Dossier spécial « Les disparus qui ne s’oublient pas »

Tunisie : lueurs d’espoir dans le procès Matmati

Trente ans depuis le meurtre et la disparition du jeune militant islamiste tunisien Kamel Matmati. Trois ans depuis que son procès a été ouvert, le premier à l’être devant les chambres spécialisées en justice transitionnelle. Le 25 mai, la procédure a repris à Gabès, dans le sud tunisien. La cour semble avoir rassemblé toutes les pièces du puzzle de cette affaire. Mais la famille attend toujours une réponse à sa demande de justice.

Kamel Matmati
Kamel Matmati, jeune militant islamiste, torturé à mort par les services de sécurité tunisiens en octobre 1991. Son corps n'a jamais été retrouvé. © Olfa Belhassine, pour JusticeInfo.net
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La dame semble avoir vieilli et rapetissé à force de pleurs, de tristesse et de deuil inachevé. Mais sa demande est toujours la même. C’est celle qu’elle a formulée le 17 novembre 2016, en témoignant publiquement devant l’Instance vérité et dignité (IVD), une commission d’enquête sur les violences d’État en Tunisie. Et qu’elle a répété le 29 mai 2018, quand elle a été auditionnée par la chambre spécialisée de justice transitionnelle à Gabès, à 405 km au sud de Tunis, où s’ouvrait alors le premier procès instruit par l’IVD pour atteintes graves aux droits de l’homme.

« Je voudrais que cette cour me permette de retrouver la dépouille de mon mari pour que je puisse l’honorer par des funérailles dignes », a déclaré une fois de plus Latifa Matmati, épouse de Kamel Matmati, le mardi 25 mai à Gabès, lors de la neuvième audience de cette sombre affaire d’homicide volontaire, de torture et de disparition forcée.

Trente ans ont passé depuis le crime et déjà trois depuis le début de ce procès. Un double anniversaire qui a incité une partie des associations basées à Tunis et défendant la justice transitionnelle à entreprendre un périple vers le tribunal de première instance de Gabès. Objectif : manifester leur soutien à la famille Matmati et faire accélérer un processus judiciaire semé d’embuches. Sur place, ils ont retrouvé l’ancien président de la République, Moncef Marzouki (décembre 2011- janvier 2014), celui qui a signé la loi tunisienne sur la justice transitionnelle, venu lui aussi assister au procès.

Condamné alors que la justice le savait mort

Les faits remontent à l’époque des grandes rafles du régime de Ben Ali contre les islamistes. Kamel Matmati a 27 ans, c’est un militant du mouvement islamiste Ennahdha, travaillant et résidant à Gabès. Le 7 octobre 1991, sur son lieu de travail à la Société tunisienne de l’électricité et du gaz, il est arrêté brutalement devant plusieurs de ses collègues. Il n’a jamais réapparu.

En 1992, Matmati est condamné à 17 ans de prison par contumace alors que la justice le sait mort. Sa mère et son épouse vont alors écumer les prisons de la République à sa recherche. Jusqu’à ce que des compagnons de cellule leur confirment, en 2009, le décès du jeune militant. Une enquête judiciaire est ouverte en 2012. Elle est rapidement clôturée pour cause de prescription des faits. En 2016, l’État, grâce au plaidoyer de l’IVD, finit par avouer la mort de Kamel Matmati et délivre un acte de décès à sa famille. Dans la nuit du 7 au 8 octobre 1991, à Gabès, les équipes des services spéciaux s’étaient relayées pour faire subir à Kamel les pires sévices dans les locaux de la police : violents tabassages, position dite du poulet rôti, suspension en croix aux fenêtres… Tout cela devant d’autres prisonniers politiques, devenus de précieux témoins aujourd’hui. Kamel est mort sous la torture, d’une hémorragie interne dans les heures qui ont suivi son arrestation. 

