Dossier spécial « L’échec du Fonds pour les victimes de la CPI »

Fonds victimes de la CPI : le poulet sans tête

SÉRIE FONDS VICTIMES DE LA CPI - ÉPISODE 1 Depuis 15 années, le Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale (CPI) peine à développer une stratégie. Son budget est opaque. Ses résultats sont aussi limités que difficiles à évaluer. Après analyse des documents de la Cour, à l’issue d’entretiens et de reportages de terrain, Justice Info ouvre une série d'articles sur le fonctionnement de cet organe de la CPI, dont le mode opératoire évoque celui d’un poulet sans tête.

Fonds victimes de la CPI : le poulet sans tête
Pointée du doigt par les auditeurs de la Cour pénale internationale et les observateurs indépendants, l'efficacité du Fonds au profit des victimes sera au menu de la prochaine assemblée des Etats parties à la CPI, qui s'ouvre la semaine prochaine à La Haye. © Photo de Rapheal Nathaniel / Graphisme : JusticeInfo.net
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Sur le papier, la Cour pénale internationale (CPI) accorde un rôle central aux victimes. Contrairement à la plupart des autres itérations de cours et tribunaux internationaux et ad hoc, les victimes peuvent participer aux procédures. Elles peuvent non seulement s'attendre à ce que des peines soient prononcées, mais aussi espérer que l'injustice sera réparée par le biais de réparations.

Lorsque les rédacteurs se sont réunis pour rédiger le document fondateur de la Cour en 1998 à Rome, les ONG ont exercé une forte pression pour que les victimes occupent une place centrale. Fiona McKay, qui travaillait pour une organisation de défense des droits des victimes, avait plaidé auprès des rédacteurs sur le fait que la punition des criminels n'était pas suffisante. "Il ne peut y avoir de justice tant que justice n'est pas rendue aux victimes. Et pour rendre justice aux victimes, la Cour pénale internationale doit avoir la capacité de répondre à leurs droits et à leurs besoins", a-t-elle déclaré. McKay dirigera la Section de la participation des victimes et des réparations de la CPI pendant dix ans, de 2005 à 2015.

« C'est un vrai gâchis »

L'article 79 du nouveau Statut de Rome a consacré l'idéal des réparations, prévoyant un Fonds au profit des victimes, que les États devaient mettre en place. Les détails, cependant, ont été laissés à plus tard pour être étoffés. En 2002, la toute première Assemblée des États parties à la Cour (AEP) a créé le Fonds au profit des victimes, financé par des contributions volontaires. En 2005, l'AEP avait mis en place un secrétariat et adopté un règlement. Les générations suivantes de fonctionnaires de la Cour ont continué à déclamer avec fierté la différence de la CPI et la place centrale qu'occupent les victimes dans son travail. En 2007, le premier président de la CPI, le Canadien Philipp Kirsch, s'est vanté de la différence de la Cour dans un article universitaire publié dans l’American University International Law Review.

"Les victimes ont bien sûr participé à d'autres procédures internationales, mais surtout en tant que témoins pour le procureur ou pour la défense. Dans le cas de la CPI, les victimes peuvent participer aux procédures même lorsqu'elles ne sont pas appelées à témoigner. La Cour a également le pouvoir d'ordonner des réparations aux victimes, y compris la restitution, l'indemnisation et la réhabilitation", avait-il souligné. En novembre de la même année, Kirsch annonçait à l'assemblée générale des Nations unies que le Fonds au profit des victimes était "pleinement opérationnel".

Le Fonds est "le joyau de la couronne de la justice pénale", constate la chercheuse Alina Balta du département de victimologie de l'Université de Tilburg. Mais après avoir passé des années de sa vie à chercher les meilleurs moyens pour les tribunaux de fournir des réparations aux victimes, elle est forcée de conclure que "la mise en œuvre réelle [du Fonds au profit des victimes de la CPI] n'a pas vraiment été réfléchie". Lorraine Smith van Lin a travaillé avec de nombreux groupes de victimes lorsqu'elle était à l'ONG Redress : "Je pense que nous reconnaissons tous qu'il y a eu d'énormes écarts entre ce pour quoi le Fonds a été créé, au niveau des aspirations, et ce qu'il fait dans la pratique". Luke Moffett, expert en réparations de l'Université du Queens à Belfast, résume la situation : "C'est un vrai gâchis."

