OPINION

Bonaire : un passé d'esclavage, un présent d'inégalités sociales

Bonaire, une île des Caraïbes appartenant au Royaume des Pays-Bas, possède des plages immaculées, des sites de plongée prisés et une scène touristique animée. Mais derrière sa beauté se cache une histoire tumultueuse marquée par l'esclavage et la violence, et un environnement contemporain caractérisé par des inégalités persistantes. L'universitaire Anne van Mourik ne s’est pas laissée aveugler par le soleil.

La plaque située près des
La plaque située près des "cabanes d'esclaves" à proximité de l'Oranje Pan, sur l'île néerlandaise de Bonaire : un récit romancé, lacunaire et dépassé du passé colonial. Photo : Anne van Mourik
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La plaque se trouve à côté des "cabanes d'esclaves" (kasnan di katibu, en papiamentu, la langue locale de l'île de Bonaire), abris construits pour les personnes réduites en esclavage entre 1850 et 1863, afin d’atténuer les critiques sur les conditions de vie des esclaves. Elle représente des travailleurs esclaves travaillant dans les salines, vastes bassins roses où l'eau de mer s'est évaporée, laissant derrière elle du sel cristallisé. Et elle porte l'inscription suivante :

"Les capitaines des navires exportateurs de sel décrivaient la beauté de l'île, les étangs salés colorés, les couchers de soleil flamboyants avec des flamants roses volants et les femmes chantantes qui ressemblaient à des sirènes transportant le sel pour les navires ancrés au large. (...) Ces femmes ressemblaient en effet à des sirènes venues de la mer. Leur chant au travail, qui devint plus tard une berceuse chantée aux enfants de l'île, racontait leur histoire. Il commence par "Man pa makut'I Maria", traduit par "Donne un coup de main pour le panier de Maria"." 

La plaque offre le point de vue rêveur d'un capitaine sur la beauté de l'île, avec un accent particulier sur une représentation mystique du travail des femmes. Mais à l’ère où les Pays-Bas aiment à souligner leur engagement en faveur des droits de l'homme et ont exprimé le souhait de faire le point sur leur passé colonial, comme en témoigne les excuses du roi en juillet 2023 pour l'implication historique du pays dans l'esclavage, la présentation des "cabanes d'esclaves" de Bonaire paraît bien étrange. Alors que les débats sur le traitement des monuments, plaques et statues de l'époque coloniale sont courants aux Pays-Bas, ils semblent, à première vue, notoirement absents dans cette "municipalité spéciale" du Royaume, située à quelque 7 796 kilomètres d'Amsterdam.

La représentation de l'histoire sur la plaque près des "cabanes d'esclaves" ressemble plus à une histoire romancée qu'à une réflexion historiquement responsable. Elle ne reconnaît pas des éléments essentiels de l'histoire des personnes réduites en esclavage, comme leurs origines et les dures conditions de leur asservissement. Elle ne reconnaît pas le rôle des Pays-Bas dans l'esclavage atlantique, ni la richesse qu'il a apportée à l'économie néerlandaise. Frans Booi, l'écrivain bonairien qui a rédigé le texte de la plaque, a peut-être voulu apporter une touche créative, mais l'absence de ces informations contribue à obscurcir cette partie cruciale de l'histoire. 

Sel, esclavage et lutte

D'abord sous domination espagnole au début du XVIe siècle avant que les Néerlandais n'en prennent le contrôle par la force en 1636, l'île est restée une colonie néerlandaise jusqu'en 1954 - à l'exception d'une brève occupation britannique au début du XIXe siècle. Depuis lors, elle fonctionne comme un territoire autonome au sein du Royaume des Pays-Bas et, depuis 2010, elle a le statut de "municipalité spéciale".

Du XVIIe au XIXe siècle, l'économie de Bonaire était largement centrée sur la production de sel solaire, avec des salines dispersées le long de son littoral, en particulier dans les régions méridionales. Les Africains réduits en esclavage et leur travail forcé ont joué un rôle central dans l'industrie du sel de Bonaire. La plupart des esclaves présents sur l'île appartenaient au gouvernement néerlandais. Ils travaillaient sur les salines, toutes situées à l'extrémité sud de l'île : le Rode Pan, le Blauwe Pan, le Witte Pan et l'Oranje Pan, correspondant aux couleurs du drapeau néerlandais et de son fanion. Les archéologues Ruud Stelten et Konrad A. Antczak affirment qu'en 1863, lorsque l'esclavage a été aboli, 758 personnes asservies ont gagné leur liberté, dont 607 avaient été considérées comme la propriété du gouvernement. Nombre d'entre elles ont continué à travailler dans ces salines en tant qu'ouvriers rémunérés, parfois dans des conditions forcées.

