Dossier spécial « L’affaire Massaquoi : le modèle finlandais à l’épreuve »

Procès Massaquoi : quand l’ "Ange Gabriel" est apparu

Hassan Bility est le premier à avoir déclaré que Gibril Massaquoi se faisait appeler « Ange Gabriel ». Jusqu’en 2018, il était le seul. Son témoignage est à l’origine des enquêtes qui ont conduit au procès de l’ancien commandant sierra léonais devant la justice finlandaise. Le 7 avril, la comparution de ce célèbre militant des droits de l’homme a clos deux mois d’audiences délocalisées à Monrovia, capitale du Liberia.

Gibril (Gabriel) avec l'ange Gabriel en arrière-plan
L'ange Gabriel était-il un nom de guerre de Gibril Massaquoi ? © JusticeInfo.net
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Hassan Bility est un acteur central du combat des militants libériens pour que les « seigneurs de la guerre » qui ont meurtri le Libéria entre 1989 et 2003 rendent des comptes un jour devant les tribunaux. Les enquêtes menées par l’ONG qu’il a fondée et qu’il dirige, le Global Justice Research Project (GJRP), et son partenaire suisse Civitas Maxima, sont à l’origine de la plupart des poursuites menées contre d’anciens chefs armés libériens ayant trouvé résidence aux États-Unis, en Suisse, en Belgique, en France ou au Royaume-Uni. Elles ont également déclenché les enquêtes qui ont conduit la justice finlandaise à juger aujourd’hui Gibril Massaquoi. Cet ancien commandant et porte-parole du Front révolutionnaire uni (RUF), mouvement de rébellion sierra léonais officiellement actif entre 1991 et 2001, est accusé de crimes contre l’humanité commis au Liberia entre 1999 et 2003. Du 23 février au 7 avril, le tribunal finlandais qui le juge s’est délocalisé à Monrovia, la capitale libérienne, pour tenir une partie majeure du procès. 55 témoins y ont été entendus au cours de 21 jours d’audience. Bility a été l’avant-dernier à comparaître.

Mais le dossier Massaquoi n’est pas comme les autres. Car il existe un rapport direct et personnel entre Bility et cette affaire. Bility accuse Massaquoi de l’avoir personnellement torturé, en 2002, alors qu’il était détenu au secret dans les geôles libériennes. Sans ce témoignage, il n’y aurait pas de procès Massaquoi aujourd’hui. Il est à l’origine des enquêtes ouvertes en 2018 par le GJRP et Civitas Maxima, avant que la Finlande, où réside Massaquoi depuis 2008, ne se saisisse du dossier sur la base des informations soumises par ces ONGs.

Torturé dans les geôles libériennes

En 2002, Bility était rédacteur-en-chef du magazine libérien The Analyst. Il avait déjà été arrêté six fois quand, le 24 juin, il l’a été une septième et dernière fois. A l’audience, il fait un récit quasi cinématographique de son arrestation, qui se déroule sous les yeux de son garçon alors âgé d’un an et demi et sur qui il jette un regard muet à travers la vitre arrière du véhicule dans lequel on vient de le pousser de force. Emmené devant le président libérien Charles Taylor en personne, il est sermonné devant un parterre de grosses huiles du régime. Taylor veut qu’il avoue avoir comploté pour le renverser, à travers l’achat d’armes et leur stockage à l’ambassade des États-Unis, et le convoyage de mercenaires. Le chef de l’État donne les noms des complices que Bility est sommé de dénoncer. Mais celui-ci refuse de procéder à l’enregistrement vidéo de faux aveux. Et pendant les six mois qui vont suivre, il va passer par de multiples lieux de détention et subir menaces, châtiments et tortures.

Le pire moment de son odyssée se situe entre le 26 juillet et la fin août 2002. C’est la période où il est détenu à Clay Junction, un important carrefour à environ 35 km au nord de la capitale. Lui et quelque huit compagnons d’infortune sont détenus secrètement sous une station de pesage en bord de route. On est en pleine saison des pluies et l’espace est inondé.

Bility évoque brièvement la torture dite du « tie-bay », où les liens scient cruellement les bras (il en a conservé les marques), ainsi que des chocs électriques sur les parties génitales. « L’homme qui a commis cela s’est présenté comme l’“Ange Gabriel”. Il m’a demandé ce que ça signifiait. Il a dit qu’il était Gibril Massaquoi. Je savais que Gibril était le nom arabe de Gabriel. A son accent, je pouvais deviner qu’il était Sierra Léonais. Je pense avoir entendu son nom à la radio, en rapport avec le RUF. Monsieur Massaquoi voulait que je dise la vérité. Et la vérité qu’il voulait que j’admette était que j’avais planifié le renversement de Charles Taylor. C’est lui qui menait directement l’interrogatoire. Il m’a ligoté. Quand j’ai résisté, il m’a marché dessus et m’a donné des coups de pied. Il était présent quand j’ai été électrocuté. »

