Interview : "le soupçon et la peur au coeur du régime burundais"

Interview : ©AFP PHOTO/GRIFF TAPPER
Funérailles officielles du Général Adolphe Nshimirimana à Kamenge près de Bujumbura le 22 août 2015
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Le Professeur André Guichaoua, un des meilleurs spécialistes de la région des Grands lacs africains, enseigne à l'Institut d'étude du développement économique et social (IEDES), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Dans une interview exclusive avec www.JusticeInfo.Net, l'universitaire français analyse les nouveaux développements au Burundi, depuis l'investiture du président Pierre Nkurunziza pour un troisième mandat controversé jusqu'aux récents assassinats et attentats manqués.

 JusticeInfo.Net : Pourquoi, d'après-vous, la cérémonie de prestation de serment du président Nkurunziza du 20 août 2015 s'est-elle déroulée presque à la sauvette et dans la surprise?

 André Guichaoua : Bien des hypothèses et rumeurs ont circulé au sujet de l'organisation de cette cérémonie et du choix du jour, mais contrairement aux apparences, aucune improvisation n'a prévalu.

Pour les autorités, trois exigences s'imposaient : il s'agissait en premier lieu de refermer au plus vite la parenthèse de cet intermède électoral qui s'est transformé dès l'annonce de la candidature présidentielle le 26 avril 2015 en un parcours du combattant mouvementé. Il leur fallait ensuite maintenir jusqu'au dernier moment l'incertitude sur la date et l'heure de son déroulement afin de réduire au maximum la possibilité que quiconque puisse organiser un événement qui affecterait le déroulement de la cérémonie ou qui pourrait « polluer » la couverture médiatique officielle ou étrangère. Il importait enfin de donner à voir à la population burundaise et aux médias internationaux une cérémonie empreinte de solennité et de gravité qui, malgré le contexte dégradé et les incertitudes sur l'avenir, permettrait au président reconduit d'affirmer son autorité et de présenter sa politique.

En effet, l'ordonnancement de la cérémonie et l'impact du discours devaient effacer l'effet de surprise, l'impressionnant déploiement sécuritaire et le blocage de la circulation dans la capitale, le caractère bien peu protocolaire de la convocation transmise le matin même avec l'envoi de tweets par les services de communication de la présidence et surtout l'absence des personnalités et hôtes habituels en de telles occasions (chefs d'État de la région, représentants diplomatiques accrédités, « amis » du Burundi, corps constitués, etc.).

La question de l'invitation et de la présence de personnalités étrangères et nationales avait d'emblée été passée par pertes et profits. Le boycott prévisible des pairs et des corps constitués pouvaient alors être mis au compte des délais très brefs imposés. Il revint ensuite aux médias officiels [1] en situation de monopole de pallier l'absence de ces personnalités « empêchées » en reprenant en boucle la litanie des messages de félicitations transmis au président qui, selon leur libellé, étaient lus ou simplement mentionnés. La crainte de perturbations était bien réelle puisque les invités nationaux obligés et les quelque représentants étrangers dont la présence était assurée ont été convoqués très tôt le matin et ont longuement attendu avant que les officiels et les invités « informés » ne viennent s'installer à l'heure voulue par le président.

 
JusticeInfo.Net : Dans son discours-programme le 26 août, le président Nkurunziza a insisté sur la neutralisation de « ceux qui troublent l'ordre public »? Faut-il interpréter cela comme un appel à se préparer à la guerre?

 A.G : Ce n'est pas un appel, mais l'affirmation d'une volonté forte de restauration de l'ordre public et de normalisation politique dont tous les citoyens pouvaient déjà constater qu'elle était opérationnelle, contraignante, conduite avec détermination et appelée à durer. Chacun pouvait alors interpréter cette mise en garde et en tirer les conséquences comme il l'entendait, mais personne ne pourrait plus soutenir qu'il n'avait pas été dûment informé des actuelles règles du jeu politique. Vu les critères incertains si ce n'est purement arbitraires qui président bien souvent aux dénonciations, arrestations et poursuites, et la peur des victimes de recourir aux moyens de droit, la déviance ou le seul fait de ne pas adhérer à la politique officielle peuvent être considérés comme des troubles à l'ordre public et sanctionnés.  

