JUSTICE INFO : Cela fait 20 ans que tous les chefs d'État et de gouvernement ont adopté un engagement sur la responsabilité de protéger. Selon vous, cela a-t-il changé quelque chose ?
MO BLEEKER : Tout d'abord, cela existe, et cela reflète un engagement pris par les États, marquant, je pense, un changement normatif très important : affirmer que la souveraineté implique la responsabilité de l'État de protéger sa population et de prévenir les atrocités. Ces crimes comprennent le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l'humanité. Le principe de la responsabilité de protéger indique une ligne rouge à ne pas franchir, où ces crimes ne doivent plus se produire, et il incombe aux États de les prévenir, de les arrêter s'ils se produisent et de protéger les populations qui pourraient être touchées.
Chaque État membre a la responsabilité première de protéger sa propre population, et la communauté internationale a le devoir d'aider et de promouvoir cette protection. Lorsque les États ne veulent ou ne peuvent pas protéger leurs populations, le Conseil de sécurité des Nations unies a la responsabilité d'intervenir et d'assurer cette protection. Mais nous constatons un manque de mise en application et un manque de volonté politique dans cet engagement et dans de nombreux autres engagements pris par la communauté internationale en matière de droits de l'homme, de droit international humanitaire, de changement climatique, etc.
Regardez les territoires palestiniens occupés, y compris Gaza, regardez l'Ukraine, le Soudan, le Soudan du Sud, le Myanmar et d'autres régions où des atrocités sont commises ou présumées.
Et puis il y a eu la résolution 1973 des Nations unies, en 2011, qui a autorisé une intervention internationale en Libye dans le cadre de la R2P. Or, cette intervention a conduit à un changement de régime qui n'était absolument pas prévu ni autorisé par la résolution. Cela a d’emblée forgé un énorme déficit de crédibilité et de légitimité pour la responsabilité de protéger, et a donné l'occasion à certains États membres de prétendre qu'il s'agissait d'un programme interventionniste du Nord. Pourtant, cette affirmation repose sur une prémisse erronée. Loin de porter atteinte à la souveraineté, la R2P affirme la nécessité d'une souveraineté responsable, c'est-à-dire une souveraineté qui est responsable de la protection de son propre peuple.
Donc, cela ne fonctionne pas ?
J'ai toujours dit que le grand problème dans la mise en application de la prévention du génocide ou de la responsabilité de protéger est le manque de compréhension de ce que signifie réellement la prévention. Le problème est qu'il existe une culture qui consiste à ne réagir que lorsque l’incendie a déjà commencé. Or, c'est précisément à ce moment-là que la polarisation est à son comble, que les parties sont pleinement engagées dans la guerre et la violence. Lorsque la maison est en feu, il est illusoire de penser que la communauté internationale peut facilement prendre la décision d'arrêter cela dans le respect et à l’amiable. Ce n'est pas réaliste. C'est faisable, mais cela nécessite de grandes qualités de médiation, une capacité à convaincre, différents types de leviers et, surtout, une volonté politique. Si nous avions eu très en amont une culture et une politique de prévention permanente, cela changerait tout.
De nombreux intellectuels et universitaires à travers le monde affirment que la situation actuelle au Moyen-Orient est un cas typique de responsabilité de protéger. Je suis d'accord, mais je le regrette également. C'est un cas typique de R2P, mais depuis longtemps déjà. La maison est déjà en feu et tant de personnes ont déjà été tuées.
