Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Gambie : la justice de Jammeh et les ombres de Bensouda

Cette semaine, en Gambie, la Commission vérité finit d'interroger les hommes et les femmes de loi qui ont contribué à établir et à pérenniser la dictature de Yahya Jammeh, sans toutefois avoir convoqué certains témoins parmi les plus intéressants. L'un d’eux n’est autre que la procureure sortante de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda.

La commission vérité gambienne dans l'ombre de Fatou Bensouda
En Gambie, la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) estime ne pas devoir citer Fatou Bensouda. Certains Gambiens aimeraient pourtant qu'elle explique pourquoi elle est restée dans l'ombre lors de violations survenues quand elle y occupait, de juillet 1998 à mars 2000, la double fonction de ministre de la Justice et de procureure générale. © Romain Chanson / AFP (montage : JusticeInfo.net)
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Poursuivant le travail entamé trois semaines plus tôt sur les auxiliaires de justice de l'ancien dirigeant Yahya Jammeh, la Commission vérité et réparations (TRRC) de Gambie a continué à remonter le temps en confrontant une sélection d'anciens ministres de la Justice, choisis avec componction parmi les dix-huit nommés en vingt ans de dictature.

En juillet 1994, lorsque Jammeh prend le pouvoir, sa junte accuse le régime précédent de "corruption endémique" et promet une nouvelle ère de "probité" et de "redevabilité". Mais rapidement, des dizaines d'anciens responsables gouvernementaux, accusés de corruption, sont arrêtés aux côtés de membres des services de sécurité soupçonnés d’avoir résisté à la "révolution". Il y avait peu de place pour la patience et les règles de droit. Pour légitimer les abus, la junte s’est alloué les services des juristes gambiens. Une pléthore de décrets s'ensuivit, accordant au nouveau « Conseil militaire » des pouvoirs législatifs et même judiciaires et rendant les tribunaux incapables de remettre en question leurs actes.

« Cela aurait pu être pire »

Joseph Henry Joof est l'un des ministres de la Justice de Jammeh ayant duré à ce poste, de janvier 2001 à novembre 2003. Quelques mois avant sa nomination, Ebrima Barry, un étudiant, aurait été battu à mort par des pompiers. Peu de temps après, une fille nommée Binta Manneh, une étudiante en sport de Brikama Ba, au centre de la Gambie, aurait été violée par un agent de sécurité. Les étudiants descendent dans la rue pour demander justice. La répression des manifestations va tuer 14 d'entre eux et en blesser des dizaines d'autres. 

Joof a siégé à la commission d'enquête ouverte pour enquêter sur ces événements. Des témoins essentiels n'ont pas été convoqués, et les donneurs d’ordre n’ont pas été inquiétés – mais la TRRC a établi qu'ils venaient de Jammeh. Le 26 avril, Joof était sur la sellette devant la Commission vérité :

- Il n'est dit nulle part dans le rapport que l'ordre de tirer sur les étudiants venait du président, l’interpelle Mariama Singhateh, avocate de la TRRC.

- Nous étions intéressés par les preuves... Oui, beaucoup ont dit que cela venait d'en haut. Mais ils n'ont pas mentionné son nom directement, répond Joof.

- En résumé, vous dites que vous ne vous intéressez qu'à ceux qui ont tiré sur les étudiants et pas à ceux qui ont donné des ordres ?

- Nous avons entrepris d'examiner cela, mais les preuves n'étaient pas suffisantes...

Le 30 janvier 2001, Jammeh a nommé Joof au poste de ministre de la Justice, lui donnant ainsi la responsabilité de le conseiller sur les résultats de l’enquête à laquelle il avait participé. Joof dit qu'il avait rédigé un document de cabinet demandant que les étudiants soient indemnisés, mais que le président s'y était opposé. "Il était mal conseillé, car il estimait que les forces armées n'avaient rien fait de mal." Cependant, Joof a bien demandé une modification de la loi d'indemnisation de 1982 – mais pour indemniser les forces de sécurité.

- Avez-vous des regrets ? demande le commissaire Mustapha Kah.

- Quoi ? s’étonne Joof, qui met en avant son background en matière de droits de l'homme.

- Tous ces amendements, y compris sur la loi d'indemnisation ?

- J'étais très fier de servir mon pays... Je ne servais pas Jammeh. Si certains d'entre nous n’avaient pas été là, cela aurait pu être pire... Je ne l'ai jamais regretté.

