Dossier spécial « Les disparus qui ne s’oublient pas »
OPINION

Ni vivants ni morts : des mères mexicaines sur les traces de leurs disparus

En 2017, le Mexique a approuvé la loi générale sur la disparition des personnes et la disparition commise par des particuliers, dont l’objectif est de mettre un frein aux disparitions « multiacteurs ». Mais cette loi est loin d’être effective. Entre 2006 et janvier 2019, la Commission nationale de recherche des personnes au Mexique compte 61 647 Mexicains disparus. Et face à l’absence de justice, les victimes s’organisent pour retrouver les leurs, raconte Paola Díaz.

Ni vivants ni morts : des mères mexicaines sur les traces de leurs disparus
Le collectif Madres Buscadoras de Sonora lors d’une expédition récente au Mexique. © Basem Siria
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À Sonora, au Mexique, la disparition et la recherche d’un être cher sont des expériences où se mêlent science, magie et foi. Virginia voulait suivre les traces de son père en étudiant l’agronomie mais, à la suite de sa disparition, elle a finalement choisi d’étudier la criminologie. « Je me suis promis de le retrouver et mes études m’aident dans cette quête », me confie-t-elle en sortant de son portefeuille une coupure de presse, déjà jaunie, où est inscrit l’avis de disparition. « Cette coupure restera là jusqu’à ce qu’elle se désintègre, je ne cesserai jamais de chercher », ajoute-t-elle.

Virginia fait partie des « Madres Buscadoras » (littéralement, les mères chercheuses) du Sonora (État du nord du Mexique), un des 70 collectifs de « chercheuses », « rastreadoras » (pisteuses) et « guerrières » – selon les noms qu’on leur donne – qui existent au Mexique, et qui se dédient jour après jour à poursuivre les traces de leurs êtres chers, disparus dans leur propre pays.

Virginia sortant de son portefeuille l’article annonçant la disparition de son père. © Basem Siria

Plus de 60 000 disparus depuis 2006

Depuis quelques années, les disparitions forcées ressurgissent en Amérique latine dans un contexte global de démocraties néolibérales globalisées et d’économies néo-extractivistes. Dans le cas du Mexique, la disparition forcée se combine, de façon complexe, aux disparitions de « particuliers ». En 2017, le Mexique a approuvé la Loi générale sur la disparition des personnes et la disparition commise par des particuliers, dont l’objectif est de mettre un frein aux disparitions « multiacteurs ». Mais cette loi est bien loin d’être effective. Entre 2006 et janvier 2019, la Commission nationale de Recherche des personnes au Mexique compte 61 647 Mexicains disparus.

Comme au Chili, avec l’Association des familles des détenus disparus (AFDD), et en Argentine, avec les Mères et grands-mères de la place de Mai, ce sont principalement les femmes qui partent à la recherche de leurs proches, parcourant de long en large le territoire mexicain.

Centre ville, Sonora. Recherche de restes humains, novembre 2019. © Basem Siria

À ces collectifs s’ajoutent la Caravane des mères centroaméricaines, qui traverse le Mexique chaque année depuis quinze ans à la recherche de proches, disparus en tentant de rejoindre les États-Unis. Elles parcourent tout le pays en montrant la photo de leur fils ou de leur fille sur des pancartes devenues emblématiques où est inscrite cette douloureuse question : « Où sont-ils ? ». Elles collent des affiches dans les rues, parcourent les hôpitaux, des prisons, des campagnes et des cimetières. Elles s’entretiennent avec des associations, des journalistes, les autorités, et de temps en temps reçoivent un indice, un appel anonyme. Et il arrive qu’elles réussissent à localiser, vivant ou mort, leur être cher.

« Pitazo » dans le Sonora : science, magie et foi

Nous avons accompagné les Madres Buscadoras du Sonora en trois endroits où on leur avait donné un « pitazo », c’est-à-dire où quelqu’un, anonymement, leur avait indiqué qu’elles trouveraient des restes humains. Nous sommes sorties en camionnettes, avec des pelles et des « varas », instruments en fer en forme de T qu’elles enterrent dans le sol pour ensuite les sentir. Si la « vara » empeste, c’est peut-être que se trouvent sous terre des restes humains en processus de décomposition. Voire qu’ils appartiennent à une personne qu’elles cherchent. Mais elles savent que les os ne « sentent pas la mort » et qu’avec cette méthode, elles ne trouveront que des restes récents.