 
JusticeInfo.Net : Qui tue au Burundi? Les deux camps (présidentiel et opposition)?

 A.G : Les assassinats politiques récents sont assurément le fait des « deux camps présidentiel et de l'opposition », mais réduire l'analyse à l'existence de ces deux camps est vraisemblablement incorrect. Chaque camp est lui-même hétérogène, leurs composantes ne sont pas comparables, tout comme les objectifs poursuivis et les méthodes.

L'opposition, si l'on se limite au cadre formel qu'elle s'est donné au travers du Conseil national pour le respect de l'Accord d'Arusha et de l'État de droit au Burundi (CNARED)  est éclatée et profondément divisée (partis politiques, frondeurs du CNDD-FDD, militaires, milieux associatifs,…). Faute de coordination rigoureuse ou de disposer de l'autorité nécessaire sur tous les mouvements rattachés au CNARED, ses divers porte-parole doivent ainsi assumer des démarches et des actes portés par ses propres composantes sans être chaque fois sûrs de dire le vrai lorsqu'ils les revendiquent ou les désavouent. Il ne faut pas oublier non plus que l'échec du large mouvement de protestation d'avril-mai et la répression ont conduit beaucoup de jeunes contestataires, inorganisés pour la plupart, à fuir le pays où ils retrouvent de nombreux déserteurs de l'armée et de la police. Tous sont potentiellement disponibles pour des engagements divers selon les sollicitations qui s'offrent à eux. Sans ligne stratégique claire, l'« opposition » se trouve alors fragilisée et à la merci de manipulation du camp adverse.

Quant au "camp présidentiel", ses composantes sont multiples (police, armée, parti CNDD-FDD et ses prolongements, jeunesses Imbonerakure, justice) et contrôlent, en raison de leur fort ancrage institutionnel, suffisamment de leviers de pouvoir pour faire, faire et taire, faire faire, laisser faire, etc.

Ceci dit, il est aussi avéré que derrière l'unité de façade officielle qui s'est imposée depuis plusieurs mois avec l'annonce de la candidature du président sortant à un nouveau mandat, de nombreux cadres de ces institutions n'adhèrent pas à la politique du noyau dur de l'actuelle direction épurée du CNDD-FDD. De même, dès le début de la mobilisation populaire du printemps, les forces armées « intégrées », garantes du nouvel ordre constitutionnel issu des Accords de paix d'Arusha, s'étaient clairement démarquées sur le terrain des actions répressives menées par les forces de police contre les manifestants. [2] Ce sont aussi des militaires hutu et tutsi qui sont actuellement mis en cause dans la tentative de putsch du 13 mai 2015.

Ces divers adversaires de l'ombre n'en sont que plus redoutés car il s'agit de cadres informés et intégrés dans le système de pouvoir qui ont tiré les leçons de l'échec de ce putsch présumé. Depuis l'assassinat du général Adolphe Nshimirimana le 2 août dernier et surtout la toute récente tentative d'assassinat du chef d'État-major de l'armée, le général Prime Niyongabo, le 11 septembre, le soupçon généralisé et la peur se sont installés au cœur du régime envers des « professionnels » qui accèdent aux mêmes moyens et font preuve de la même détermination que les autres dignitaires du régime. Cette remarque complète vraisemblablement la réponse à la question initiale sur l'organisation chaotique de la prestation de serment du président.

 

JusticeInfo.Net : Le nouveau CNARED des Nyangoma et autres a un discours tout aussi va-t-en-guerre: Sont-ils vraiment en train de préparer une attaque armée? Disposent-ils d'appuis étrangers, notamment au Rwanda comme le soutient Bujumbura?