Joseph Henry Joof témoigne devant la Commission vérité en Gambie
Joseph Henry Joof, ex-ministre de la justice sous Yahya Jammeh (2001-2003). © Mustapha K. Darboe

La république islamique illégale

Mama Fatima Singhateh a été deux fois ministre de la Justice de Jammeh, d'août 2013 à août 2014 et de janvier 2015 jusqu'à la fin du régime, en décembre 2017. L'un des rares ministres de Jammeh à avoir refusé de l'abandonner. Elle était en fonction lorsqu’il a décidé de faire de la Gambie un "État islamique", sans modifier ni les lois ni la Constitution.

Le 29 avril, Singhateh a témoigné devant une Commission vérité peu convaincue par son affirmation selon laquelle elle aurait conseillé Jammeh sur l'inconstitutionnalité de sa déclaration :

- En tant que conseiller, il vous incombait de conseiller [Jammeh] conformément à la loi suprême du pays, à savoir la Constitution, insiste Haddy Dandeh Jabbie, avocat de la TRRC.

- Je vous entends, mais ce que vous devez savoir, c'est que même si je suis le principal conseiller juridique, le président a de nombreux conseillers. Donc, si mon avis en tant qu'avocat est en conflit avec un avis religieux, sachant que c'est ce qu'il veut, il n'y a aucune chance qu'il accepte mon avis…

Cependant, à l'époque, malgré ce problème juridique majeur, les ministres de Jammeh, dont Singhateh, se référaient dans leurs discours officiels à la "République islamique de Gambie".

Singhateh était en poste lorsqu'en avril 2016, un militant de l'opposition, Ebrima Solo Sandeng, a disparu alors qu'il était détenu par l'État. Des membres du Parti démocratique uni, d'opposition, sont descendus dans la rue pour réclamer son corps "mort ou vif". Par la suite, plusieurs partisans ont été arrêtés et des dirigeants jugés. Selon la TRRC, ils se sont vu refuser une libération sous caution pour une infraction qui le permettait, tandis que leurs collègues auraient été brutalisés en détention. L’Agence nationale de renseignement, où Sandeng aurait été tué, et la Haute Cour de Gambie, où les procès ont eu lieu, avaient une clôture commune avec les bureaux de Singhateh, mais celle-ci semble peu au fait de l’affaire.

- N'avaient-ils pas droit à une libération sous caution ? demande Jabbie.

- Bien sûr, il s'agit d'un délit qui le permet, n'est-ce pas ? répond Mme Singhatey.

- N'est-il pas exact que vous avez conseillé au ministère public de s'opposer à la libération sous caution ?

- Ce n'est pas vrai.

- C'est l'information que nous avons.

- C'est une fausse information.

- Quoi qu'il en soit, il s'est opposé à la libération sous caution.

- Je ne suis pas au courant de cela...

- Le bilan de la Gambie en matière de droits de l'homme sous votre mandat était médiocre, remarque peu après Jabbie.

- La plupart des soi-disant violations qui ont eu lieu n'étaient pas portées à ma connaissance. Il aurait été bon que ces choses soient portées à mon attention par mes collègues et les soi-disant défenseurs des droits de l'homme... J'avais une politique de la porte ouverte, rétorque Singhatey.

Mama Fatima Singhateh témoigne devant la Commission vérité (TRRC) en Gambie
Mama Fatima Singhateh, ex-ministre de la justice sous Yahya Jammeh (2013-2017). © Mustapha K. Darboe

Bensouda, l'une des « yes-women »

Depuis le tout début de la présidence de Jammeh, avec le premier ministre de la Justice Fafa Edrissa Mbai et le premier procureur général Amie Bensouda, jusqu'aux derniers moments du régime, avec Singhatey, pour les Gambiens les abus de Jammeh n'auraient pas été possibles sans les « yes-men » ou « yes-women » du ministère de la Justice. Mais parmi ses fidèles serviteurs, certains n’ont pas encore été appelés par la TRRC ou ne le seront peut-être jamais.

L’un d’eux est la procureure sortante de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, qui a été ministre de la Justice de Jammeh de juillet 1998 à mars 2000 et qui aurait participé ou eu connaissance de violations des droits humains. "Je n'ai aucun doute sur le fait qu'elle a commis des infractions et fait preuve de partialité en faveur de son patron (Jammeh)", pense notamment Sidi Sanneh, un commentateur politique gambien. A ce sujet, un nouveau témoignage d'ingérence judiciaire imputée à Bensouda - concernant un dossier cité en janvier devant la TRRC – a été recueilli le 9 mai dernier par Justice Info auprès d’un ancien magistrat, Lamin J. Darboe.

