Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Gambie : l'espion qui en savait trop ou pas assez

Ousman Sowe est l'actuel directeur, en Gambie, de l'Agence nationale de renseignement (NIA), autrefois redoutée. Au début des années 2000, il était son chef des enquêtes. Devant la Commission vérité, réconciliation et réparations, il a affirmé ne pas savoir grand-chose à propos des tortures, pourtant fréquemment infligées à la NIA. Alors pourquoi a-t-il contribué à la destruction de preuves après la chute de la dictature ?

Gambie : l'espion qui en savait trop ou pas assez
En février 2019, Ousman Sowe accueille la Commission vérité dans l'enceinte de la NIA. Il n'évoque pas la machine de torture. © Mustapha K. Darboe
9 min 19Temps de lecture approximatif

Imaginez devoir apprendre à quelqu'un l'importance de la préservation de la preuve. Le chef des enquêtes d'une agence d'espionnage serait certainement la dernière personne à qui vous penseriez. Eh bien, l'actuel chef des renseignements de Gambie semble devoir faire exception.

Ousman Sowe a fait partie des première recrues à l'Agence nationale de renseignement (NIA) de Gambie, une institution créée en 1995 qui allait incarner la peur pendant les 22 ans (1994-2017) du régime de l'autocrate Yahya Jammeh, aujourd'hui exilé en Guinée équatoriale. En 1995, comme l'a dit "humblement" Sowe devant le conseil principal de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie, le 6 janvier, il est même sorti major de sa promotion. Au cours des 14 années suivantes de sa carrière au sein de l'Agence - de 1995 à septembre 2009 - Sowe est passé d'agent à analyste, puis à chef des enquêtes et, plus tard, de la sécurité extérieure. Il a fait cela tout en obtenant un double master en diplomatie et en sécurité. Et pourtant, il semble ne pas avoir su que le fait de plâtrer des murs tâchés de présumées éclaboussures de sang, de faire disparaître une machine de torture et de changer l'apparence des bâtiments de la NIA relevait de la falsification de preuves.

La machine à « parler vrai »

Sous Jammeh, tout le monde a appris qu'il ne fallait pas se frotter à la NIA. Sa simple évocation pouvait donner des frissons. Plusieurs témoignages, dont ceux du général Alagie Martin et d'un ancien directeur de la NIA, le major à la retraite Lamin Bo Baaji, ont établi que ce qu'on appelait les enquêtes à la NIA consistait davantage à "faire sortir la vérité des gens par la force". Sowe, pourtant, n'était pas au courant des tortures généralisées qui avaient lieu à la NIA.

- La machine à "parler vrai" était une machine à la NIA. A quoi servait-elle ? demande Essa Faal, le conseil principal de la TRRC.

- On disait qu'elle était utilisée dans les processus d'enquête, répond Ousman Sowe.

- M. Sowe, nous écoutons chaque mot que vous prononcez. Nous sommes attentifs aux nuances, et même à leur cadence. Nous vous écoutons et nous pouvons éviter de tergiverser si vous vous contentez de la simple vérité au lieu de présenter les choses afin de mettre une distance entre vous et le problème. C'est une machine qui a été utilisée pour torturer les gens, pas une machine dont on dit qu'elle était utilisée pour torturer les gens. Il y a une différence entre les deux et vous le savez. Dites-nous ce qu'elle était.

- La machine de torture était une machine dont j'ai entendu parler.

- Vous l'avez vue ?

- J'y arrive. Oui, je l'ai vue. Pendant mes années de service, j'ai entendu parler de la machine de torture. Mais jusqu'en 2003, je ne l'ai pas vue.

- Pendant 9 ans, vous n'avez pas vu cette machine qui avait acquis un statut de légende ?

- Oui. Je ne l'ai pas vue jusqu'à ce que je devienne le commandant des enquêtes. C'est alors que je l'ai connue comme la "machine à parler vrai".

Ousman Sowe témoigne devant la commission vérité en Gambie.
Ousman Sowe devant la Commission vérité : "Je comprends désormais qu'il s'agissait d'une falsification de preuves." © Mustapha K. Darboe

Falsification de preuves

En février 2017, un mois après la chute de Yahya Jammeh, Ousman Sowe revient à l'Agence en tant que directeur. Dès sa deuxième semaine à la tête de la NIA, il commence à rénover le complexe, supprime la tristement célèbre machine à "parler vrai", repeint en blanc la chambre de torture qui était rouge et réhabilite plusieurs autres bâtiments, notamment leurs murs. Il laisse pourtant intacte la célèbre cellule "bamba dinka" ("la fosse aux crocodiles", une petite cellule sombre et infestée de moustiques, à l'entrée de la NIA) afin de la "préserver". Il déclare ne pas avoir ressenti le besoin de préserver les preuves des tortures qu'il qualifie de "terrifiantes". Et insiste sur le fait que sa conduite ne consistait pas à "falsifier les preuves", un acte qui constituerait une infraction tant de la loi sur la TRRC que du code pénal de Gambie.

