait l’objet d’une autre procédure judiciaire, pour blanchiment d’argent. Mais à ce jour, sa signature – et donc la preuve officielle qu’il l’a bien reçue – n’y a toujours pas été apposée. Après une brève délibération, le juge a décidé qu’il ne pouvait pas être sûr que l’accusé, âgé de 40 ans, était conscient de ses droits et que dès lors le procès ne pouvait pas commencer.

Plus d’une trentaine de personnes remplissaient les bancs du public du tribunal de province, parmi lesquelles des journalistes, des militants d’ONG érythréennes et une poignée d’universitaires. « Chaque communication avec les Émirats arabes unis prend jusqu’à six mois », explique au tribunal la procureure Petra Hoekstra. Abu Dhabi, ajoute-t-elle, n’a donné aucune information récemment sur la demande d’extradition néerlandaise. Kidane, décrit par la police néerlandaise comme étant l’un des « passeurs les plus connus et les plus cruels au monde », est détenu dans ce pays depuis janvier 2023, date à laquelle il a été arrêté au Soudan, après avoir échappé à la justice éthiopienne en 2021. 

Extorsion de familles vivant aux Pays-Bas

Le même jour, le tribunal de Zwolle a examiné le dossier d’un autre trafiquant érythréen, Tewelde Goitom, connu sous le nom d’Amanuel Welid. Les deux suspects, Kidane et Welid, ont été condamnés en Éthiopie pour trafic d’êtres humains. Ils appartiennent à la même organisation criminelle, selon la procureure, qui demande que leurs dossiers soient joints. Elle a également cité cinq autres suspects, tous basés aux Pays-Bas, accusés d’avoir participé aux extorsions de fonds.

Welid a été extradé d’Éthiopie vers les Pays-Bas en octobre 2022, accusé de participation à une organisation criminelle impliquée dans le trafic d’êtres humains, la prise d’otages, l’extorsion et la violence sexuelle. Les accusations portent sur la période allant de 2014 à 2020. La plupart des victimes sont des migrants érythréens qui se sont rendus aux Pays-Bas. Dans son réquisitoire, le procureur a expliqué comment, pendant le voyage, les migrants ont été enfermés dans des camps en Libye, maltraités, torturés et, dans certains cas, tués. Pour les libérer, les familles vivant aux Pays-Bas ont dû payer de fortes sommes d’argent. Les audiences préliminaires dans cette affaire se poursuivent depuis janvier 2023.

Welid n’était pas présent à l’audience. Son avocate, Simcha Plas, exprime aux juges ses inquiétudes concernant la longueur de la procédure, en particulier si celle-ci devait dépendre de l’avancée du dossier Kidane. « Welid est déjà en détention provisoire depuis longtemps », souligne-t-elle à la cour. Kidane a été cité par la défense comme l’un de ses témoins, et la cour débat de la possibilité de recueillir son témoignage en ligne ou en personne.

La prochaine audience est prévue le 4 juillet. Selon Brechtje Van De Moosdijk, attachée de presse du ministère public, l’affaire sera jugée sur le fond « au plus tôt au début de l’année 2025 ».

« Connaître la vérité sur ce réseau de trafiquants »

« Je suis heureux de cette procédure judiciaire et du fait que les victimes puissent obtenir justice », commente en marge de l’audience Tadese Teklebrhan, un Erythréen vivant aux Pays-Bas. Il préside une fondation néerlandaise, Eritrean Human Rights Defenders (EHRD). Comme certains des plaignants, il est arrivé nous dit-il aux Pays-Bas par l’intermédiaire du réseau Welid, en 2015. Il n’est pas partie à l’affaire mais il suit les audiences de près. « Nous n’avons pas de justice en Érythrée, c’est ma première expérience d’un tribunal », confie-t-il.

Pour son collègue de l’EHRD Hadish Mebrahtu, qui dirige par ailleurs Mahber Selam, une organisation d’aide aux réfugiés érythréens arrivant aux Pays-Bas, ce procès a pour but « d’obtenir la vérité sur le réseau de trafiquants ». Les civils érythréens ont du mal à suivre l’affaire, précise Mebrahtu. Mais il pense que le régime érythréen est parfaitement au courant de ce procès néerlandais. Lui et Teklebrhan espèrent que cette affaire ne sera qu’un point de départ. Welid et Kidane ne sont pas à l’origine du problème de la traite des êtres humains, ce problème vient du gouvernement érythréen », affirme Teklebrhan. 

Depuis son indépendance de l’Éthiopie en 1993, l’Érythrée est dirigée par le président Isaias Afwerki. Un régime de parti unique, où il n’y a ni presse libre ni liberté d’expression, et où le service militaire national est obligatoire et peut durer indéfiniment. 

