L’Afghanistan, la CPI et la realpolitik

Entretien exclusif avec Julian Elderfield, un ancien membre de la division des poursuites au bureau du procureur à la Cour pénale internationale (CPI) où il a travaillé de 2012 à février 2019. La demande de la procureure d’ouvrir une enquête sur l’Afghanistan, déposée en novembre 2017, a été rejetée vendredi 12 avril, par une chambre préliminaire de la CPI. La décision des juges pourrait contraindre la CPI à accepter les réalités de la justice internationale, dit-il, mais d’une manière erronée et préjudiciable à long terme.

L’Afghanistan, la CPI et la realpolitik©Mariam KOSHA / AFP
L’entrée d’une maison à Kaboul utilisée comme "prison privée" par des citoyens américains (juillet 2004). Les crimes de guerre commis par des agents de la CIA dans des centres de détention secrets doivent être poursuivis, selon le procureur de la CPI.
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JUSTICEINFO.NET : La décision de rejeter la demande d’enquête du procureur vous a-t-elle surpris ?

JULIAN ELDERFIELD : Oui. Il a fallu presque 18 mois à la chambre préliminaire pour répondre au bureau du procureur, ce qui est déjà un délai exceptionnel. Il s’agissait d’une décision plus difficile à prendre que dans d’autres requêtes similaires précédentes. Pourtant, lorsque la décision est tombée, ce fut une surprise. Du fait de la solidité de l’information présentée dans la demande, à tous points de vue : les nombreux crimes allégués commis par les forces talibanes et ses affiliés, les allégations de torture en détention portées contre le gouvernement afghan, et l’information sur les crimes qui auraient été commis par la CIA en Afghanistan et ailleurs. Notre interprétation de « l’intérêt de la justice », qui figure dans la dernière partie du Statut de Rome et doit être satisfait pour qu’une enquête soit autorisée, était strictement minimaliste. J’étais confiant que la demande serait acceptée.

L’information fournie sur les crimes présumés de la CIA était très solide.

Étiez-vous tout aussi confiant qu’elle puisse aboutir à des procès ?

Disons d’abord que l’information fournie sur les crimes présumés de la CIA était très solide. Les actes de torture en détention ont été reconnus par la commission du Sénat américain sur le renseignement dans un rapport détaillé, en 2014, et publiquement admis par le gouvernement américain, y compris par Barack Obama. Les crimes présumés avoir été commis par les talibans sont également bien documentés par de nombreux rapports de l’Onu et d’organisations de défense des droits humains. La chambre elle-même a d’ailleurs reconnu que les informations étaient suffisantes pour poursuivre.

Mais étiez-vous conscient des difficultés à enquêter ?

Certainement. De sérieuses questions se posaient sur la capacité du bureau du procureur à enquêter et à, au bout du compte, intenter des poursuites. La chambre préliminaire s’est penchée sur certaines de ces difficultés et, finalement, c’est ce raisonnement qui a motivé son refus de la demande. Au nombre de ces difficultés figurait la quasi-impossibilité, à ce stade, d’enquêter en Afghanistan en raison de la situation sécuritaire. Il y avait aussi le défaut probable de coopération tant de la part des talibans et du gouvernement afghan que des acteurs régionaux et internationaux qui participent au processus de paix en cours en Afghanistan. Du côté américain, le gouvernement a fermement condamné toutes les possibilités d’enquêtes extérieures sur les actes commis par ses forces ; il était donc évident qu’il n’y aurait aucune coopération de ce côté-là et aucun soutien en termes de perspectives d’arrestation, au moins avec l’administration actuelle. Il n’était pas non plus impossible que ces pressions, en cas de mandat d’arrêt, auraient entraîné des difficultés à obtenir la coopération des États alliés avec les États-Unis.

La position du bureau du procureur était la suivante : ça va être difficile, mais nous devons essayer. Ce tribunal a été fondé sur l’espoir qu’il tiendrait tête devant les puissants et pour qu’il agisse en dernier recours lorsque les poursuites au niveau national ont échoué.

Cela ressemble à une enquête impossible. Pourquoi donc la demander ?

Je pense que la position du bureau du procureur était la suivante : ça va être difficile, mais nous devons essayer. Nous devons le faire pour les victimes et aussi parce que ce tribunal a été fondé sur l’espoir qu’il tiendrait tête devant les puissants et pour qu’il agisse en dernier recours lorsque les poursuites au niveau national ont échoué. C’est ainsi, à mon sens, que le bureau du procureur a interprété son mandat et c’est ce qui a motivé la demande.

La chambre préliminaire a donc été plus pragmatique ?

En effet. Elle a adopté un point de vue presque opposé, avec une décision logistique et, d’une certaine manière, stratégique, qui semble fondée sur une viabilité à court terme de la Cour. Voici ce qu’elle dit : en raison de considérations financières, logistiques et pratiques, y compris relatives aux perspectives de coopération, cette enquête risque fort de ne pas aboutir et donc nous n’autorisons pas son ouverture. Je pense que, d’un point de vue strictement juridique, ce genre de raisonnement peut en effet relever de l’intérêt de la justice au sens du Statut de Rome, mais il s’agit certainement d’une interprétation novatrice et d’un élargissement du champ d’interprétation du bureau du procureur et de nombreux universitaires qui commentent le travail de la Cour. Je pense toutefois que dans ce cas, c’est un mauvais choix. Même si la Cour devait faire face à la perspective d’un manque de coopération et à la poursuite des menaces et de l’hostilité des États-Unis, le bureau du procureur aurait pu malgré tout réussir en s’appuyant sur des techniques d’enquête novatrices et sur des actions diplomatiques en coulisse. De nombreux moyens existent pour enquêter à l’extérieur d’un pays, ce que le procureur a fait et fait dans d’autres situations. Et la coopération est un concept fluide. Aujourd’hui vous ne l’avez pas, demain vous l’aurez. Cependant, la chambre a manifestement décidé qu’il était inutile de s’engager sur cette voie, et a donc rejeté la demande.