- Avez-vous pris des mesures pour dissimuler les actes de torture commis à la NIA ?, interroge Faal.

- Non, répond Sowe.

- Quand vous avez pris la relève, il y avait une chambre de torture à la NIA. Vrai ou faux ?

- Vrai.

- Pouvez-vous la décrire ?

- C'était une chambre avec un lit en fer. Le lit était fermement fixé au sol. Il ne pouvait pas bouger.

- Parlez-nous de la couleur de la chambre.

- C'était une couleur rouge.

- Signalant un danger ?

- Oui.

- Il y avait aussi des menottes ?

- Oui.

- Nous avons entendu ici des témoins dire que lorsqu'ils étaient torturés dans cette pièce, ils étaient attachés à une table de fer avec les mains enchaînées au lit et battus sans pitié. D'après ce que vous avez vu dans cette pièce, diriez-vous que ces témoins ont dit la vérité pour décrire de ce qu'il y avait dans cette pièce et ce à quoi elle servait ?

- C'est vrai.

- Vous saviez, quand vous êtes entré dans cette pièce, qu'elle était utilisée pour la torture. Qu'en avez-vous fait ?

- J'ai ordonné que les lits soient sciés, que les menottes soient enlevées et gardées, et que la pièce soit peinte en blanc.

- En faisant cela, vous enleviez toutes les preuves de torture.

- Je ne les voyais pas comme des preuves de torture.

- Comment avez-vous su que c'était la chambre de torture ?

- Quand j'ai pris la relève, j'ai fait le tour du complexe et je suis arrivé dans cette pièce.

- Comment vous êtes-vous senti quand vous avez vu ce que vous avez vu ?

- Choqué. Très, très, très choqué.

- Pourquoi ?

- Parce que c'était excessif.

- Et qu'est-ce qui vous a fait penser que c'était excessif ?

- Voir un lit en fer avec des menottes vous fait clairement penser à la torture.

- Pourtant, vous avez dit à la Commission que vous ne saviez pas que c'était une preuve de torture. Vous saviez très clairement que c'était pour exercer la torture et vous l'avez enlevé pour dissimuler un instrument de torture.

- Non, je n'ai pas dissimulé un instrument de torture.

- Vous avez enlevé un instrument de torture.

- Oui.

- Et vous avez peint la chambre de torture pour qu'elle ressemble à tout autre chose.

- Oui.

- Vous avez complètement changé le caractère de cette pièce et fait d'une chambre de torture un bureau normal.

- Je suis d'accord.

- Vous avez dissimulé la nature de cette pièce.

- Ce n'était pas ma motivation. Ma raison était le choc et la profonde déception qu'un tel instrument puisse exister. Dans le contexte qui m'est aujourd'hui expliqué, je comprends désormais qu'il s'agissait d'une falsification de preuves.

- Cela l'était et le demeure, tranche Faal.

Premiers signaux d'alerte

En mai 2017, alors que Sowe s'est lancé dans son projet de rénovation, le conseiller juridique de l'Agence, Bubacarr Badjie, adresse une pétition au président gambien nouvellement élu. Badgie se dit préoccupé que la NIA ne soit pas réformée, que plus de 200 de ses agents soient des illettrés actifs et que Sowe est en train de détruire des preuves qui pourraient être vitales pour de futures poursuites. "Cet acte [la rénovation de la NIA par Sowe] équivaut à une falsification de preuves alors qu'une enquête est menée sur la mort de Solo Sandeng, l'une des nombreuses personnes qui y ont été torturées", écrit Badgie dans ce texte, également transmis au Barreau gambien. "[Après] la suppression de l'installation de torture du service des enquêtes, le risque existe que d'autres installations de ce type, construites dans des "maisons sécurisées du SIS", soient également détruites", poursuit-il, en faisant référence au nouveau nom donné à la NIA - Service de renseignement de l'État - qui n'a jamais été entériné légalement. Badgie sera redéployé dans la police où il sera rétrogradé, avant qu'il ne démissionne. Le 9 juin 2017, l'Agence publie une déclaration affirmant que les informations de Badgie, qualifié de "renégat", sont fausses.

Lorsque le conseil principal de la TRRC confronte Sowe au fait que Badgie lui ait conseillé de ne pas rénover la NIA, Sowe déclare : "Je ne me souviens pas que Badgie me l'ait conseillé." Pourtant la pétition de Badgie avait été largement diffusée dans les journaux gambiens.

En juillet 2018, le Comité des droits de l'homme des Nations unies a aussi exprimé sa préoccupation quant à l'absence "évidente" de mesures prises pour protéger "les archives de l'ancienne Agence nationale de renseignement (NIA) et d'autres preuves sur place, ce qui pourrait entraver la Commission vérité, réconciliation et réparations dans l'accomplissement de son mandat". Cela avait été rapporté dans la presse locale. La déclaration de l'Onu faisait suite à plusieurs plaintes du Centre gambien pour les victimes de violations des droits de l'homme. Mais les travaux de rénovation de l'Agence se sont poursuivis, jusqu'à ce que la TRRC émette une demande d'arrêt à Sowe, en février 2019, après une visite au siège de la NIA.