 A.G : Certains groupes ou composantes de ces groupes sont sans aucun doute des partisans convaincus ou tentés par la lutte armée, mais il a fallu des années aux rébellions hutu des années 1990 pour disposer de points d'appui sûrs et forger des outils militaires susceptibles d'affronter un dispositif sécuritaire renforcé et des forces armées classiques. Les actions actuellement recensées, notamment dans les quartiers insoumis de la capitale ou aux abords de la forêt de la Kibira, consistent en jets de grenade, tabassages et assassinats, attaques de policiers et de militaires. Ces petits noyaux d'activistes entretiennent la tension et la peur, nourrissent la répression mais ne mettent pas vraiment en danger le pouvoir en place.

Ils bénéficient directement ou indirectement de soutiens à l'étranger, ne serait-ce que via les Burundais qui ont fui le pays pour combattre le régime.

L'opposition des autorités rwandaises au régime burundais reconduit n'est pas dissimulée et une grande bienveillance est réservée à tous ceux qui s'activent pour l'affaiblir. Pour autant, le principal souci du Rwanda comme d'autres pays voisins est d'identifier d'abord parmi les candidats ou équipes alternatifs qui conviendraient éventuellement le mieux à leurs propres intérêts. De ce point de vue, des structures comme le CNARED ne correspondent pas vraiment aux habituels standards politiques rwandais.

 

JusticeInfo.Net : Les pays de la région semblent depuis des semaines avoir abandonné le Burundi à son sort? Pourquoi?

A.G : Les autorités burundaises ont clairement montré à tous les médiateurs régionaux et internationaux qu'elles n'étaient pas demandeuses de conseils et qu'elles s'estimaient en mesure de gouverner le pays comme elles l'entendent selon le mandat qu'elles avaient reçu. Sur cette base, on ne peut donc dire que le Burundi est abandonné à son sort puisqu'il a lui-même délibérément pris ses distances et humilié des négociateurs. En l'état présent des rapports de force sur le terrain et malgré la bienveillance et la sympathie dont bénéficie le CNARED, il semble plutôt que ce sont les dirigeants de ce conseil qui se perçoivent comme abandonnés à leur sort et à leurs dissonances.

C'est ainsi que le 10 septembre 2015, le ministère de la Justice a laissé fuiter le rapport de la Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur le mouvement insurrectionnel déclenché le 26 avril 2015 qu'il a installée. Rapport dans lequel la plupart des leaders de l'opposition 'insurrectionnelle' sont mentionnés et leurs noms transmis à Interpol. De même, c'est sans eux que le régime prétend promouvoir une politique d'union nationale avec l'appui du Forum des partis politiques qui regroupe 26 des 39 partis « actifs » au Burundi, suscités pour la plupart par le ministère de l'Intérieur et le parti CNDD-FDD au pouvoir.

Alors que les autorités refusent catégoriquement de recevoir des leçons des voisins en matière de maintien de l'ordre et de respect des libertés publiques et individuelles, il leur revient désormais de convaincre les pays de la région de leur capacité à rétablir la paix et la sécurité pour tous, à rapatrier les réfugiés et à donner du crédit, dans les deux sens du terme, à la relance proclamée de l'activité économique ainsi qu'au lancement de grands programmes de développement. Ce qui devra se traduire dans l'immédiat par le paiement des salaires des personnels de l'État, le rétablissement des comptes publics, le retour des capitaux enfuis. Que les actuelles autorités burundaises échouent ou réussissent, c'est seulement à l'épreuve des réalités que l'attentisme ou la patience des pays de la région prendront fin.

 

[1] Ils ont eux-mêmes été réquisitionnés à la dernière minute pour éviter les fuites et maintenir le suspens. 

[2] Celles-ci sont majoritairement composées d'ex-combattants issus de la rébellion hutu alors que les officiers et les troupes des Forces de défense nationale sont issus à parité des ex-Forces armées burundaises et de la rébellion hutu.