Ce qui est vraiment regrettable, c'est que tous les signes avant-coureurs, les propositions visant à exercer toutes les pressions possibles pour que les parties mettent fin au conflit, n'ont pas été suivis d'effets – et je ne parle pas seulement de Gaza et du Moyen-Orient, mais aussi d'autres situations. Depuis la création de ce bureau conjoint [sur la prévention du génocide et la responsabilité de protéger], beaucoup de travail a été accompli en matière de sensibilisation et d'intégration au sein de l'Onu et des États membres, et nous comprenons désormais mieux comment les atrocités commencent et évoluent. Le problème est que, très souvent, lorsque nous lançons très tôt l'alerte sur la possibilité de ces atrocités, les gens ne la prennent pas au sérieux. Et lorsque des crimes atroces sont déjà en cours, avec de nombreuses victimes, les États membres commencent à agir, mais la polarisation est alors déjà si grande qu'il devient très difficile de parvenir à un consensus. Il y a quelque chose de beau dans cette idée de consensus à l'Assemblée générale des Nations unies. Ce serait merveilleux s'il y avait également un consensus au Conseil de sécurité des Nations unies, en particulier lorsqu'il existe des risques présumés d’atrocités ou lorsque celles-ci sont commises. Mais ce n'est pas le cas actuellement.
Craignez-vous que votre position soit insignifiante ou impotente ?
Même lorsque c'est très difficile, il faut continuer. Prenez Gaza, par exemple. Depuis 2023, on a assisté à une incroyable mobilisation des États membres pour déposer des résolutions visant à mettre fin à la violence, en rappelant tous les éléments contenus dans la responsabilité de protéger. À tel point que lorsque le Conseil de sécurité a été bloqué par un veto, certains États membres ont invoqué avec succès le mécanisme « Uniting for Peace » (Unis pour la paix) pour convoquer des sessions extraordinaires de l'Assemblée générale. Ne nous leurrons pas : nous vivons un moment très critique, où les membres du P5 [les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'Onu : États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni] peuvent opposer leur veto à des initiatives urgentes visant à sauver des vies. Mais cela ne rend pas pour autant inutile tout le travail accompli pour sauver ces vies. Au contraire. Nous devons faire preuve d'encore plus de créativité pour contourner le veto face aux atrocités. Quels moyens pouvons-nous utiliser pour mettre fin à ce qui se passe ? Et je ne parle pas seulement de Gaza, mais aussi d'autres contextes.
Il existe plusieurs moyens. Avec les États membres très actifs dans le domaine de la responsabilité de protéger, on discute constamment de ce qui n'a pas fonctionné et de ce qui peut être fait maintenant. Et cette discussion ne se limite pas aux États membres, elle implique également la société civile, partout dans le monde. Je ne parle pas seulement des manifestations, qui reflètent une belle prise de conscience que de telles atrocités ne devraient pas se produire et que leur occurrence marque un effondrement de notre humanité commune, mais aussi d'initiatives telles que la flottille, les mouvements collaboratifs de femmes israéliennes et palestiniennes, et les mobilisations d'artistes, de chefs religieux et de nombreux autres acteurs. Au Soudan, au Soudan du Sud et dans le contexte de ces pays, on observe une forte mobilisation de la société civile. Les gens discutent activement de stratégies concrètes pour prévenir, protéger et mobiliser les États membres afin de mettre fin à ces dynamiques.
Pourquoi pensez-vous que nous n'avons pas vu l'obligation d'intervenir se concrétiser à Gaza ou au Soudan ?
Je pense que c'est une accumulation de facteurs, dont un est les divisions géopolitiques. Nous assistons également à une dynamique très négative, qui pousse de plus en plus vers des violations du droit international humanitaire, des atteintes aux droits humains et la commission de crimes atroces en toute impunité. Il a fallu des décennies d'efforts, de personnes qui ont marché dans le désert, pour développer l'architecture actuelle. Nous sommes aujourd'hui confrontés à un moment où tout ce que nous avons construit au cours de ces décennies est remis en question. Et chaque fois que des atrocités sont commises et qu'il y a impunité, nous perdons du terrain. Cela ne sape pas la R2P ou la Déclaration universelle des droits de l'homme en soi, mais cela sape tout le système selon lequel les États membres sont censés respecter leurs engagements.
Qui sont les fossoyeurs ?
