Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Gambie : la Commission vérité met un prix sur les réparations

Le rapport final de la Commission vérité, réconciliation et réparations, qui devait être remis aujourd'hui au président gambien, a été reporté au 30 septembre. Entre-temps, la Commission a clarifié ce qu'elle avait dépensé en réparations jusqu'à présent. Et le budget qui demeure manquant.

Manifestation de victimes du régime de Jammeh
Une manifestation de victimes du régime de Jammeh, en 2020. En bas à gauche, une bannière évoque le sort de Yusupha Mbaye, blessé par balles lors d'une manifestation étudiante et dans une chaise roulante depuis. © Romain Chanson / AFP
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"Malgré le lourd calendrier de travail consacré à l'achèvement du rapport, la Commission a informé le ministre de la Justice, le 27 juillet, qu'elle avait besoin de plus de temps (environ huit semaines) pour terminer les 16 volumes du rapport et d'autres documents importants", a déclaré mercredi Dr Lamin Sise aux journalistes à Banjul, capitale de la Gambie. Le président de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) a annoncé une nouvelle date pour la remise de leur rapport final : le 30 septembre 2021.

Entre janvier 2019 et mai 2021, la TRRC a recueilli 2 600 déclarations et entendu les dépositions de 393 témoins couvrant seize thèmes. Outre un rapport d'activité sur les engagements de la Commission en matière de sensibilisation et un album de portraits des audiences publiques, le rapport final comprendra seize volumes, chacun contenant une vue d'ensemble, des conclusions principales et des recommandations sur les différents thèmes étudiés par la Commission à propos des violations des droits de l’homme sous Yahya Jammeh (1994-2017).

Réparations d'urgence

Entre-temps, la TRRC a publié quelques informations sur son action en matière de réparation des victimes. Depuis qu'elle a créé un fonds de réparations, la TRRC a reçu 1 million de dollars du gouvernement. Cette somme a été prise sur l’argent récupéré lors de la vente des biens du président en exil Yahya Jammeh, bien qu'aucun autre détail n'ait été divulgué. Le gouvernement a promis de verser un autre million de dollars, mais cela ne s'est pas concrétisé.

Une partie de ce fonds de réparations a déjà été dépensée pour des paiements d'urgence alors que les audiences publiques étaient encore en cours. "Les réparations provisoires urgentes étaient nécessaires pour certaines personnes qui étaient vraiment malades et avaient besoin de soins médicaux urgents", a rappelé Adelaide Sosseh, la vice-présidente de la TRRC qui préside le comité des réparations. Ce groupe de bénéficiaires comprenait, entre autres, des victimes de torture, des survivants d’une tristement fameuse « chasse aux sorcières », des personnes blessées par les convois officiels de Jammeh et des personnes affectées par le faux traitement contre le sida mis en place par Jammeh.

Le budget pour ces réparations provisoires était de 391 006 dollars, dont la Commission a dépensé 254 154 dollars. Selon les chiffres communiqués par la Commission au Centre pour les victimes de violations des droits de l'homme - une ONG qui rassemble les victimes du régime de Jammeh - 215 053 dollars ont été dépensés pour des patients envoyés en Turquie pour y être soignés.

Un trou de 3,3 millions de dollars

Après paiement de ces réparations d’urgence, il reste 723 362 dollars sur le compte de la Commission, qui sont actuellement versés à 1 000 victimes remplissant les conditions fixées par la Commission. Cependant, selon l'évaluation des réparations complètes par la TRRC, il faudrait mobiliser un peu plus de 4 millions de dollars, ont déclaré Sise et Sosseh lors d'une conférence de presse, le 16 juillet.

Cela laisse un trou de 3,3 millions de dollars, dont 625 610 dollars à verser aux familles des migrants ouest-africains tués en Gambie en 2005.

Selon la politique de réparations de la Commission, les paiements sont mesurés en fonction de la gravité estimée des violations des droits subies par les victimes. Selon la liste de la Commission fournie par Sosseh, 198 victimes dont les violations ont été jugées peu graves recevront jusqu’à 977 dollars. Ces victimes recevront l'argent en un seul versement. 

Les victimes ou familles de meurtres, de disparitions forcées, de torture, d'agressions physiques, de détentions illégales, de violences sexuelles et sexistes et de traitements inhumains et dégradants recevront des paiements de 977 dollars et plus. Ces bénéficiaires, au nombre de 758, seront payés au prorata et en plusieurs versements. Par exemple, les familles de ceux qui ont été assassinés devraient recevoir jusqu'à 11 730 dollars.

La TRRC peut dépenser le million de dollars qu'elle a reçu. Mais au-delà de cette somme, le gouvernement devra prendre le relais.