Don Manuel avec le pendule. © Basem Siria

Le premier jour de recherche, les mères se font accompagner par Don Manuel, qui affirme être doté d’un don spécial : à l’aide de son pendule, il est capable de pister l’énergie des morts. Les mères lui confient les photos des visages des disparus et Don Manuel en choisit une, la met devant son pendule, et attend de voir si l’instrument « veut travailler », et indiquer par où il faut enterrer l’instrument et creuser. Cette fois-là, le visage devant le pendule est celui du fils de Carmen. Elle se saisit de l’objet et commence à parler à son fils, en lui demandant de l’orienter pour qu’enfin elle ait un lieu adéquat où le pleurer, c’est-à-dire une tombe, avec ses restes.

« Je veux le retrouver, et à la fois je ne veux pas »

Mais Carmen nous confie qu’elle ne comprend pas pourquoi Don Manuel insiste pour prendre la photo de son fils et pas des autres. « Je veux le retrouver, et à la fois je ne veux pas ». Cette mère souhaiterait retrouver ses restes, et ne plus vivre dans l’incertitude de la disparition de son fils, et à la fois l’incertitude lui permet de garder l’espoir qu’il soit encore en vie. Toutes ces femmes vivent dans cette ambiguïté torturante et constante.

Comme Juana, qui dans une petite ville du Sonora, attend elle aussi de retrouver son fils disparu il y a cinq ans, trois mois et quelques jours. Elle nous raconte comment ils l’ont emmené une nuit, à trois heures du matin. Depuis, plus de nouvelles. Elle explique entre les sanglots la douleur immense de cette disparition : « Depuis sa disparition, je ne vis plus. Et si je suis en vie, c’est pour le chercher, jamais je ne cesserai de le chercher. »

Juana attend encore qu’il l’appelle, qu’il apparaisse. Son récit sonne encore si vivant, si riche en détails minuscules, comme si son enlèvement datait du jour même. Pour ces femmes en quête, le temps s’est suspendu au moment de la disparition. Leurs proches ne sont ni vivants ni morts, c’est une perte ambiguë, comme la définit la thérapeute Pauline Boss.

L’impossible adieu

C’est pourquoi « nous ne pouvons pas dire qu’ils sont morts », explique Virginie : « Je ne peux pas dire adieu à mon père. En mon for intérieur, je peux penser qu’après tant d’années il est très probablement décédé, mais rien ne me le prouve, donc tant que je ne serai pas certaine, je continuerai à le chercher. » Pour Virginie, il est très choquant que certains de ses proches, qui croient en Dieu, souhaitent à son père de « reposer en paix ».

Une des « chercheuses » du collectif des Madres Buscadoras de Sonora, novembre 2019. © Basem Siria

Mais la foi en Dieu est une consolation pour certaines de ces mères, sœurs et épouses. Ou plus précisément, c’est une demi-consolation. Beaucoup l’invoquent, l’implorent pour leurs êtres chers et prient tous les jours, se rendent à la messe et demandent conseil au prêtre de la paroisse. Mais, comme certains psychologues leur suggèrent de « dire au revoir » à leurs proches disparus, certains prêtres leur demandent de les « laisser à Dieu ». Une jeune femme, qui était enceinte lorsque son époux a été enlevé, nous confie : « Je n’ai rien à donner à Dieu, je n’ai pas son corps, je n’ai rien, je ne sais pas où il est, que puis-je donner à Dieu ? ».

Jusqu’à aujourd’hui, le collectif des Madres Buscadoras de Sonora, qui réunit des familles de tout l’État et compte plus de 200 adhérents depuis qu’il a été créé en 2019, a retrouvé 79 restes. Ce sont de petits groupes qui partent chaque week-end à la recherche de ces corps, avec leurs propres ressources, en payant l’essence, la nourriture, etc.

La deuxième fois que nous avons suivi les Madres dans leur quête, nous sommes tombés sur l’avant d’un crâne et une mandibule. Au cours des trois autres sorties, nous n’avons trouvé que des morceaux de vêtements et des terrains pleins de petites pierres blanches semblables à du cristal, dégageant une forte odeur chimique. Cela pourrait être des restes de soude caustique, utilisée pour dissoudre des corps.