Lorsque, en 1999, le magistrat Darboe était juge principal au tribunal de Brikama, quatre hommes se sont présentés devant lui, parmi lesquels feu l'imam de Brikama Alhaji Karamo Touray, accusés d'avoir prétendument démoli une mosquée. Les preuves présentées à la Commission vérité ont montré qu'il s'agissait d'une tactique typique de l'ère Jammeh de porter de fausses accusations contre des personnes ou de les inculper dans un tribunal non compétent, afin de justifier une incarcération. Le fait est que l'imam Touray, connu pour être proche de l'opposant le plus farouche de Jammeh, était persécuté pour ses opinions.

En janvier 2020, trois personnes familières de cette saga, dont le fils de l'imam, Alfusainey Touray, ont détaillé l'affaire devant la Commission vérité. À l'époque, Alfusainey travaillait pour l'Agence nationale de renseignement. Lorsque l'affaire a été transférée au tribunal de Brikama, l'imam était déjà, avec trois autres personnes, dans la tristement célèbre prison de Mile 2 depuis huit mois. Avant que Lamin Darboe ne l'acquitte et ne le libère. "Il y avait un camion plein de para-militaires armés entourant les locaux de la Cour ; la tension était palpable ce jour-là à Brikama", se souvient Darboe dans un entretien à Justice Info.

"Elle m’a appelé pour protester contre ma décision"

"Bien que terrifié, j'étais clair sur ma responsabilité en tant que magistrat ayant prêté serment d'appliquer impartialement les lois de la Gambie." Cependant, Bensouda "a appelé pour protester contre ma décision", a-t-il dit, et elle en a rapporté au chef des juges "qui a chargé le secrétaire des Affaires judiciaires de superviser le différend". "Le secrétaire m’a ordonné de m’excuser devant le ministre [Bensouda] et j'ai refusé", a déclaré Darboe, dans une interview accordée à Justice Info le 9 mai.

"Dès le lendemain matin, j'ai reçu un appel de l'honorable ministre de la Justice, poursuit-il. Elle prétendait que ma décision lui faisait subir ‘beaucoup de pression’ et elle demandait des informations sur les raisons pour lesquelles j'avais acquitté et relaxé les accusés. Je lui ai dit de lire le dossier. Elle a exigé de savoir si j'avais même lu le dossier, et encore une fois, je lui ai suggéré de consulter le dossier. Stupéfaite, la ministre de la Justice s'est mise en colère et a demandé si je savais à qui je parlais. Avec tout le respect que je lui dois, j'ai répondu ‘vous savez quoi faire si vous n'aimez pas ma décision’. Elle a raccroché !"

Selon un rapport de 1999, Amnesty International a demandé au "gouvernement de clarifier les raisons de l’arrestation de l'imam et d'autres personnes à Brikama et de mettre fin à leur détention au secret. Aucune réponse n'a été reçue". La première fois que Darboe a rendu ces informations publiques, c'était en 2012, lorsque Bensouda a déclaré à Aljazeera, dans une interview exclusive, "en toute franchise, mon travail en tant que ministre de la Justice n'a jamais été entravé". Mais cela a apparemment échappé à la Commission vérité, dans son travail en cours sur l'ingérence judiciaire. "Si (Mama Fatima) Singhateh a été harcelée pour ses positions idéologiques et philosophiques, pourquoi pas quelqu'un qui a directement interféré dans un processus judiciaire au point de menacer un magistrat ?" s’interroge Darboe.

Non-ingérence… dans une affaire de meurtre

La procureure sortante de la Cour pénale internationale a servi Jammeh à la double fonction de ministre de la Justice et de procureure générale, du 31 juillet 1998 à mars 2000. Avant cela, elle avait été nommée procureure de la République à Banjul, en février 1994, cinq mois avant le coup d’État qui a porté Jammeh au pouvoir. Elle était alors âgée de 33 ans. Une ascension pour le moins rapide pour la jeune magistrate, sous le régime de Jammeh.