Un double mandat

Outre le Fonds au profit des victimes, il existe une liste alphabétique des organes de la CPI chargés des questions relatives aux victimes, qui comprend la Section de la participation des victimes et des réparations, le Bureau du procureur, le Bureau du conseil public pour les victimes, les représentants légaux des victimes et la Section d'aide aux victimes et aux témoins. Mais seul le Fonds s'est transformé en une entité à part entière. Sa surveillance est officiellement assurée par un conseil d'administration, élu par l’AEP. Le Secrétariat en est le bras "exécutif". Il emploie plusieurs personnes à La Haye et sur le terrain, et ses dépenses sont couvertes par le budget ordinaire de la CPI.

Le Fonds a un double mandat : mettre en œuvre les réparations ordonnées par la Cour à l'encontre d'une personne condamnée ; et fournir aux victimes dans une situation examinée par la Cour une réadaptation physique ou psychologique et/ou un soutien matériel, son mandat d'assistance. Les ordonnances de réparation sont rendues par les juges, mais l'assistance est définie par le Fonds. L'assistance doit être financée par des contributions volontaires, tandis que les réparations doivent être payées par le condamné lorsque cela est possible. Le Fonds est le chef de file pour la mise en œuvre des réparations et de l'assistance aux victimes. Mais il a plus d'expérience dans ce dernier domaine que dans le premier.

Manque de ressources ?

La lenteur notoire de la Cour en matière de procès et de condamnations s'est étendue aux réparations. Bien qu’il dispose de plusieurs années pour se préparer aux décisions prévisibles de la Cour, le Fonds s'est plaint de son manque de ressources. Pieter de Baan, le directeur exécutif du Fonds, affirme qu'il a procédé à des changements majeurs : "Nous avons mis en place une couche de gestion et une grande partie des capacités de terrain dont nous avons besoin pour faire les choses. Il y a eu une transition majeure entre 2015/16 et notre situation actuelle. Nous sommes passés de dix à vingt-sept personnes. Et une grande partie de cette évolution a consisté à créer une capacité de mise en œuvre à la fois des réparations et des programmes d'assistance".

Un examen d’experts indépendants (IER) a récemment indiqué que, "étant donné ses capacités et ses ressources limitées, des questions de priorités entre les deux mandats ne manqueront pas de se poser". Mais les critiques affirment que le Fonds gère mal ses obligations complexes, et n'utilise pas son expertise en matière d'assistance pour servir pleinement les victimes. "Nous comprenons qu'en raison des retards dans les condamnations et de la longueur des procès, le volet ‘réparations’ du mandat du Fonds vienne plus tard et qu'il soit beaucoup plus difficile que prévu pour un certain nombre de raisons, logistiques et autres. Mais ce que nous avons constaté, c'est que même dans le mandat d'assistance les lacunes qui auraient pu être comblées ne l’ont pas été", déclare Smith van Lin.

Des inquiétudes concernant les performances du Fonds ont été exprimées, par exemple, parmi les juges : une Chambre de première instance a noté en juillet 2018, bien après la condamnation dans l'affaire Al Mahdi (septembre 2016) que le Fonds "n'a pas acquis la maîtrise de son propre mandat lorsqu'il opère dans le cadre du processus judiciaire". Il a fallu au Fonds plus de deux ans et demi après le verdict pour fournir un plan de mise en œuvre adéquat. Dans la première affaire - Thomas Lubanga - c'était plus de cinq ans après la condamnation, même si les juges ont passé la majorité de ce temps à se prononcer sur les principes. Selon Moffett, le malaise s'est installé : "La Cour et en particulier le greffe ne lui font pas confiance, parce que le Fonds débarque en fanfare à Bangui ou à Bamako et dit nous allons aider les victimes alors qu'il n'a aucune idée de ce qui se passe sur le terrain".

Une absence chronique de stratégie

Les experts indépendants suggèrent qu'il y a un problème plus important encore : une série de problèmes de "gouvernance et de gestion", "un contrôle inefficace et une absence de stratégie de collecte de fonds". Ceci s’associant à une sous-utilisation des fonds et aux retards judiciaires, ils affirment que la "confiance des donateurs" a été érodée. Pieter de Baan s’en défend : "Nous opérons dans un marché des donateurs assez compétitif, mais je peux dire que nous avons maintenu et même augmenté le nombre de donateurs avec lesquels nous travaillons. » Il est difficile d'évaluer dans quelle mesure le manque de confiance dans le travail du Fonds imprègne la communauté des donateurs. Mais il y a une constante de critiques de la part des organes de contrôle au sein de la Cour et de ceux mis en place par les États pour vérifier ses performances.

