Le Nigeria, bon et mauvais élève de la CPI

Depuis l’Afrique, c’est sans doute le Nigeria qui a réagi par le message le plus percutant aux annonces de sanctions contre la Cour pénale internationale, lancées le 11 juin par le président américain. Pourtant, de nombreuses voix s’élèvent pour dire que cet État — qui est sous examen préliminaire du procureur de la CPI – ne s’acquitte pas de ses obligations.

Le Nigeria, bon et mauvais élève de la CPI
Au camp de déplacés de Dalon, près de Maiduguri, le 26 juillet 2019, des femmes se rassemblent pour les funérailles de deux personnes tuées lors d'une attaque de Boko Haram.© Audu Marte / AFP
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Le Nigeria, géant du continent africain, a toujours manifesté son soutien à la Cour pénale internationale (CPI), y compris quand certains États africains plaidaient pour un retrait massif du Traité de Rome. Le 17 juin, après les attaques du président américain Donald Trump contre la CPI, le gouvernement nigérian a condamné dans un communiqué « toute action ou menace d'action qui compromet ou cherche à compromettre l'aptitude du tribunal à exercer librement son mandat et à remplir ses fonctions essentielles ». Or, le Nigeria lui-même est accusé de ne pas respecter ses engagements d’État-partie au Statut de Rome en ne donnant pas de suite judiciaire appropriée aux crimes commis au Nord-Est de son territoire.

Pour Samira Daoud, directrice régionale d’Amnesty International pour l’Afrique centrale et occidentale, la déclaration de soutien du Nigeria est « bienvenue, dans un contexte où la CPI est victime d’attaques inacceptables par les États-Unis » mais « le soutien ne doit pas s’arrêter aux mots ». Les États-parties comme le Nigeria ont la responsabilité première de juger les crimes relevant de la compétence de la Cour. Or, affirme la militante des droits humains, « le Nigeria ne remplit pas ses obligations. La CPI a ouvert un examen préliminaire sur la situation au Nigeria depuis bientôt dix ans concernant les crimes commis à la fois par le groupe armé Boko Haram et par l’armée nigériane dans le cadre du conflit au Nord-Est. Amnesty International a documenté nombre de ces crimes au fil des années et a publié plusieurs rapports sur les abus et violations subis par les enfants notamment. Mais aucune enquête ou procédure judiciaire crédible et équitable n’a été ouverte par les autorités », affirme-t-elle à Justice Info.

Obtenir justice, un droit « bafoué par les autorités nigérianes »

Daoud accuse : « Les demandes de coopération et d’information de la Cour s’accumulent, mais les promesses des autorités nigérianes de les mettre en œuvre ne sont souvent pas suivies d’actions. Le Nigeria n’agit en conformité ni avec ses obligations sous le Statut de Rome, ni avec ses déclarations publiques. » Pour elle, « le besoin de justice et l’espoir de voir les personnes responsables des atrocités poursuivies et jugées, sont des demandes extrêmement fortes au sein des communautés touchées par le conflit. Jusqu’ici, le droit de ces personnes à obtenir justice a été ignoré et bafoué par les autorités nigérianes. Le Nigeria a clairement démontré son manque de volonté de lutter contre l’impunité. C’est pourquoi nous appelons la CPI à ouvrir formellement une enquête. »

Dans son rapport d’activité du 5 décembre 2019, la procureure de la CPI Fatou Bensouda, soupçonne fortement l’armée nigériane et le groupe Boko Haram de crimes graves. La procureure cite des attaques menées par le groupe d’insurgés contre des camps de déplacés, des missions humanitaires, et l’exécution d’employés humanitaires. Elle rappelle ses précédentes conclusions, selon lesquelles « il y avait des motifs sérieux de penser que la prise pour cible systématique de filles et de garçons par Boko Haram constituait des actes de persécution fondés sur des motifs à caractère sexiste ». « Des hommes et des garçons ont souvent été contraints de rejoindre le groupe armé et de prendre part aux hostilités, et ceux qui s’y opposaient étaient abattus ; les femmes et les filles étaient quant à elles souvent enlevées et victimes de mariages forcés, de viols, d’esclavage sexuel et autres formes de violence sexuelle », accuse la procureure.

Concernant les forces de sécurité, écrit Bensouda, « il y a des motifs raisonnables de penser que des membres de la Force civile mixte (Civilian Joint Task Force, FCM) ont commis le crime de guerre consistant à procéder à la conscription ou à l’enrôlement d’enfants de moins de quinze ans dans des groupes armés et à les faire participer activement à des hostilités. Après avoir analysé le contrôle exercé par l’armée nigériane sur la FCM et la participation de cette dernière aux opérations militaires, le Bureau [du procureur] estime qu’elle faisait partie des forces de sécurité nigérianes pendant une partie au moins de la période en cause ».

« Procédures trop restreintes et trop superficielles »

La procureure a identifié sept affaires potentielles visant Boko Haram et trois visant les forces de sécurité. Mais « les procédures entamées à ce jour en matière d’enquête et de poursuites à l’égard des membres de Boko Haram et des forces de sécurité nigérianes semblent trop restreintes et trop superficielles. Ainsi, au vu des renseignements disponibles, les affaires sur lesquelles les autorités enquêtent ou ont engagé des poursuites ne semblent correspondre qu’en apparence aux affaires identifiées par le Bureau dans la mesure où elles ne visent pas en substance les comportements mis en cause », se plaint Bensouda. « À ce jour, les engagements répétés des autorités nigérianes de fournir au Bureau des informations pertinentes à cet égard n’ont pas été tenus. Au cours de l’année 2020, le Bureau continuera d’exhorter les autorités nigérianes à démontrer de manière tangible qu’elles s’acquittent réellement de l’obligation qui leur incombe. Si tel n’est pas le cas, le Bureau sera dans l’obligation de se prononcer sur la recevabilité des affaires potentielles », menace-t-elle.