Aveux cruciaux à la cour

« Jamais, je n’ai prononcé le mot "papa" auparavant parce qu’il n’est nulle part. Je voudrais le faire enfin devant son cercueil ! », avait déclaré Aicha, la fille de Kamel, âgée de cinq mois au moment de la disparition de son père, lors de l’audience de mai 2018. En trois ans, la cour spécialisée a entendu l’ensemble des membres de la famille Matmati. Plusieurs autres témoins ont défilé devant la chambre, dont Ali Amri, médecin torturé aux côtés de Matmati et qui a pu diagnostiquer sa mort, ainsi que d’autres détenus torturés en ce mois d’octobre 1991 à Gabès.

Le 11 juin 2019, l’ancien ministre de l’Intérieur, Abdallah Kallel, dont le nom figure parmi les douze accusés, a comparu devant la chambre présidée par le juge Habib Ben Yahia. Il a adressé ses excuses à la mère de la victime tout en niant toute complicité dans le crime. Le 28 janvier 2020, lors de la huitième audience du procès, Samir Zaatouri, un des auteurs présumés et ancien directeur des services spéciaux à Gabès, a accusé ouvertement deux agents des services d’investigation - Anouar Ben Youssef et Riadh Chabbi – d’avoir torturé le militant islamiste. « Celui qui a asséné le coup de grâce à Matmati est Ali Boussetta, leur chef hiérarchique », a-t-il ajouté, se défendant d’avoir lui-même donné l’ordre de tuer Matmati. Des aveux cruciaux, qui confirment le rapport d’instruction de l’IVD.

Retards et impunité

Seize mois se sont écoulés depuis cette audience quand tout le monde se retrouve à Gabès. Maître Mokhtar Jemiî est probablement le plus poignant de la dizaine d’avocats des parties civiles venus plaider. « J’ai été le compagnon de prison de Kamel Matmati, où son supplice servait d’épouvantail à la police pour nous terroriser. J’ai suivi les péripéties de son dossier alors que j’étais étudiant en droit. Grande a été ma déception lorsqu’en 2012 ses tortionnaires ont été libérés pour cause de prescription », déclare-t-il. Il exhorte le président de la chambre de rapprocher les audiences pour respecter le principe du délai raisonnable, un des critères d’un procès équitable.  « Qui va rester vivant parmi les prévenus, les victimes et même les avocats si entre une date et l’autre plus d’une année s’écoule ? » s’alarme-t-il. « L’un des principaux acteurs du crime vient de partir à l’étranger et d’en revenir en toute impunité, sans que lui soit opposée à l’aéroport une quelconque interdiction de voyager ! » s’emporte-t-il. Il demande l’exécution des mandats d’amener contre les accusés, ainsi que l’émission d’un ordre de séquestration des biens des prévenus - un moyen de pression, dit-il. « Qu’avez-vous fait de nos requêtes successives visant à envoyer un juge d’instruction à l’hôpital des forces de sécurité intérieure de la Marsa, dernier lieu avant que le corps de Matmati ne se volatilise à tout jamais, pour vérifier les données du registre répertoriant les entrées et sorties des patients ? Serait-ce donc une mission si impossible pour vous ? », cingle l’avocat.

L’avocate Oula Ben Nejma, ancienne présidente de la commission investigations à l’IVD, fait partie du voyage à Gabès. Elle se souvient : « Au temps de notre mandat, nous avons convoqué et entendu plus de trente personnes ayant un lien avec le meurtre de Matmati. Nous maîtrisons les moindres tenants et aboutissants de ce dossier et détenons même des pistes très crédibles sur le lieu où le corps a été enseveli. Nous avons choisi d’envoyer cette affaire en premier aux chambres spécialisées pour sa dimension emblématique et aussi afin de pousser les autorités publiques à introduire dans le Code pénal tunisien une disposition sur le crime de disparition forcée. »

Des avocats des parties civiles devant la chambre spécialisée de Gabès, le 25 mai. © Olfa Belhassine, pour JusticeInfo.net

La disparition forcée, crime fantôme

Ce crime figure parmi les violations graves des droits humains détaillées dans l’article 8 de la Loi sur la justice transitionnelle de décembre 2013. En 2011, quelques mois après la révolution qui a renversé le régime de Ben Ali, la Tunisie a également signé le Statut de Rome créant la Cour pénale internationale, ainsi que la Convention internationale sur les disparitions forcées. Or, depuis, rien n’a été fait pour harmoniser la loi nationale avec ces traités internationaux.