Est-ce le fruit des récentes pressions des États-Unis ?

Je pense que la réponse doit être : oui, au moins en partie. Bien que cela ne soit pas explicite dans le jugement, il est logique qu’en faisant référence aux perspectives de coopération, ils faisaient évidemment référence, entre autres éléments, à la capacité du bureau du procureur d’obtenir la coopération des États-Unis et de ses alliés relativement à l’enquête sur la CIA.

C’est problématique en ce sens qu’elle encourage l’idée que la justice puisse être sacrifiée lorsqu’un dossier est trop difficile.

Au bout du compte, certes la chambre préliminaire a le droit de faire cette interprétation, mais encore une fois, c’est problématique en ce sens qu’elle encourage l’idée que la justice puisse être sacrifiée lorsqu’un dossier est trop difficile. Cela représente un legs délicat [pour] n’importe quel tribunal. Cela revient fondamentalement à envoyer un message selon lequel si les auteurs présumés de crimes dissimulent, nient ou retardent la justice, ils y échapperont. Pour la communauté internationale qui a créé une cour pour faire exactement le contraire, cela envoie un message au mieux contradictoire, au pire extrêmement problématique.

Peut-on y voir une leçon tirée d’affaires précédentes, comme celle du Kenya, où les juges savaient que la coopération serait difficile, ont écouté le procureur, et ont finalement vu le dossier s’effondrer ?

C’est une bonne remarque. Les juges avaient probablement à l’esprit les difficultés que le bureau du procureur et que la Cour ont rencontrées dans des affaires où la coopération a fait défaut. Il n’y est pas fait référence dans la décision, mais c’est logique. À la fin du dossier Kenya, toute coopération était coupée. En conséquence, l’affaire n’a pas pu passer en jugement. Nous l’avons observé dans deux autres situations, renvoyées par le Conseil de sécurité de l’Onu – la Libye et le Soudan. Sans la coopération des États, ces affaires n’ont pas pu avancer.

Dans d’autres tribunaux où la coopération a fait défaut – par exemple au Tribunal pénal international pour le Rwanda, où le Rwanda a bloqué les enquêtes contre le Front patriotique rwandais [armée victorieuse de la guerre civile, au pouvoir au Rwanda depuis 1994] – nous avons vu que ces dossiers n’ont pas abouti. A contrario, nous avons vu au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie que lorsqu’il y avait coopération des États de l’ex-Yougoslavie et des puissances, le tribunal accomplissait son travail.

Cette décision peut réorienter les perspectives de la CPI concernant son action à venir, en partant de la nécessité d’accepter les réalités de la justice internationale et d’essayer d’avancer au mieux – bien que, à mon avis, d’une manière erronée.

Donc, encore une fois, la coopération judiciaire semble jouer un rôle important dans les tribunaux internationaux, et peut-être que la chambre a simplement voulu dire : nous n’avons pas créé les conditions, alors nous nous y résignons. Cette décision peut réorienter les perspectives de la CPI concernant son action à venir, en partant de la nécessité d’accepter les réalités de la justice internationale et d’essayer d’avancer au mieux – bien que, à mon avis, d’une manière erronée.

Pour en revenir à l’Afghanistan, quelles sont à votre avis les perspectives d’appel ?

Je m’attends à ce que le bureau du procureur fasse appel de cette décision. Si la requête d’appel est acceptée, cela peut prendre jusqu’à un an. La chambre d’appel voudra peut-être solliciter l’avis d’un éventail plus large d’acteurs, des victimes mais aussi des États. Il sera donc intéressant de suivre cette procédure et, en fin de compte, il appartiendra à la chambre d’appel de décider ou d’imposer ses vues sur l’avenir de la Cour. La chambre d’appel pourrait renverser la décision et imposer des limites à l’enquête, ou encore renvoyer l’affaire devant une chambre préliminaire. Il s’agit en tout cas d’un débat juridique extrêmement sensible qui sera suivi de près par les victimes, les ONG, les universitaires et, évidemment, les États-parties, en raison de ses implications politiques.

Si la CPI ferme la porte aux victimes afghanes, quelles options leur restent-il pour obtenir justice ?

C’est pour moi l’effet le plus douloureux de la décision. Malheureusement, si la CPI ferme la porte, pour les victimes afghanes, le chemin de la justice est très étroit. Nous le verrons peut-être se matérialiser à travers un éventuel accord de paix ou une décision du gouvernement afghan qui inclurait un mécanisme de redevabilité et de réparations. Il n’y a pas beaucoup, disons, de précédents très encourageants pour les victimes à la suite d’accords de paix de ce genre. Du côté américain, encore une fois, et c’est très décevant, nous pourrions avoir une situation où des actes présumés criminels en droit international, qui ont été reconnus par le gouvernement américain et documentés par d’autres tribunaux, par les ONG et par les victimes, ne feront l’objet d’aucune poursuite. Le gouvernement américain a pris la décision de ne pas poursuivre les anciens hauts responsables de la CIA et d’autres organes gouvernementaux pour les actes commis pendant leur intervention en Afghanistan. Ainsi, la centaine de victimes de tortures présumées commises entre les mains de la CIA en Afghanistan et sur des sites secrets dans le monde entier risquent fort de ne pas obtenir justice.