OPINION

Pour une coopération étroite entre CPS et CPI en Centrafrique

La Cour pénale spéciale (CPS) en république centrafricaine a présenté sa stratégie de poursuites le 4 décembre, sans apporter d’informations précises. Mais les tribunaux ordinaires travaillent déjà et la Cour pénale internationale (CPI) vient de se saisir de deux dossiers. Igor Acko, chercheur et analyste à l’United States Institute of Peace, à Bangui, explique pourquoi la complémentarité entre la CPS et la CPI est nécessaire. Et prévient des risques d’un déséquilibre dans les arrestations.

Pour une coopération étroite entre CPS et CPI en Centrafrique©Alexis HUGUET / AFP
Des combattants anti-Balaka patrouillent dans la paroisse de Gambo, dans le sud-est de la République centrafricaine (16 août 2017).
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Après les cinq dernières années de violence, la question de la justice transitionnelle est devenue cruciale en Centrafrique. Tant les ONG nationales et internationales que le système des Nations unies ont encouragé ou soutenu la création de la Cour pénale spéciale (CPS). Et, entre temps, la Cour pénale internationale (CPI) a été officiellement saisie par le gouvernement transitionnel, en 2014, pour enquêter sur les crimes les plus graves commis depuis 2003. Après des années de crise, le système judiciaire centrafricain est en pleine reconstruction et il est en train de mener des procès pénaux pour démontrer sa vitalité retrouvée. Il a déjà jugé certains chefs des groupes armés, au cours de trois sessions criminelles, l’une au début de cette année 2018, une autre en août et une autre en ce moment même.

Ces trois niveaux de juridiction – national pour la CPS et les tribunaux ordinaires, international pour la CPI – ont compétence pour juger des crimes internationaux (crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide). Mais comment répartir les responsabilités, notamment entre la CPS et la CPI ? L’un des critères les plus efficaces sera l’envergure de chaque criminel ou chef de guerre qui sera poursuivi par ces juridictions. Dans un pays où le conflit a pris des proportions de guerre religieuse et identitaire sur un fond de vide sécuritaire et où des communautés se sont senties, à un moment ou à un autre, protégées par les milices et leurs chefs, la justice doit tenir compte de ces affinités et sympathies dans le traitement de ces criminels, d’autant plus que beaucoup de groupes armés gardent encore leur capacité de nuisance et occupent de vastes territoires.

Le transfert de Yekatom, une bonne décision

On se souviendra de la tentative de manifestation, devant le tribunal de Bangui, d’un groupe de jeunes pendant le procès de Rodrigue Ngaïbona alias Andjilo, un des redoutables chefs anti-balaka, en janvier dernier. Il y a aussi le cas d’anciens chefs de milices qui ont réussi à se faire élire députés, cherchant ainsi l’immunité parlementaire pour se prémunir contre d’éventuelles poursuites judiciaires. En effet, lors du forum de Bangui – un dialogue national de sortie de crise qui a rassemblé le gouvernement, les groupes armés et un nombre important de représentants de la société civile et de la population – la loi d’amnistie générale que les groupes armés souhaitaient ne leur a pas été accordée.

Le cas le plus connu est celui d’Alfred Yekatom dit Rombhot. Après avoir été arrêté, le 29 octobre, pour menaces contre ses collègues députés, arme au poing, et tirs de deux coups de feu en l’air dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, il a été remis, trois semaines plus tard, à la CPI, sur demande de cette dernière. Nous ignorons pourquoi le gouvernement a préféré le remettre sitôt à la CPI au lieu de le juger d’abord pour le délit commis dans l’hémicycle. Mais nous pensons que c’est une bonne décision. Monsieur Yekatom fut caporal dans l’armée nationale avant de rejoindre les anti-balaka, dont il fut l’un des chefs les plus influents. Il existe un risque car, étant donné l’inexistence d’une garde pénitentiaire dans le pays, les prisons sont gardées pas les éléments de l’armée dont faisait partie Rombhot. De plus, les combattants anti-balaka qu’il a commandés pendant la crise sont encore capables de mobilisation.

Ces deux cas démontrent la possibilité de mise en œuvre de la justice transitionnelle en Centrafrique et d’une bonne coordination entre les tribunaux nationaux et internationaux.

Deux anti-balaka à la CPI, mais aucun ex-Séléka

Mais si Andjilo a été jugé par un tribunal ordinaire avant l’opérationnalisation de la CPS, La CPS et les tribunaux ordinaires doivent désormais pouvoir se concerter pour se partager les cas que la CPI ne prend pas en charge, puisqu’ils sont tous fonctionnels maintenant. Si, techniquement, la CPS a priorité sur les tribunaux nationaux, il convient que les deux juridictions s’entendent sur les cas à traiter, parce que les tribunaux nationaux, en pleine réforme, ont intérêt à continuer de prouver leur capacité afin de regagner la confiance du peuple qu’ils ont certainement perdue pendant les périodes de troubles et de dysfonctionnement. Cela contribuera à la réconciliation.

La CPI et la CPS doivent aussi se concerter étroitement, en s’appuyant sur l’analyse de la dynamique du conflit en cours dans le pays, pour décider des arrestations à effectuer et des cas à prendre en charge par l’une ou l’autre. Comme la CPI ne devrait prendre qu’un nombre limité d’individus, elle doit se focaliser sur les grands leaders, comme ceux dont le groupe occupe une partie du territoire et l’exploite. Mais si Patrice-Edouard Ngaïssona, coordonnateur général des anti-balaka a été arrêté ce 12 décembre en France, les autres leaders, surtout du côté Séléka, seront difficiles à appréhender parce qu’ils n’ont pas la même liberté de mouvement et qu’ils restent dans leurs zones de contrôle où ni la mission des Nations unies, ni l’Etat ne pourront procéder facilement à leur arrestation. Du coup, le fait que deux leaders anti-balaka soient aujourd’hui aux mains de la CPI mais aucun ex-Séléka est susceptible de créer des ressentiments dans le groupe, voire de possibles troubles et changements de position par rapport à l’initiative de paix de l’Union africaine.

Igor AckoIGOR ACKO

Igor Acko est responsable de programme à l’United States Institute of Peace, à Bangui. Spécialiste de la sociologie des conflits, il a couvert et étudié le conflit en Centrafrique pour le compte de nombreuses organisations, dont National Geographic, Enough Project, BBC World Service, Search for Common Ground, le PNUD et l’International Republican Institute.