Trafic d’organes au Kosovo : l’UE crée son tribunal à la Haye

Trafic d’organes au Kosovo : l’UE crée son tribunal à la Haye©Marco Fieber
Pristina
5 min 31Temps de lecture approximatif

Crimes de guerre et trafic d’organes international sur fond de corruption généralisée et de mafias où sont impliqués les plus hauts représentants d’un Etat des Balkans, le Kosovo. Le scénario a le goût et l’apparence d’un John Le Carré. Il semble pourtant tragiquement vrai. Huit ans après les premières accusations et deux enquêtes attestant de leur bien-fondé, la justice pourrait bientôt commencer à se faire … de manière inédite. Pour protéger les potentiels témoins, l’Union européenne est en train de créer son premier tribunal. Justiceinfo.net a appris que toutes « les procédures sensibles » seront traitées hors du Kosovo par du personnel international dans le but de protéger la vie des témoins et empêcher que le tribunal soit infiltré par des réseaux criminels.

Tout commence en avril 2008. Carla del Ponte, l’ex-procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie publie son livre « La traque, les criminels de guerre et moi », où elle accuse des membres de ce qui était alors l’armée de libération du Kosovo, l’UCK, de s’être livré à des trafics d’organes sur des prisonniers serbes à la fin du conflit en 1999. Suite à ces accusations, le Conseil de l’Europe charge Dick Marty, - un autre ex-procureur lui aussi d’origine tessinoise - d’enquêter. Sceptique au début, il est vite convaincu de la réalité des crimes. Son rapport de décembre 2010 est dévastateur : sur la base de témoignages concordants, il corrobore les accusations contenues dans le livre de Carla del Ponte et va même beaucoup plus loin. Il accuse nommément le chef de l’UCK, Hashim Thaqi, - qui fut l’interlocuteur régulier de la Secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright - d’avoir créé avec certains de ses proches commandants un formidable réseau lié au crime organisé au Kosovo et en Albanie, procédant à des assassinats, des actes de tortures, des extorsions... Dick Marty affirme que Thaqi reste « intouchable », car, dénonce-t-il, les gouvernements occidentaux ont préféré sacrifier la justice au profit d’une stabilité à court terme dans la période de chaos qui a suivi la campagne de bombardements aériens de l’OTAN et le retrait serbe du Kosovo en 1999, quitte à laisser des réseaux mafieux prospérer. En 2008, lorsque le Kosovo accède à l’indépendance, Hashim Thaqi devient le premier Premier Ministre du nouvel Etat. Il est actuellement ministre des Affaires étrangères.

Un procureur, des éléments de preuve, mais pas de tribunal

Dick Marty confirme aussi la réalité du trafics d’organes : les victimes étaient conduites en Albanie, puis tuées d’une balle dans la tête avant d’être immédiatement opérées, leurs reins prélevés et exportés aussitôt depuis l’aéroport de Tirana. Le procureur américain, Clint Williamson, est spécialement nommé en octobre 2011pour diriger une task force spéciale de l’UE (SITF) chargée de vérifier les accusations de Dick Marty. En 2014, il affirme avoir recueilli des éléments de preuve qui montre « qu’une campagne systématique de persécution des minorités a été menée par les chefs de l’UCK dès juin 1999, comprenant des assassinats extrajudiciaires, des disparitions forcées, des traitements inhumains, des violences sexuelles (…), qui justifient la poursuite de leurs auteurs pour « crimes contre l’humanité ». Evoquant aussi le trafic d’organes, le procureur américain affirme qu’une « dizaine » de personnes ont été ainsi éliminées pour prélever leurs organes et les vendre. Amer, Clint Williamson constate « qu’il n’existe aucun précédent où un procureur international doté de tous les pouvoirs d’enquête judiciaire et d’inculpation est nommé, mais qu’aucun tribunal n’existe à ce jour  pour juger les auteurs de ces crimes ».