Le plan stratégique du Fonds qui allait jusqu'à 2017 a noté que des améliorations étaient nécessaires en matière de communication interne, de clarté des rôles et des responsabilités, et de mise à jour de la structure des ressources humaines. Mais l'évaluation de 2019 par le mécanisme de contrôle indépendant de la Cour a indiqué que "ces questions n'étaient pas encore résolues" et que le secrétariat du Fonds était confronté à encore plus de défis dans son travail et avait "des difficultés à assurer un contrôle efficace".

L'auditeur externe de la Cour s'était plaint en 2018 "que la structure du Fonds ne pouvait pas assurer le niveau de rigueur requis en termes d'expertise juridique, de traçabilité et de documentation, en particulier compte tenu du nombre de victimes potentielles, lors de la mise en œuvre des réparations individuelles". L'auditeur a déclaré : "Il existait un risque d'incertitudes quant à l'exhaustivité, la réalité et l'exactitude des engagements, qui, si elles n'étaient pas traitées, pourraient entraîner des difficultés importantes en termes de certification". Les experts indépendants affirment qu'au cours des deux dernières années, des progrès ont été réalisés "pour remédier à cette situation". Mais le fait que cela se soit produit "indique un contrôle insuffisant" du Fonds. Mama Kouaté Doumbia est la présidente du conseil d'administration du Fonds, responsable du contrôle financier. Elle rejette fermement toute critique sur la lenteur du Fonds, rejetant la faute sur la Cour dont la bureaucratie, dit-elle, prend trop de temps. "Si les dossiers s’attardent sur le bureau de la cour ou au greffe pour qu'ils donnent leur avis sur tel ou tel programme, cela impacte notre travail et surtout nos capacités d’agir vite sur les prestations pour les victimes et amène le doute sur nos compétences, même si le problème ne vient pas de nous". Étant maintenant à la tête du conseil d'administration du Fonds, elle évoque une nouvelle approche – ce dernier travaillant dit-elle sur les moyens de parler plus directement avec le greffe pour accélérer les choses.

La question critique de la collecte de fonds

L'incapacité du Fonds à élaborer un document de stratégie générale après 2017, et son manque de lignes directrices ou de principes entièrement définis à suivre pour décider des réparations ou des projets d'assistance ne peuvent avoir inspiré confiance. Il n'existe pas non plus de compilation des meilleures pratiques et des enseignements tirés de la mise en œuvre de ses deux mandats. Le Comité du budget et des finances de l’AEP a invité la Cour à commencer à travailler, dès que possible, sur une politique et un cadre complets concernant le processus de réparation.

Une autre lacune identifiée dans plusieurs rapports a trait à la collecte de fonds. Bien que cela ait été considéré comme un point critique en 2016, ce n'est qu’en 2020 qu'une stratégie de collecte de fonds a été développée après la nomination d'un responsable de la collecte de fonds et de la visibilité en 2019. Le Comité du budget recommande de développer une approche de la collecte de fonds privés, une recommandation reprise par les experts indépendants : "Le Fonds devrait élaborer dès que possible une stratégie globale et efficace de collecte de fonds qui cible les donateurs privés (par exemple, les entreprises et les grandes fondations et organisations non gouvernementales)... La stratégie devrait en outre prévoir un engagement avec les organisations de la société civile, visant à tirer profit de leur position dans le but d'obtenir des fonds supplémentaires pour le Fonds".

De Baan affirme que cette stratégie est désormais en place : "Nous sommes en train de développer une stratégie pour faire appel à des donateurs privés, en travaillant, une fois de plus, dans un climat qui n'est pas vraiment propice pour ceux qui essaient de faire avancer les choses ces jours-ci à cause de la pandémie de Corona. Nous investissons de manière significative - et même plus qu'auparavant - et nous établissons des liens avec les donateurs, en nous assurant qu'ils sont d'accord. En essayant, comme vous l'avez vu, de trouver des idées novatrices sur la manière d’accroître nos ressources".

"Les victimes attendent toute une vie"

Une autre critique entendue est que le Fonds ne s'est pas aidé lui-même en ne pourvoyant pas les postes pour lesquels il dispose d'un budget. Fin 2019, le Comité du budget "a noté avec inquiétude le taux constant de sous-exécution" du Fonds sur son budget. L'effet d'entraînement sur l'exécution des programmes de réparation, qui "ont pris et prennent encore beaucoup de temps pour être élaborés, commandés et réalisés", a été souligné dans l'examen des experts indépendants qui a consacré de nombreuses pages à détailler les lacunes du Fonds et à formuler cinq recommandations spécifiques. Dans l'ensemble, les experts indépendants affirment que "les retards importants illustrent l'ensemble du processus". "Les victimes", ont entendu les experts, "attendent toute une vie".