Déni

Lorsque la Commission a visité une maison sécurisée de la NIA, plusieurs crochets métalliques ont été trouvés attachés aux murs, un peu comme ceux décrits par les témoins, mais il n'y avait ni entraves ni lit en métal, ni même de menottes attachées à ceux-ci. Alors qu'il emmenait la Commission faire le tour de la NIA, Sowe n'a jamais mentionné qu'il y avait travaillé comme chef des enquêtes. Il n'a pas évoqué la machine de torture.

- Au cours des années, avez-vous été témoin de torture dans cette institution ? lui avait demandé Faal, lors de cette visite.

- Je n'ai jamais été témoin de torture ici.

- C'est étrange, n'est-ce pas ?

- Cela dépend de l'endroit où je suis. j'ai travaillé comme analyste. Mon travail consistait à rester au bureau et à analyser et fournir des rapports. Je n'ai donc jamais participé aux opérations ou aux enquêtes.

- Je comprends. Bien sûr, les analystes font des calculs, relient les informations et tirent des conclusions. Mais la question était plutôt de savoir si la torture se pratiquait ici et non pas si vous y participiez. La question est de savoir si vous saviez que cet endroit avait été utilisé à un moment donné pour torturer des gens ?

- J'en ai entendu parler.

- En aviez-vous connaissance ?

- J'en ai entendu parler, mais je ne l'ai jamais vu et je n'y ai jamais participé.

Dans son témoignage devant la TRRC, Sowe a admis avoir participé à l'arrestation, en 2009, de Lamin Karbou, un officier des narcotiques, mais il a nié avoir pris part aux 14 jours de torture subis par Karbou. Il a également nié avoir participé à la torture de Basuru Barrow, une autre victime de la NIA qui a impliqué Sowe dans les tortures qu'il a subies dans l'enceinte de l'Agence, en 2000.

Le registre de détention manquant

Plusieurs semaines d'audiences publiques devant la TRRC ont permis de découvrir que, sur les 571 détentions connues enregistrées à l'Agence, 295 étaient illégales et qu'aucune information adéquate n'était disponible pour déterminer la légalité des 276 autres. Cela s'ajoute à plusieurs cas de torture et de détentions illégales dans au moins huit autres installations connues, appelées "maisons sécurisées", dans tout le pays. Les registres de détention qui ont aidé la Commission à établir ces données lui ont été remis par Sowe. Cependant, l'année 2004 - année où Sowe était à la tête des enquêtes de la NIA - n'apparaît pas dans les dossiers, ce qui suggère que l'Agence n'enregistrait pas les détentions à cette époque ou que le dossier était manquant.

- Ce que vous nous avez donné n'incluait pas l'année 2004, déclare Faal.

- C'est possible.

- Pourquoi a-t-il disparu ?

- Je ne pense pas qu'il ait disparu. Je pense que nous vous avons donné ce que nous pouvions trouver.

- Mais ne trouvez-vous pas commode que le registre informant de détentions illégales sous votre gouverne soit celui qui a disparu ?

- Eh bien, je ne trouve pas cela commode.

- N'est-ce pas conforme à la thèse de la dissimulation ?

- S'il a été caché, je ne suis pas au courant.

Sowe a également été accusé d'avoir brûlé des documents dans le bureau de Louis Gomez, un ancien directeur général adjoint de la NIA, décédé en prison alors qu'il était jugé pour le meurtre présumé du militant de l'opposition Ebrima Solo Sandeng, en 2016.

- Avez-vous brûlé des documents ?

- Non, nie Sowe, arborant un sourire ironique.

Il y a un sujet dont Sowe a parlé les poings serrés : le renvoi à l'Angola de José Américo Bubo Na Tchuto, un amiral de la marine de Guinée-Bissau impliqué dans le trafic de drogue. (Tchuto a ensuite été emprisonné aux États-Unis pour des délits liés à la drogue.) Sowe a nié avoir eu connaissance de cette affaire jusqu'à ce que Faal l'informe avoir des preuves matérielles démontrant son implication. Sowe a alors fait marche arrière.

- Je sais que nous étions en discussion [avec l'Angola], admet-il.

- Vous le savez maintenant alors que vous avez nié en avoir eu connaissance.

- Maintenant, je me souviens. Nous avons reçu une délégation autour de cette question.

- Non, vous avez reçu une délégation sur cette question. Vous banalisez les choses.

- ...Si vous me permettez, cela me revient à la réflexion.

- Vous avez participé à ces négociations, tant en Angola qu'à Banjul", assène Faal.

Ce que Sowe finit par concéder.