Le 8 février dernier, quatre rapporteurs des Nations unies, ainsi que par le Groupe de travail sur la disparition forcée ou involontaire, ont écrit au gouvernement tunisien pour s’inquiéter des blocages du processus de justice transitionnelle. Parmi leurs critiques figure ce « manque de clarté » de la loi. Face à cette lacune juridique, l’IVD avait, dans son rapport d’instruction, traduit l’infraction en cinq crimes existants dans le code pénal : torture, homicide volontaire, séquestration et détention illégale, dissimulation du corps de délit avant qu’il ne soit saisi par l’autorité, et enterrement clandestin d’un cadavre. Mais cela ne satisfait pas les droits des victimes.

L’IVD a exploré les registres de l’Hôpital des forces de sécurité intérieure concordant avec les dates d’entrée et de sortie du corps de Matmati. Elle a découvert un nom effacé au stylo correcteur. Ses investigations laissent soupçonner que le corps aurait été sorti par les agents de la Marsa et enseveli quelque part dans les jardins de la municipalité. Oula Ben Nejma a effectué une visite de courtoisie au juge Habib Ben Yahia avant le début de la séance. Elle confie que le président de la chambre détient des pistes sérieuses quant au lieu où le cadavre aurait été enterré clandestinement. Mais elle ne dit pas si cette piste croise celle de l’IVD. Pour l’heure, Latifa et Aïcha Matmati attendent et continuent de plaider, inlassablement.

SÉQUESTRER LES BIENS, CONTRAINDRE LES ACCUSÉS

A la grande joie des avocats de la partie civile, à Gabès, le représentant du ministère public va à son tour présenter à la Cour la même requête que la défense : faire geler les biens des accusés, toujours aux abonnés absents depuis l’ouverture du procès Matmati. C’est le tribunal de première instance (TPI) de Nabeul qui a pris le premier cette initiative, le 30 avril dernier, dans le procès Bessma Baliî, opposante islamiste ayant subi tortures et agressions sexuelles à la suite de son arrestation à l’automne 1991. Le TPI de Tunis, qui concentre 61 % des dossiers ayant trait aux violations graves des droits de l’homme instruits par la commission vérité tunisienne, a engagé la même procédure le 20 mai. 

Cette mesure donne beaucoup d’espoir aux militants et aux associations soutenant le processus de justice transitionnelle, qui souffre du manque de volonté politique, de multiples blocages et des projets de « réconciliation globale » au niveau du gouvernement. « A chaque audience, les victimes sont présentes mais les bancs des accusés sont toujours clairsemés, quand ils ne sont pas tout simplement vides », critique un rapport intitulé « Bilan et perspectives des chambres spécialisées », présenté en décembre 2020 par un groupe d’ONG nationales et internationales, dont l’Association des magistrats tunisiens, Avocats sans frontières et l’Organisation mondiale contre la torture.

Selon ce même rapport, un tel absentéisme et l’incapacité de l’appareil judiciaire à faire appliquer les mandats d’amener est le résultat de la proximité entre les accusés et ceux qui sont censés garantir leur présence aux procès. « Les premiers sont pour la plupart des membres ou d’anciens membres des forces sécuritaires, administration pénitentiaire comprise. Les seconds sont des officiers de police judiciaire, eux aussi membres des forces de sécurité. La relation entre les officiers de police judiciaire et les accusés semble être marquée par un profond corporatisme et une certaine communauté d’allégeance », soulignent les auteurs. Ces mêmes ONGs espèrent que la séquestration des biens des prévenus fera bouger les lignes.