À cette époque, deux hommes, Samba Jallow et Sainey Faye ont été arrêtés pour avoir manifesté contre la junte devant l'ambassade américaine. Jallow - qui a comparu devant la Commission vérité en janvier 2019, et Faye qui a comparu en février 2019 - ont tous deux déclaré avoir été accusés à tort et détenus sans preuves suffisantes pour prouver leur culpabilité, comme l'a rapporté Justice Info l'année dernière.

En plus des abus de procédure, la TRRC a documenté la façon dont Jammeh a utilisé les forces de sécurité pour mutiler et tuer, souvent dans son propre cercle intime. C’est ainsi qu’en janvier 2000, deux mois avant que Bensouda ne quitte ses fonctions, le lieutenant Almamo Manneh, un militaire réputé proche de Jammeh et impliqué en 1995 dans la torture de détenus politiques, aurait été tué par Ousman Sonko, un ancien ministre de l’Intérieur actuellement en détention provisoire en Suisse. Selon Lalo Jaiteh, un ancien garde du corps qui a comparu devant la TRRC en septembre 2019, Manneh a été assassiné de sang-froid.

Le ministre de la Justice Bensouda n'a pris aucune mesure connue en relation avec cette affaire. Le corps de Manneh n'a pas été restitué à sa famille et personne n'a été poursuivi pour ce meurtre. Il aurait été enterré à la caserne de Yundum, mais l'équipe d'exhumation de la Commission vérité n'a pas trouvé son corps.

Violations continues de la liberté de la presse

D'autres occasions manquées d’intervenir en faveur de la justice auraient pu être clarifiées devant la TRRC par l'ex-ministre, concernant les violations continues de la liberté de la presse pendant son mandat de deux ans qui, comparativement à d'autres, était plutôt long. En janvier 1999, près de six mois après la nomination de Bensouda, Amnesty International résume en quelques phrases le bilan de la Gambie en matière de droits humains : "Au moins 20 prisonniers d'opinion ont été détenus pendant de courtes périodes. Au moins trois prisonniers auraient été torturés. Trois prisonniers militaires ont été condamnés à mort. Il n'y a pas eu d'enquêtes sur les violations passées des droits de l'homme."

A ces faits s'ajoutent un certain nombre de violations de la liberté de la presse commises cette année-là et l'année suivante. En février 1998, Boubacar Gaye et Ebrima Sillah, deux journalistes de la station de radio Citizen FM, ont été arrêtés. Le lendemain, Citizen FM a été fermée et privée de sa licence. Fin août, alors que Bensouda était ministre, le tribunal a décidé que Citizen FM resterait fermée et a condamné les deux hommes à une amende pour "exploitation d'une station de radio sans licence". La radio est restée fermée tout au long de l'année 1999. Par la suite, les avocats du gouvernement ne se sont pas présentés au tribunal et un nouveau magistrat a été désigné pour instruire l'affaire, ce qui a prolongé la fermeture de la radio.

Le ministère de la Justice, sous la direction de Mme Bensouda, a également ordonné au journal The Independent de cesser ses activités pour ne pas avoir enregistré son nom commercial auprès de l’agent principal de l'impôt sur le revenu. Et lorsque le directeur de la rédaction, Alagi Yorro Jallow, a essayé de payer les frais d'enregistrement le 27 juillet 1999, il s'est vu répondre que l’agent avait reçu l'ordre de ne pas accepter son paiement.

En juin, un mois avant sa nomination, un journaliste indépendant nigérian du Daily Observer a été arrêté et expulsé de Gambie. Selon Amnesty International, jusqu'en mars 1999, les agents de l'immigration ont surveillé le Daily Observer, dans le cadre d'une politique d'intimidation visant les journalistes non gambiens. En août, après sa nomination, le rédacteur en chef du Daily Observer, Demba Ali Jawo, qui était le président de l'Union de la presse gambienne, et son directeur général, Theophilus George, ont été arrêtés et détenus.

Leur brève arrestation faisait suite à la publication d'un article, qui, selon le gouvernement, menaçait la sécurité, sur l'effondrement d'un mur dans la résidence du président Yahya Jammeh, révélant un équipement militaire. Ces violations, et bien d'autres, ont été présentées devant la Commission vérité par le syndicat de la presse gambienne le secrétaire général Saikou Jammeh en juillet 2019.

Les perspectives de voir Bensouda apporter son éclairage sur ces événements s’éloignent pour les Gambiens, tandis que les audiences de la TRRC entrent dans leur dernière phase, avant la remise attendue pour juillet de son rapport final au président de la République.

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