Projet de loi sur les réparations

Le ministre de la Justice, Dawda Jallow, a déclaré à Justice Info qu'il travaillait déjà sur une loi au Parlement qui établira une agence indépendante pour reprendre l'action de la Commission et achever le travail de réparation. Le mode de fonctionnement de cette agence n'est pas clair, mais Jallow déclare que le projet de loi sera présenté aux législateurs au cours du dernier trimestre de cette année.

"Je pense que le peuple doit avoir confiance dans le processus. S'il est géré par le gouvernement, nous ferions probablement face à des plaintes pour partialité ou des choses de ce genre", explique le ministre.

La Gambie prépare actuellement son budget pour 2022. Diverses institutions publiques tiennent déjà des discussions budgétaires bilatérales avec le ministère des Finances. "J'ai donné des instructions pour que le gouvernement mette de côté des sommes importantes pour" les réparations aux victimes de Jammeh, déclare Jallow. "Je ne suis pas sûr que le gouvernement puisse absorber tout ce qu'ils [la TRRC] ont recommandé. Nous pouvons demander de l'aide, mais nous devons d'abord accepter que c'est notre responsabilité : les auteurs présumés des violations étaient des agents de l'État."

Attentes croissantes et budget restreint

Des tensions se font néanmoins déjà sentir. Il y a environ deux semaines, Yusupha Mbaye, blessé par balle lors de la manifestation étudiante d'avril 2000 et handicapé à vie, a rendu les 400 dollars que la Commission lui avait donnés comme premier versement. Selon la politique de réparation de la Commission, la catégorie à laquelle appartient Mbaye devrait recevoir 2 000 dollars. En rendant cet argent, Mbaye, qui se déplace en fauteuil roulant, a envoyé une lettre à la TRRC contenant une liste de demandes, notamment la mise à disposition d'une infirmière permanente, la fourniture continue de poches à urine, la fourniture continue de poches à cathéter, l'accès continu aux services de physiothérapie, la fourniture d'une allocation financière permanente et mensuelle sujette à ajustement en fonction des circonstances économiques.

Mbaye a déjà reçu un traitement en Turquie aux frais de la TRRC. En fait, la commissaire Sosseh a révélé sur un groupe WhatsApp que 64 336 USD avaient été dépensés pour le voyage de Mbaye en Turquie. Cependant, Mbaye a déclaré qu'il souffrait toujours et qu'il était incapable d'uriner normalement. Pour le militant des droits de l'homme Madi Jobarteh, le cas de Mbaye requiert une attention particulière. "Même si vous donnez un paiement unique d'un million de dalasi [environ 20 000 dollars] à Yusupha, cela ne signifiera pas grand-chose sur le long terme", dit-il. "Pour moi, les personnes comme Yusupha, qui ne peuvent rien faire pour elles-mêmes, devraient bénéficier d'un ensemble de services, juste pour leur permettre de vivre dans la dignité."

Jusqu'à présent, le Centre des victimes - qui est généralement considéré comme un représentant légitime des victimes et a été consulté par les deux ministres de la Justice successifs sous l'actuel président Adama Barrow - n'a pas pris de position définitive sur le cas de Mbaye. Le président du conseil d'administration de l'ONG, Sheriff Kijera, dresse un bilan plutôt positif du processus de réparation jusqu'à présent. "Je ne reçois pas d'appels de victimes se plaignant du montant qui leur est versé", explique-t-il à Justice Info. "Nous n'avons pas entendu de problèmes majeurs signalés, autres que des plaintes de personnes qui n'ont pas encore reçu leurs réparations." Mais l'ensemble du programme n'en est qu'à ses débuts et l'ONG continue de le surveiller.

Doute sur l'engagement du gouvernement

En décembre prochain, les Gambiens se rendront aux urnes pour élire un nouveau président. Le numéro 2 de l'Alliance pour la réorientation et la construction patriotique (APRC), le parti de l'ancien président Jammeh, Ousman Jatta, a déclaré aux médias locaux que son parti était sur le point de conclure un accord avec le Parti national populaire de Barrow. Du coup, les observateurs critiques doutent déjà que les réparations et les poursuites dans l’ère post-TRRC soient prises au sérieux.

Le ministre de la Justice Jallow assure que le gouvernement est fermement résolu à mettre en œuvre les recommandations de la Commission. Mais Jobarteh est plus pessimiste. "J'ai peu d'espoir que le gouvernement respecte ses obligations envers les rescapés. Depuis le lancement du programme de justice transitionnelle par le président lui-même en 2017, il est regrettable qu'il n'ait pas fait preuve de la volonté politique et de l'engagement nécessaires", déclare le militant des droits humains. "Cela signifie que la société civile et la communauté internationale doivent devenir plus vigilantes pour faire pression sur le gouvernement afin qu'il remplisse ses obligations."

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