« Le gouvernement érythréen ne laisse rien au hasard », explique Mirjam van Reisen, professeur de relations internationales à l’université de Tilburg, qui suit la procédure. Il serait difficile pour une « organisation criminelle d’opérer en dehors de la connaissance ou du consentement du gouvernement », ajoute-t-elle. Elle étudie ce réseau érythréen de traite des êtres humains depuis 2010. Les recherches de Van Reisen ont documenté les liens entre les responsables de la défense et du renseignement du régime et le gang de Welid et Kidane, qui ont selon elle accédé à une position de leader « avec la collusion et la collaboration du gouvernement érythréen ». Selon le chercheur, le gouvernement contrôle aussi le hawala, un système informel de transfert d’argent utilisé pour extorquer des sommes importantes aux familles des migrants.

Un système de rançon très lucratif

En 2023, Van Reisen et trois de ses collègues ont publié « En esclavage », un ouvrage dans lequel ils dressent la carte du système de rançon. Pour libérer leurs proches des centres de détention libyens, les familles peuvent payer jusqu’à 10 000 dollars américains, expliquent les auteurs. Ces sommes ont atteint 40 000 USD dans la région du Sinaï, en Égypte, où les migrants érythréens ont commencé à arriver à partir de 2009. Ils estiment qu’« entre 2016 et 2021, environ 114 000 Érythréens ont déposé une première demande d’asile en Europe », soit la moitié des 205 000 migrants et réfugiés retenus en captivité en Libye au cours de cette période. Les rançons payées par « les seuls Érythréens sont estimées à 1 milliard de dollars ». « Il s’agit d’estimations très prudentes », précise Van Reisen à Justice Info. 

Pour payer les rançons, les familles sont obligées de contracter des emprunts auprès d’autres membres de la communauté. « C’est un véritable fardeau pour la communauté, car les gens ont tous des comptes à régler », explique Van Reisen. Mebrahtu confirme. Il a demandé aux victimes ce qu’elles attendent des procès. Certaines personnes s’attendent à une compensation financière, dit-il, car « ils ont collecté des fonds pour les familles, et ils doivent encore rembourser, mais c’est vraiment difficile ».

Les agents hawala et les dettes financières rendent la vie des Erythréens en Europe hasardeuse. « Les trafiquants et le régime disposent d’un réseau aux Pays-Bas, de sorte que les gens ne se sentent toujours pas libres », affirme Teklebrhan. L’année dernière, la chaîne d’information néerlandaise NOS a rapporté qu’un groupe d’Érythréens avait accusé Welid d’essayer d’influencer des témoins par des appels téléphoniques passés depuis sa prison. Il a ensuite été transféré dans un autre centre de détention et placé sous haute surveillance.

Coopération internationale

L’affaire Welid et celle des six autres suspects sont le fruit d’une coopération internationale mise en place en 2018, à laquelle participent les autorités judiciaires et policières d’Italie, des Pays-Bas, ainsi que le Royaume-Uni, l’Espagne, Europol et, depuis 2022, la Cour pénale internationale (CPI). Europol et Interpol se sont joints aux enquêtes. Ils se concentrent sur la lutte contre la traite des êtres humains et les crimes contre les migrants en Libye.

Les Pays-Bas ont pu avancer dans cette affaire en raison du grand nombre d’Érythréens présents dans le pays, qui ont témoigné des extorsions d’argent du réseau Welid. Le procureur indique avoir entendu des dizaines de témoins dans l’affaire Welid. Cependant, au début du mois d’avril, le service de presse néerlandais NRC a rapporté que Frontex avait restreint l’échange d’informations avec les enquêteurs, en raison d’une nouvelle interprétation plus stricte des règles relatives à la protection de la vie privée. Cette nouvelle a été accueillie avec déception par les procureurs néerlandais, qui précisent que les données collectées par Frontex ont été décisives dans leurs enquêtes sur les trafics d’êtres humains.

Ce procès montre qu’« il n’y a pas d’impunité indéfinie », se réjouit Van Reisen. Mais en s’appuyant sur ses recherches, elle a mis en évidence d’autres crimes qui, elle l’espère, recevront plus d’attention à l’avenir : « Les crimes de violence sexuelle sont ignobles et très difficiles à vivre, les femmes sont traumatisées et les hommes aussi ; quant aux meurtres, ils font de nombreuses victimes. Soulignant que ces attaques généralisées contre une population civile pourraient être considérées comme des crimes contre l’humanité, elle espère qu’elles seront poursuivies en tant que telles devant la CPI et les tribunaux nationaux.

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