Photo d'une plaque à Bonaire ressassant le passé esclavagiste.
La plaque près du White Salt Pan, à Bonaire : des termes désuets qui entretiennent le blanchiment du passé esclavagiste. Photo : Anne van Mourik

Le travail dans les marais salants était incroyablement pénible. L'évaporation de l'eau de mer laissait derrière elle une épaisse couche de sel marin qu'il fallait briser à l'aide de pioches et d'autres outils. Les travailleurs transportaient ensuite le sel sur la plage dans de lourds sacs ou conteneurs, sous le soleil brûlant des Caraïbes. Des rapports datant de 1854 montrent que de nombreux travailleurs des salines souffraient de "plaies de sel" et de scorbut, causés par les conditions difficiles qu'ils enduraient. La chaleur intense et la réflexion aveuglante des rayons du soleil entraînaient souvent une cécité du sel.

Éviter l'histoire

La plaque située près des "cabanes d'esclaves" à proximité de l'Oranje Pan illustre l'absence générale de contexte historique sur les lieux importants de l'île. Une autre plaque apposée à côté de "cabanes d'esclaves" similaires, situées près du White Salt Pan, ne fournit que peu d'informations. Elle explique que les cabanes ont été construites "à l’époque de l'esclavage et servaient d'installations de camping pour les esclaves". L'expression "à l'époque des esclaves" suggère que l'esclavage était alors tout à fait naturel, comme si les gens n’avaient pas contesté les conditions de vie et de travail inhumaines qui existaient. La description ne reconnaît pas l'identité des esclaves ni le pouvoir d’action de l'esclavagiste, ni la dureté des régimes de travail. Les termes désuets entretiennent le blanchiment de ce passé.

Une plaque au Blauwe Pan indique que "bien que la production de sel à Bonaire ait lieu depuis des siècles, les méthodes utilisées ont changé. La récolte du sel se faisait autrefois à l'aide d'équipements tels que des pioches, des pelles et des brouettes", est-til dit, en négligeant d'indiquer qui était (forcé d')utiliser ces instruments, quand et pourquoi. 

Les informations fournies sur les sites historiques importants ne sont pas seulement lacunaires et dépassées. Elles manipulent souvent l'histoire en l'aseptisant ; il n’y a pas de responsables, seulement des victimes sans visage. Cette représentation empêche une compréhension plus profonde des événements historiques et entrave les efforts de réconciliation. Elle suggère que le passé colonial de Bonaire a été relégué dans l'ombre, comme s'il avait été oublié ou, pire, qu'il n'avait pas d'importance. Les "cabanes d'esclaves" peuvent apparaître comme de simples reliques d'une époque lointaine qui n'a plus d'importance pour personne.

Le "récit officiel" périmé des plaques est néanmoins remis en question par d’autres types de mises à jour. Comme ce graffiti qui déclare : "Pour la deuxième fois dans l'histoire, vous volez notre île". De tels messages sont rares, mais ils montrent que le passé colonial est une empreinte indélébile qui, selon le point de vue qu’on choisit, continue de façonner l’expérience de ceux qui vivent sur l'île ou qui la visitent. 

Perpétuer les inégalités 

En fait, le passé et le présent de Bonaire se confondent. Tout en évoquant le passé, le message du graffiti expose les disparités économiques criantes qui frappent l'île aujourd'hui, où près de la moitié des habitants vivant dans la pauvreté. La journaliste Phaedra Haringsma a fait la lumière sur cette "crise au ralenti", révélant les difficultés des habitants de Bonaire, qui reçoivent beaucoup moins d'aides sociales que leurs homologues européens. Le coût de la vie sur l'île dépassant celui des Pays-Bas, les habitants de Bonaire ont de moindres revenus. La domination néerlandaise dans l'accès aux ressources et aux opportunités s'accentue sur l'île, en écho aux injustices historiques. 

Cet accès inégal aux ressources est illustré par le marché du logement. Depuis 2010, lorsque Bonaire est devenue une municipalité des Pays-Bas, les Néerlandais fortunés ont trouvé plus facile de s'installer sur l'île, ce qui a fait grimper les prix de l'immobilier de manière significative. Les prix élevés des denrées alimentaires s'expliquent en grande partie par la forte dépendance de l'île à l'égard des produits importés, principalement des Pays-Bas. Alors que les touristes et les immigrants aisés peuvent se permettre ces prix, les résidents locaux font face à des difficultés financières. Ils sont privés par l’argent de ces ressources essentielles, perpétuant disparités et inégalités.