A l’audience, près de dix-huit ans après les faits, Bility situe ce moment de terreur très précisément au 26 juillet 2002. Dans d’autres de ses déclarations antérieures, y compris quelques semaines après sa libération, en février 2003, ou il y a seulement trois ans quand il était interrogé par ses collègues de Civitas Maxima, il situait l’événement une semaine plus tard, en août. Mais le témoin dit avoir, depuis, clarifié sa mémoire à l’aide d’anciens codétenus. « Ils ont dit que c’était ce jour-là. C’était le jour d’anniversaire de l’Indépendance. »  

Bility nomme au moins un autre ancien détenu qui corroborerait son accusation contre Massaquoi – un imam, qui aurait pardonné à son bourreau. Il n’a pas été interrogé par la police finlandaise. Le récit d’un Massaquoi agissant comme tortionnaire dans les geôles de Taylor au milieu de l’année 2002 – c’est-à-dire à peu près au moment où le même Massaquoi entame ses contacts en Sierra Leone avec les enquêteurs d’un tribunal de l’Onu qui vient de s’installer dans ce pays voisin – est une histoire unique.

Hassan Bility
Jusqu'en 2018, seul Hassan Bility avait raconté que Gibril Massaquoi se présentait comme l'"Ange Gabriel". © Thierry Cruvellier

« Je suis ton Ange Gabriel »

Mais il existe un autre élément déterminant du témoignage du militant des droits de l’homme. Bility est le premier à avoir déclaré que Massaquoi portait ce nom de guerre : « Ange Gabriel ». Il dit l’avoir raconté publiquement tout de suite après sa libération, fin 2002, dans son exil forcé aux États-Unis. Mais il n’y a pas trace de cela. En revanche, en 2009, Bility a témoigné au procès de Taylor, l’ancien président du Libéria de 1997 à 2003, condamné en 2012 à 50 ans de prison par le tribunal de l’Onu pour la Sierra Leone. Sa déposition publique, le 13 janvier 2009, constitue la première trace publique de « l’Ange Gabriel ».

« J’ai effectivement vu quelqu’un sur lequel j’avais déjà écrit, Gibril Massaquoi, qui (…) m’a demandé, en me torturant, si je connaissais le sens de Gibril et j’ai dit que oui car je comprenais l’arabe. Il a dit que cela signifiait Gabriel. “Très bien, je suis ton Ange Gabriel”, a-t-il dit. “[Joe Towah, le superviseur de la prison] m’a ordonné de te faire parler. ” (…) A ce moment-là, j’avais pratiquement perdu la notion du temps mais je sais que j’ai été détenu là-bas jusque dans le mois d’août [2002]. »

En dehors de ce témoignage, ce nom de guerre qu’aurait utilisé Massaquoi n’apparaît nulle part ailleurs. Rien dans les travaux précis de la Commission vérité et réconciliation sierra léonaise, achevée en 2004 et qui accable Massaquoi. Rien dans le rapport de la Commission vérité et réconciliation libérienne, terminée en 2009 et qui ne mentionne jamais l’ancien commandant du RUF. Rien dans le reste des enquêtes menées par le tribunal de l’Onu pour la Sierra Leone, où Massaquoi a été témoin et un informateur majeur du procureur. Rien dans les enquêtes menées dans le Lofa après la guerre par Human Rights Watch. Et comme d’autres experts, Lansana Gberie, l’un des meilleurs connaisseurs du RUF et des guerres civiles en Sierra Leone et au Liberia, qui a été souvent en contact avec Massaquoi à l’époque des faits allégués par Bility, est formel : personne n’a jamais vu apparaître ce nom de guerre. Jusqu’en 2018, l’Ange Gabriel alias Massaquoi n’existe que dans le témoignage de Bility.

Puis, soudain, il se diffuse partout. D’abord dans les enquêtes de Civitas Maxima/GJRP, lancées en janvier 2018 dans le Lofa. Puis dans celles de la police finlandaise qui en prend le relais. L’Ange Gabriel ne surgit alors plus seulement dans le Lofa mais aussi à Monrovia.

Cette apparition d’« Ange Gabriel » alias Gibril Massaquoi est dès lors centrale dans cette affaire. Elle rend le témoignage de Bility essentiel dans le dossier. Pourtant, à l’audience, la défense n’a rien demandé au témoin sur ce point, se concentrant sur son implication dans les enquêtes initiales de Civitas et ses contacts possibles avec un enquêteur clé de l’équipe finlandaise, un Libérien recruté au sein même de l’organisation de Bility. A ce stade du procès, le mystère de cet « Ange Gabriel » demeure entier.

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