France : le président d’Interpol soupçonné de « torture »

Élu en novembre dernier à la présidence d’Interpol, le général émirati Ahmed Nasser Al-Raisi fait l’objet de plusieurs plaintes pour « torture » en Europe. En France où siège l’agence policière internationale, déjà visé par une première enquête, il fait l’objet depuis fin mars d’une information judiciaire pour « complicité de torture », au titre de la compétence universelle. Mais de l’enquête à l’interpellation, le chemin s’annonce semé d’embûches diplomatiques.

Le général Ahmed Nasser Al-Raisi s'exprime devant un microphone
Le général émirati Ahmed Nasser Al-Raisi est devenu en novembre 2021 le nouveau président d’Interpol, dont le siège est à Lyon (France). Début 2022, deux instructions ont été ouvertes à son encontre par le pôle spécialisé crimes contre l'humanité, à Paris. © Wikipédia
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Novembre 2021. Le général émirati Ahmed Nasser Al-Raisi devient le nouveau président d’Interpol. Une élection plus que contestée. Au sein de la puissante organisation internationale de police, la fonction est certes essentiellement honorifique – la direction de l’institution restant assurée par son secrétaire général, l’Allemand Jürgen Stock, réélu pour cinq ans en 2019. Mais la candidature de l’Émirati n’en avait pas moins soulevé une tempête d’indignation en Europe.

Dès octobre 2020, dix-neuf ONGs de défense des droits humains s’inquiétaient du possible choix du général qui serait « une grande contradiction avec l'esprit de la Déclaration universelle des droits de l'homme et la mission de l'organisation ». En juin 2021, trente-six parlementaires français appelaient le président Emmanuel Macron à s’opposer, au nom de la France, à l’élection d’un membre « de la haute hiérarchie sécuritaire des Émirats arabes unis ». Pas de réponse de l’Élysée. Quelques mois plus tard, trois députés européens écrivaient à la présidente de la Commission européenne. « Le prochain président d’Interpol devrait être originaire d’un pays doté d’un système de justice pénale bien établi et d’un respect de longue date des droits humains », estimaient ces derniers.

trafic de notices rouges

Le 25 novembre 2021, Al-Raisi est élu, à la majorité des voix des 195 pays membres de l’organisation, basée à Lyon. « La contribution indirecte des Émirats au budget d’Interpol n’y est pas étrangère », lâche le député Hubert Julien-Laferrière, à l’origine de la mobilisation parlementaire contre cette candidature. En 2016, les Émirats arabes unis s’étaient engagés à verser 50 millions d'euros sur cinq ans à la Fondation Interpol pour un monde plus sûr, basée en Suisse. Cette donation – à mettre en regard des contributions statutaires cumulées des États-membres, qui étaient de 60 millions d’euros en 2020 -, propulse Abou Dhabi en tête des parrains de l’organisation.

Être au sein des instances dirigeantes d’Interpol est « une manière pour [les Émirats], comme pour toutes les puissances émergentes, de s’insérer dans le tissu des organisations internationales et d’exister sur la scène internationale, notait le journaliste Pierre Gastineau, rédacteur en chef d’Intelligence Online, lors d’un entretien à France Culture en novembre dernier, Mais cela répond surtout à de vraies problématiques de sécurité intérieure. » Notamment par le biais des fameuses “notices rouges“, ces avis de recherche internationaux diffusés par Interpol à la demande des autorités policières des États-membres et en principe réservées aux crimes graves. Des pays comme la Chine, la Turquie et les Émirats « sont passés maîtres dans l’art d’émettre des notices qui servent leur propre agenda politique intérieur », soulignait le journaliste. Ces dernières années, cette pratique n’a cessé d’augmenter. 65 000 notices seraient actives aujourd’hui, dont seulement 7 000 sont publiques. Au point qu’Interpol serait bien en peine de vérifier que toutes sont bien fondées sur les critères de l’organisation et pas à une traque d’opposants déguisée.