Je pense que nous ne devons pas oublier que ce ne sont pas seulement les cinq membres permanents du Conseil de sécurité qui sont impliqués dans bon nombre de ces situations, mais aussi d'autres acteurs : les pays voisins, les acteurs régionaux, les entreprises privées. Bien sûr, certains sont plus actifs que d'autres, mais il est du devoir de chaque État d'assumer ses responsabilités. Ainsi, tous ceux qui soutiennent les acteurs armés au Soudan, par exemple, pourraient être appelés à rendre des comptes et se voir dire : ce que vous faites est illégal.
Je reviens à ce que je vous disais à propos de la prévention : minuit sonne dans ce siècle, n'éteignez pas les lumières qui sont encore allumées. L'une de ces lumières est notre volonté et notre capacité à protéger, à analyser et à prendre rapidement des décisions qui correspondent à ce que nous avons déclaré lorsque nous avons créé les Nations unies.
Il y a eu des sanctions occidentales répétées contre la Russie pour sa guerre en Ukraine mais peu de mesures pour mettre fin à ce qui se passe à Gaza ou au Soudan. Pensez-vous qu'il y ait un problème de deux poids deux mesures ?
Oui, il y a deux poids deux mesures, et c'est un problème majeur. Mais je voudrais clarifier quelque chose : les Nations unies sont une énorme machine créée par les États. Les États prennent des décisions à l'Assemblée générale sur les politiques, les budgets, etc., et les États sont souvent plus sensibles à la souffrance dans une situation qu'une autre – ou à leur intérêt national, si vous voulez. Je dirais que le problème est tout à fait commun. Mais à l'échelle actuelle, et compte tenu de la gravité des conséquences, c'est insupportable.
Comment qualifieriez-vous la situation actuelle à Gaza ?
Les rapports de deux rapporteurs spéciaux des Nations unies et de la Commission d'enquête internationale indépendante sur les territoires palestiniens occupés, y compris Jérusalem-Est, et Israël ont conclu qu'un génocide était en cours, comme le détaille le dernier rapport de la Commission. En ce qui concerne les crimes de guerre, il existe suffisamment de rapports qui les mentionnent. En ce qui concerne le nettoyage ethnique, nous avons eu des annonces à ce sujet, de même que pour les crimes contre l'humanité. Du point de vue de la responsabilité de protéger, je dirais que tous les facteurs de risque sont déjà présents. Même si la qualification d'un crime est importante, je m'interroge un peu sur la raison pour laquelle le génocide serait plus important que les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l'humanité. Chacun de ces crimes a fondamentalement dépassé le seuil de l'humanité, et ils devraient tous être immédiatement arrêtés, quelle que soit leur intention.
Je comprends la nécessité d'appeler les choses par leur nom, mais dès lors que les risques de commission d'atrocités sont identifiés, il faut agir immédiatement, sinon il sera déjà trop tard. Ce que je tiens à souligner, c'est que nous ne devons pas attendre que ces atrocités soient « élevées » au rang de génocide pour les arrêter. C'est déjà suffisant. Il ne faut pas attendre que ce soit un génocide pour réagir.

Qu'en est-il du Soudan ?
Les spécialistes qui se trouvent sur place et le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies parlent chaque jour de violences de genre massives et de déplacements massifs. La Mission d'enquête internationale indépendante sur le Soudan, créée par le Conseil des droits de l'homme des Nations unies en 2023, a également documenté les crimes atroces perpétrés par les deux parties au conflit. Il s'agit de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Il existe une communauté spécialisée sur le Soudan qui conclut qu'il y a génocide. Je ne suis pas juriste, je suis anthropologue, mais de mon point de vue, ce type de violence, qui vise certaines communautés, la communauté « autre », doit déjà être stoppé. Cela fait partie de tous les éléments que nous devons prévenir et arrêter si nous voulons empêcher le génocide.
Y a-t-il d'autres situations qui vous inquiètent particulièrement ?