Mark Kersten, consultant pour l’ONG allemande Wayamo Foundation, active dans la promotion de la justice pénale internationale, estime a contrario que « le Nigeria a exprimé son soutien à la Cour et à son travail et a aussi fait des progrès en matière d’enquêtes et poursuites (de certains) auteurs d’atrocités commises dans le conflit lié à Boko Haram ». « Ces efforts ne sont pas parfaits et les défis demeurent », dit-il, mais « mon impression est que le Nigeria prend cela plus au sérieux que beaucoup d’autres pays sous examen. »

1600 membres de Boko Haram jugés en secret

De son côté, la société civile nigériane relève de graves irrégularités dans le déroulement des procès nationaux. Dans un communiqué publié le 17 octobre 2017, la Coalition nigériane pour la CPI dénonçait déjà « le procès secret » de 1600 membres ou collaborateurs présumés de Boko Haram alors détenus dans l’État du Niger. « Des audiences accélérées et secrètes dans des affaires pénales de cette nature ne sont pas conseillables et cela pourrait constituer une lacune dans l’administration de la justice. Il faut permettre aux suspects d’être représentés par un praticien du droit de leur choix et les avocats doivent disposer du temps pour préparer leur défense », demandait la Coalition.

Trois ans après cet appel, les failles dénoncées persistent, à en croire l’enseignant en sociologie Oludayo Tade, de l’université d’Ibadan (Sud-Ouest). Selon le chercheur nigérian, des accusés sont jugés deux fois pour les mêmes faits, comparaissent parfois sans représentation adéquate. « Les procès se déroulent principalement au secret sans que les victimes aient la possibilité de témoigner ou de suivre le déroulement des procédures. Ceci accroît la méfiance entre les victimes de terrorisme et l’État. La construction de la paix et de la justice ne peut pas venir du seul point de vue de l’État mais aussi du point de vue de ceux qui souffrent des actes terroristes », affirme-t-il dans un entretien à Justice Info.

Réponse armée et lent réveil du judiciaire

Ce sentiment de méfiance est clairement exprimé par Hamsatu Allamin, fondatrice de l’Allamin Foundation for Peace and Development, basée à Maiduguri, dans l’Etat de Borno, au cœur de la zone de troubles. « Nous, gens du Nord-Est, voulons savoir de l’armée combien de personnes ont été arrêtées depuis le début de l’insurrection, depuis que l’état d’urgence a été décrété. Nous avons le droit de savoir. Nous voulons savoir combien de personnes sont mortes en détention militaire. Et celles qui sont encore en vie, où sont-elles ? », alerte-t-elle dans un entretien téléphonique.

Vincent Foucher suit de près le dossier Boko Haram au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). « La réaction de l’État a d'abord et surtout été extra-judiciaire, rappelle-t-il. Rappelons cet épisode fondateur : Mohamed Yusuf, le leader de Boko Haram, capturé par l'armée en 2009 et livré vivant à la police, est retrouvé quelques heures plus tard le corps criblé de balles dans la rue. Plus largement, face à Boko Haram, c'est l'armée qui est en charge, et la justice n'a longtemps eu qu'une place limitée », explique-t-il. « Mais ces dernières années, entre autres à cause de la multiplication des critiques et des pressions et de l'encombrement des centres de détention, le Nigeria a essayé de mettre en place une chaine judiciaire. Il s'agit notamment de traiter les dossiers en instance, tous ces gens qui sont en détention préventive depuis des années. Il y a donc eu des procès organisés. Des centaines de personnes ont été libérées, parfois parce qu'il n'y avait aucun dossier et sans doute souvent parce qu'ils étaient effectivement innocents, qu'ils ont été ramassés un peu au hasard », ajoute Foucher.

Des mesures non-judiciaires « imparablement nécessaires »

Les procédures judiciaires, même conduites de façon équitable, ne suffiront cependant pas à panser les plaies. A Maiduguri, le calvaire des victimes, tant de l’armée que de Boko Haram, est immense, souligne Allamin, dont la fondation aide des hommes, femmes et enfants échappés des griffes de Boko Haram ou libérés des geôles clandestines de l’armée. « Ils sont tous traumatisés, ils souffrent de stress psychologique », confie l’ancienne éducatrice devenue militante des droits de l’homme. Après une initiation à la création et à la gestion de projets générateurs de revenus, elle organise ces victimes en groupes et leur confie un pécule afin de les aider à reprendre une activité. 

« Des mesures non-judiciaires visant à s’assurer que les populations touchées par le conflit puissent obtenir vérité, justice et réparations, et notamment aux fins de leur permettre de reconstruire leurs vies, sont imparablement nécessaires. Elles doivent être conçues avec la participation directe des personnes concernées et mises en œuvre de manière non-discriminatoire et dans le respect des droits humains », affirme Daoud. Le professeur Tade est du même avis : « La compensation des victimes ainsi que la réhabilitation et la reconstruction des infrastructures détruites sont cruciales », dit-il.

« Il n'y a pas de solution magique », estime Foucher. « Le problème est ancien, massif, lié à des problèmes de structure, à l'histoire longue du pays. Plus encore que la pauvreté qui frappe une bonne part du pays, les gens de Boko Haram dénoncent l'illégitimité et l'immoralité des élites au pouvoir. Il faut donc que l’État retrouve de la crédibilité. Cela passe notamment par une amélioration de la fourniture de services publics, mais aussi et surtout par la justice et une lutte plus sérieuse face aux abus des agents D’État, militaires comme civils », dit-il.