En avril 2021, un rapport d’enquête, commandé par des avocats britanniques, estimait que les Émirats Arabes Unis avaient détourné le système des notices rouges, tant pour des « infractions mineures » qu’à des fins politiques « contre des personnes perçues comme une menace pour le régime ». Son auteur, l’ancien juge britannique David Calvert-Smith, ex-directeur des poursuites pénales en Angleterre et au Pays de Galles, s’y alarmait d’une probable élection du général Al-Raisi. Car toute honorifique que soit sa future fonction, son influence ne devrait pas pour autant être sous-estimée. « Le poste de président est hautement symbolique, mais il exerce également un pouvoir important dans la structure d'Interpol », alerte le rapport. Car c’est notamment au sein du comité exécutif, qu’il préside, que sont décidées les grandes orientations de l’agence. 

« Une honte, pour Interpol et pour la France »

Pour Hubert Julien-Laferrière, cette élection « entache la réputation d’Interpol » et le silence de la France, pays siège de l’organisation, est « assourdissant ». « Le vote s’est fait à bulletin secret, mais j’ai peu de doutes sur le fait que notre pays ait voté pour lui », déclare-t-il, rappelant les liens étroits entre Paris et Abou Dabi, pilier de la diplomatique française dans le Golfe et grand client de l’industrie d’armement. « Cette élection est une honte, pour Interpol et pour la France », dit-il.  

Ce n’est pourtant pas la première fois qu’Interpol se dote d’un président dont le pays fait notoirement peu de cas des droits fondamentaux. En 2016, l’élection de l’ancien vice-ministre de la Sécurité publique chinoise, Meng Hongwei, n’avait pas tant fait couler d’encre. Celui-ci n’était pas visé par des plaintes pour « torture ». En revanche, sa subite disparition deux ans plus tard, lors d’un voyage en Chine, suivie de sa réapparition et de sa condamnation pour corruption avait, elle, marquée les esprits.

Système sécuritaire aux pratiques « moyenâgeuses »

Retour en arrière. En juin 2021, l’avocat français William Bourdon, au nom du Centre du Golfe pour les droits humains (GCHD), une organisation basée au Liban, dépose une plainte, sur la base de la compétence universelle, auprès du pôle spécialisé dans les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité français. Le général Al-Raisi, Inspecteur général auprès du ministère de l’Intérieur émirati, y est visé pour sa responsabilité dans la détention et les mauvais traitements subis par le militant des droits humains Ahmed Mansoor.

Arrêté en 2017 et condamné l’année suivante à dix années de réclusion pour « atteinte à la réputation de l’État », ce dernier serait depuis maintenu à l’isolement dans une cellule de 4 m² de la prison d’Al-Sadr, à Abou Dhabi, la capitale des Émirats arabes unis, sans lumière et pratiquement sans contacts humains. Des conditions de détention « moyenâgeuses », s’apparentant à de la « torture » au regard de la Convention internationale contre la torture de 1984, assure Me Bourdon.

« En tant qu’Inspecteur général auprès du ministère de l’Intérieur émirati depuis 2015, ce général n'est pas simplement au cœur du dispositif sécuritaire et répressif aux Émirats, il en est l’un des patrons », estime l’avocat. Il serait nécessairement informé des conditions de détention de Mansoor. Il disposerait de la capacité, ne serait-ce par son inaction, de les valider. De par sa position hiérarchique, « sa responsabilité pénale dans les actes de torture subis par Ahmed Mansoor doit faire l’objet d’une enquête », ajoute Me Bourdon.

Contrairement aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité, précise l’avocat, l’incrimination pour torture n’est pas soumise à l’obligation de « résidence habituelle » en France, ni à l’exigence de la « double incrimination » (c’est à dire que le chef d’accusation soit répréhensible à la fois dans le pays des poursuites et le pays de l’auteur). Une simple présence sur le territoire de l’auteur présumé suffit pour asseoir la compétence de la justice française.

En septembre 2021, une autre plainte, pour les mêmes actes présumés, est déposée à Lyon par Me Gilles Devers, au nom d’une autre Ong, AFD International, basée à Bruxelles. Mais ces deux plaintes sont classées sans suite par le parquet, pour absence de compétence. Le général, alors en campagne pour sa candidature, n’était pas présent en France au moment où elles ont été déposées.