Oui. Je suis particulièrement préoccupée par Myanmar. On a une persécution continue des Rohingyas et d'autres minorités, et des combats incessants, notamment ceux menés par l'armée d’Arakan, qui ont également eu des conséquences terribles sur les civils. Il y a aussi d'autres contextes, comme le Yémen. Au Yémen, les civils sont pris pour cible et il y a une crise humanitaire, avec peu ou pas de justice. C'est un conflit long et prolongé, et la situation régionale rend les choses beaucoup plus compliquées. Il y a bien sûr l'Ukraine. Et nous assistons également à une instabilité persistante et à des violences ethniques dans plusieurs régions d'Éthiopie. Des développements inquiétants ont lieu dans la région des Grands Lacs, en République démocratique du Congo, notamment la présence d'acteurs non étatiques affiliés au Rwanda. Le Burundi en paie le prix fort. La ceinture du Sahel est devenue un territoire largement dominé par la criminalité internationale, non seulement par des groupes islamistes, mais aussi par des réseaux criminels impliqués dans le trafic d'armes, la traite d'êtres humains, etc.

Dans d'autres contextes, comme en Colombie, où un accord de paix a été signé en 2016, de nouvelles formes de violence apparaissent alors que l'accord de paix n'est pas encore pleinement mis en œuvre. La bonne nouvelle, c'est que la Juridiction spéciale pour la paix, qui est un élément central de la justice transitionnelle, a rendu son premier jugement contre sept anciens membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) pour des enlèvements commis pendant le conflit armé, et un deuxième jugement contre 12 anciens militaires accusés de plus de 130 exécutions extrajudiciaires.
Vous avez travaillé dans et sur un certain nombre de situations à travers le monde, notamment en tant qu'experte en justice transitionnelle pour le gouvernement suisse. Comment voyez-vous la justice transitionnelle dans l'ordre mondial actuel ?
Je pense que la beauté de la justice transitionnelle réside dans son immédiateté. Elle peut déjà être active sans attendre les décisions judiciaires officielles. Il faudra des années avant que les tribunaux puissent prouver la nature des crimes commis – génocide ou autres atrocités, que ce soit à Gaza, au Soudan ou au Myanmar. Mais la justice transitionnelle peut déjà fonctionner en tenant compte du point de vue des victimes. Car il ne s'agit pas seulement de savoir qui a fait quoi à qui, mais aussi des conséquences durables sur les victimes et la société dans son ensemble. Les rescapés ne devraient pas avoir à attendre 15 ans pour qu'un juge rende un verdict, qui pourrait être trop tardif et contesté, car trop souvent, les procès se transforment en une confrontation formelle entre les auteurs et les victimes. Je pense que la vérité telle que la vivent les victimes est aussi importante que les preuves juridiques que l'on peut établir contre un auteur.
Le processus en cours concernant les personnes disparues en Syrie, malgré l'instabilité persistante – qui pourrait durer encore dix ans, voire plus, car il faut reconstruire toute la société – est extraordinaire, et je pense que c'est une bonne voie à suivre. La justice prendra du temps, mais en attendant, les associations de familles de disparus mènent le processus pour retrouver leurs proches, obtenir justice, partager les faits et l'impact de ces crimes. Cela permettra de préparer le terrain pour empêcher que ces crimes ne se reproduisent.
Note : cet entretien a été revu et amendé par Mô Bleeker et son bureau.

Mô Bleeker, de nationalité suisse, a été nommée en mars 2024 conseillère spéciale du secrétaire général des Nations unies pour la responsabilité de protéger. Avant d'occuper ce poste, elle a été envoyée spéciale chargée du traitement du passé et de la prévention des atrocités au Département fédéral suisse des Affaires étrangères, où elle a occupé divers postes depuis 2003. Elle a notamment été envoyée spéciale pour la paix en Colombie, présidente de la Commission de justice transitionnelle et de réconciliation aux Philippines et présidente de la plateforme de prévention Global Action Against Mass Atrocity Crimes.