"Une société ségréguée"

Les conséquences de l'inégalité d'accès aux ressources sont évidentes : les habitants, les médias et les organisations gouvernementales en font régulièrement état. Les habitants de Bonaire sont obligés de sauter des repas, de vivre dans des logements surpeuplés et de jongler avec plusieurs emplois pour joindre les deux bouts.

Haringsma parle d'une "société ségréguée", où la division persiste non seulement sur le plan économique, mais aussi indirectement sur le plan racial. Les différences de pouvoir d'achat sont l'une des raisons pour lesquelles les Bonairiens ont généralement tendance à fréquenter des lieux différents - salons de coiffure, cafés, restaurants - que les touristes ou les immigrés néerlandais. Alors que ces derniers fréquentent des clubs de plage exclusifs et se régalent de snacks hollandais traditionnels comme les "bitterballen" et les "kaasstengels", les Bonairiens se retrouvent au pub local du village de Rincon.

Un panneau avec l'inscription suivante :
"1863, abolition de l'esclavage. Libérez-vous des Pays-Bas. Aidez maintenant ou (re)colonisez. Beaucoup moins de Makambas". Une pancarte dénonce l'installation croissante de Néerlandais continentaux sur l'île Bonaire et les inégalités en matière d'aides sociales. Photo : Anne van Mourik

Le mécontentement suscité par la présence dominante des Néerlandais ne se limite pas aux graffitis sur les toits. Au fil des ans, des militants ont protesté en plaçant des panneaux en bois le long des routes principales. Sur l'une d'entre elles, on peut lire : "1863, abolition de l'esclavage. Libérez-vous des Pays-Bas. Aidez maintenant ou (re)colonisez. Beaucoup moins de Makambas" (personnes nées aux Pays-Bas). Une autre pancarte a été placée par James Finies, fondateur de l'organisation Nos Kier Boneiru Bek (On veut reprendre Bonaire). Elle suggère, entre autres, que les "colons néerlandais Makambas" devraient "rentrer chez eux" et que les habitants de Bonaire vivent sous "l'apartheid néerlandais".

Il est important de mentionner qu'une grande majorité de la population ne se préoccupe pas expressément de la question de l'indépendance de l'île. Les intérêts de l'île sont trop importants pour couper les liens avec les Pays-Bas, comme le soulignent le politologue Wouter Veenendaal et l'historien Gert Oostindie. Le mécontentement porte essentiellement sur la pauvreté et les inégalités sur l'île, un sentiment qui s'est également manifesté lors des manifestations de rue en mai 2022 et 2023. 

Un espoir pour l'avenir

L'histoire coloniale de Bonaire n'est pas si cachée si l’on regarde sous la surface des textes officiels sur les sites historiques. Le poids persistant du passé colonial peut percer dans les critiques exprimées sur ces sites et le long des routes principales. Il se retrouve dans les disparités d'accès aux ressources des habitants de l'île et dans le désintérêt des Néerlandais à l'égard de leurs préoccupations. 

Lentement mais sûrement, la nécessité de rendre des comptes sur l'érosion de l'économie et de la culture de Bonaire semble de plus en plus reconnue. En 2024, le gouvernement néerlandais a alloué 30 millions d'euros supplémentaires à la lutte contre la pauvreté dans les Caraïbes. Une partie de ce financement vise à augmenter les prestations sociales, reflétant l'établissement progressif d'un minimum social sur les îles.

La collaboration entre le musée Terramar de Bonaire, les organisations patrimoniales locales et l'université d'Utrecht aux Pays-Bas, qui vise à redéfinir le récit sur le patrimoine de l'île, est particulièrement intéressante. Au lieu d'une "exposition pour touristes de croisière", le projet préconise une exposition postcoloniale permanente par et pour les Bonairiens. 

Même si l'issue du financement social supplémentaire et les projets d'exposition de Terramar n’est pas encore claire, des initiatives comme celles-ci permettent d'espérer un avenir marqué par une approche plus consciencieuse de l'histoire.

ANNE VAN MOURIK

Anne van Mourik est doctorante à l'Institut Niod d'études sur la guerre, l'holocauste et le génocide et à l'Université d'Amsterdam. Jusqu'en 2020, elle a travaillé comme chercheuse dans le programme "Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-50". Avec Peter Romijn, Remco Raben et Maarten van der Bent, elle a travaillé sur la façon dont les politiciens et les administrateurs coloniaux ont traité la violence à grande échelle. Ses recherches actuelles explorent les discours de victimisation et de responsabilité au sujet de la famine en Allemagne pendant et après les deux guerres mondiales.

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