Ouverture d’une enquête préliminaire

Qu’à cela ne tienne, le 18 janvier dernier, Me Bourdon dépose une nouvelle plainte, toujours au nom du Centre du Golfe pour les droits humains. Al-Raisi, nouvellement élu à la tête d’Interpol, se trouve au siège de Lyon, depuis la veille. Si la plainte est sensiblement la même que celle déposée en juin, l’avocat a pris soin d’y ajouter quelques éléments concernant l’immunité diplomatique dont bénéficie à présent l’Émirati, du fait de sa nouvelle fonction.

Son « immunité fonctionnelle » ne saurait être invoquée dans l'affaire, assure Me Bourdon. Car l’infraction n’a pas été commise dans le cadre de ses fonctions à Interpol. Par ailleurs, le texte prévoyant l’immunité d’arrestation et de détention, qui a « un très fort parfum de paravent politique » ne tient pas « en cas de crime ou de flagrant délit », appuie l’avocat.

Après la plainte de janvier, une enquête préliminaire a cependant été ouverte au parquet national antiterroriste, et des membres du Centre du Golfe pour les droits humains auditionnés. « Mais le général Al-Raisi n’a été ni interpellé, ni même invité à une audition alors qu’il se trouvait en France », déplore Me Bourdon.

« complicité de torture »

Matthew Hedges et Ali Issa Ahmad
Matthew Hedges (G) et Ali Issa Ahmad (D), les deux ressortissants britanniques ayant porté plainte en France contre le président d'Interpol pour "complicité de torture", au Palais de justice de Paris le 11 mai dernier. © Geoffroy Van der Hasselt / AFP

L’avocat britannique Rodney Dixon a déposé, également en janvier, une plainte avec constitution de partie civile – entraînant automatiquement, dans le cas spécifique d'accusation de torture, la saisie d’un juge d’instruction — au nom de deux citoyens britanniques, Matthew Hedges et Ali Issa Ahmad, pour « torture » et « détention arbitraire ».

Le premier est doctorant à l’université de Durham en Angleterre et consultant pour le cabinet d’analyse des risques géopolitiques Gulf State Analytics. Arrêté en mai 2018 aux Émirats arabes unis, il est condamné en octobre de la même année à la perpétuité pour « espionnage ». Il sera gracié et libéré une semaine plus tard, sous la pression de Londres. Mais durant ses cinq mois de détention, le chercheur aurait été sévèrement torturé. Le second, un agent de sécurité de Wolverhampton, a été arrêté en janvier 2019 alors qu’il assistait à la Coupe d’Asie de football, et détenu pendant un mois avant d’être libéré. Il rapporte avoir été battu à plusieurs reprises et poignardé durant sa détention. Les autorités lui auraient reproché d’avoir arboré un tee-shirt avec le drapeau du Qatar, grand rival des Émirats, lors du match opposant les équipes des deux pays.

Dans les deux cas, le général Al-Raisi ne pouvait ignorer ces détentions et les actes commis durant celles-ci, souligne leur avocat, Me Dixon, ne serait-ce qu’en raison du « profil international de ces détenus » et de la « nature des accusations » à l’encontre de Hedges en particulier. « Mes clients soutiennent qu’aucun de ces actes n’aurait pu être commis sans son implication directe », déclare l’avocat. Tout au long de l’année 2021, les deux Britanniques et leur avocat avaient multiplié les plaintes au nom de la compétence universelle, en Grande-Bretagne et dans plusieurs pays où le général était susceptible de se rendre, de la Turquie à la Norvège et la Suède.

Mais en réaction à la plainte déposée en France, le pôle spécialisé du parquet a ouvert, à la fin du mois de mars, une information judiciaire pour « complicité de torture ». Les deux Britanniques ont été auditionné par un juge d’instruction mercredi 11 mai et leur avocat se félicite qu’une « étape importante ait été franchie ». Le général Al-Raisi se trouve, pour l’heure, loin du territoire français.

Moins critique que son confrère français, l’avocat britannique veut croire qu’avec l’ouverture de cette information judiciaire, « la situation a changé » et sera suivie de conséquences judiciaires. Contacté par Justice Info, le bureau de presse d'Interpol rappelle que « le président reste un fonctionnaire à plein temps dans son pays et n'est pas basé à plein temps à Lyon ». Il ajoute : « Étant donné qu'il s'agit d'une affaire en cours, il serait prématuré pour Interpol de faire des commentaires. »

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