Disparus en rejoignant les États-Unis

Sur ce parcours, nous avons aussi trouvé des chercheurs de l’autre côté de la frontière, du côté étasunien. Depuis Tijuana, il ne me faut pas plus de 15 minutes pour traverser la frontière et me joindre aux Armadillos Binacional, qui acceptent de venir nous rencontrer dans une cafétéria de San Diego. Le plus jeune d’entre eux, un garçon âgé de vingt ans au plus, raconte : « Mes parents ont traversé ce désert d’Arizona. Comme eux, beaucoup de personnes souffrent là-bas et tentent de venir pour avoir ce que j’ai, des études, un travail ». Beaucoup d’Armadillos sont arrivés avec leurs parents du Mexique sans papiers et s’identifient aux personnes qui tentent de franchir la frontière.

Les Armadillos ont commencé il y a deux ans ce qu’ils nomment leur « travail de recherche » de leurs frères à la frontière, desquels ils ont trouvé 22 corps ou restes. C’est un travail volontaire qu’ils réalisent en dehors de leurs horaires de travail, avec leurs propres moyens et les dons qu’ils réussissent à réunir au sein de leur communauté. Si le collectif est composé principalement d’hommes, ils indiquent que les femmes jouent un rôle très important. « Ma femme me soutient, elle prépare tout pour les recherches : l’eau, les vêtements, le déjeuner ».

César, à la tête du collectif Armadillos Binacional, San Diego, 2019. © Paola Díaz

Les week-ends, ils conduisent toute la nuit de la Californie à l’Arizona, puisque 90 % des signalements de disparitions leur arrivent de cet État. En effet, depuis que les points de passage urbains ont été fermés pendant la décennie 1990, un « effet entonnoir » s’est produit, forçant les migrants à traverser par des zones reculées extrêmement dangereuses comme le désert de Sonora et l’Arizona. Un désert « immense, où tu marches 5 minutes et tu ne sais déjà plus où tu es », raconte César, un des membres fondateurs du collectif.

Solidarité avec l’autre côté de la frontière

Au cours de la dernière année, Armadillos a réussi à étendre son action de l’autre côté de la frontière pour aider les groupes de recherche mexicains. Ici, il ne s’agit pas de personnes qui disparaissent en traversant la frontière mais de personnes disparues sur le territoire mexicain – ce qui n’empêche pas qu’il y aient parmi elles des migrants. Armadillos insiste sur le fait que leur collectif se donne pour but de « chercher des personnes disparues ». Quand un signalement arrive, Armadillos ne sait pas, et ne veut pas savoir, comment ni qui a fait disparaître cette personne.

C’est ainsi que les Madres Buscadoras de Sonora et Armadillos Binacional ont uni leurs forces pour mener des recherches ensemble sur ce territoire de disparitions. Car si quelque chose circule et parcourt cette zone d’Amérique latine, au-delà des immenses murs frontaliers, au-delà du trafic légal et illégal, ce sont les disparus et disparues.

Frontière entre les États-Unis et le Mexique à Tijuana, au bord de l’océan Pacifique. © Paola Díaz

Depuis le désert d’Arizona à Chiapas et plus au sud, où les États-Unis ont externalisé leurs frontières et leurs guerres contre les drogues, s’est constitué un tissu dense d’absences qui traversent les familles, les générations et les nations. Tout comme ces guerres (et leurs économies) s’internationalisent, ce tissu d’absences et de recherches traverse lui aussi les frontières. Une physionomie de la disparition qui ne laisse pas de cicatrices mais des blessures ouvertes, qu’entre le Mexique et les États-Unis, on supporte chaque heure de chaque jour en s’appuyant sur la foi, la magie et la science, et en tissant des solidarités transnationales.


Cet article a été écrit avec la collaboration de Basem Siria, photographe et cyberactiviste des droits de l’homme exilé, et de la journaliste Lorenza Sigala. Tous les noms des interviewé·e·s sont fictifs, à l’exception du leader du collectif Armadillos Binacional, qui nous a demandé de garder son prénom. Le travail de terrain a été réalisé dans le cadre du projet « Sortir de la violence », financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR).The Conversation

Paola Díaz, Investigadora en la Escuela de Altos Estudios en Ciencias Sociales CEMS- EHESS- Francia y en COES- Chile (Centre for Social Conflict and Cohesion Studies), École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Cet article, légèrement modifié par Justice Info avec l'accord de l'auteur, est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.