Finalement, l’Union européenne a décidé enfin de bouger. Pour la première fois dans son histoire, elle est en train de mettre sur pied un tribunal. Il sera chargé d’enquêter sur les crimes de guerre et les trafics d’organes au Kosovo. A Bruxelles, une petite équipe planche sur cette future institution judiciaire très particulière : le tribunal, financé par l’Europe, sera officiellement intégré au système judiciaire du Kosovo. Mais devant le risque que le tribunal soit lui-même infiltré par les réseaux criminels et des pressions qui ne manqueront pas de s’exercer sur les intrépides témoins, Justiceinfo.net a appris que l’Union européenne et le gouvernement du Kosovo se sont mis d’accord pour que ce tribunal kosovar soit exclusivement composé de … non-Kosovars. Le procureur sera David Schwendiman, un Américain, qui a succédé à Clint Williamson pour poursuivre l’enquête. Les juges et le personnel du tribunal seront eux aussi « uniquement des internationaux ». C’est ce qu’a confirmé le président de la république du Kosovo, Atifete Jahjaga, dans une lettre adressée à la haut-représentante de l’UE pour les affaires étrangères, Catherine Ashton, le 14 avril 2014.

Toutes « les procédures délicates » traitées hors du Kosovo

Toujours dans cette lettre, dont nous avons obtenu copie, il est précisé que « la Cour siègera aussi au Kosovo, mais « toutes les procédures délicates (« sensitive proceedings »), y compris l’audition des témoins auront lieu en dehors du pays ». Des négociations sont actuellement en cours entre les Pays-Bas et le Kosovo, au terme duquel les Pays-Bas pourrait abriter ce tribunal. Le président du Kosovo précise dans cette même lettre que « tous les documents sensibles seront déposés et gardés exclusivement en dehors du pays ».

Jamais tant de précautions n’avaient été prises dans la mise en place d’un tribunal semi-international. Il est vrai que plusieurs rapports de l’Union européens ont dénoncé la corruption régnante au Kosovo et les menaces qui pèsent sur ceux qui sont prêts à témoigner. Dans son rapport au Conseil de l’Europe, Dick Marty a dénoncé le mur du silence qui s’est dressé devant lui lors de son enquête : « Même quand les conspirateurs ne sont pas eux-mêmes membres du même clan, leur loyauté envers leurs patrons criminels sont impossible à briser (…) avec le résultat que les leaders politiques peuvent réfuter les allégations concernant l’implication de l’UCK dans les détentions, les meurtres et les tortures… ». Avant même qu’il puisse parler devant la Cour, un témoin clef du Kosovo qui avait dénoncé de hauts responsables pour des crimes de guerre, a été trouvé pendu à un arbre en Allemagne en 2011. Devant les risques encourus, d’autres préfèrent « oublier » ce qu’ils savent. Des pièces à conviction sur le trafic d’organes qui avaient été récoltés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont d’ailleurs mystérieusement été détruites...

Les intérêts à court terme des gouvernements occidentaux priment sur les principes de la justice

Pendant des années, ni les Etats-Unis, ni les Européens n’ont voulu intervenir sur ce dossier, alors qu’ils avaient une très grande responsabilité dans l’indépendance du Kosovo, par l’intervention militaire de l’OTAN en 1999. L’attention à l’époque était portée sur les crimes commis par les forces serbes. Hashim Thaqi et ses proches commandants de l’UCK étaient perçus par les gouvernements occidentaux comme des interlocuteurs incontournables. Aujourd’hui, le vent est en train de tourner. Les gouvernements de l’UE et Washington s’inquiètent désormais de la montée en puissance du crime organisé dans les Balkans, dont les réseaux contrôlent en partie les trafics d’armes, de drogues et de migrants.

Mais le processus judiciaire sera lent. Le 3 août dernier, le parlement du Kosovo a donné son feu vert à la création de ce tribunal. L’accord doit maintenant être finalisé entre Pristina et La Haye pour que la capitale néerlandaise accueille cet organe judiciaire. Celui-ci commencera à exister l’année prochaine, mais probablement, les choses sérieuses ne commenceront qu’en 2017, lorsque les juges auront été nommés et à pied d’œuvre et les enquêteurs au travail. Quant aux quelques témoins clefs rencontrés par Dick Marty et Clint Williamson, presque vingt ans après les faits, et une dizaine d’années après les accusations de Carla del Ponte, auront-ils encore le cran de témoigner, sachant qu’ils risquent leur vie ?