Dossier spécial « Justice transitionnelle : le grand défi colombien »

En Colombie, la justice transitionnelle prise dans les griffes de la politique

Un an après sa prise de fonction, le président colombien Iván Duque n'a pas réussi à modifier directement une institution centrale du processus de justice transitionnelle, la Juridiction spéciale pour la paix, appelée JEP. Mais l'offensive juridique se poursuit sous la forme d’une stratégie électorale. Tandis que la JEP peine à fonctionner correctement et à renforcer sa légitimité.

En Colombie, la justice transitionnelle prise dans les griffes de la politique©John VIZCAINO / AFP
La justice transitionnelle est au coeur de la campagne électorale du parti du président colombien Ivan Duque.
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Le président colombien Iván Duque approche de son premier anniversaire au pouvoir sans avoir été capable, jusqu'à présent, de tenir sa promesse électorale d'introduire des amendements importants à l'accord de paix de 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Ses tentatives de modification de l'accord et en particulier de son système de justice transitionnelle ont été marquées par une série d'échecs parlementaires et juridiques qui ont sapé son leadership politique tout en répandant l'incertitude parmi les anciens combattants et les communautés rurales qui attendent des dividendes de la paix.

Toutefois, elles se sont également révélées coûteuses pour le nouveau tribunal spécial pour la paix en Colombie. Prise au piège des jeux politiques partisans et des contestations juridiques, la Juridiction spéciale pour la paix – ou JEP, comme on l'appelle localement – n'a pas été en mesure de fonctionner correctement et de commencer à produire des résultats dans son travail d'enquête et de poursuite contre les auteurs de crimes de guerre commis pendant les 52 années du conflit armé colombien.

La volonté du gouvernement de saper la justice transitionnelle

Duque, ancien législateur et héritier politique de l'ancien président Alvaro Uribe, s'est engagé à mettre en œuvre l'accord de paix, tout en s'engageant à y apporter des modifications le rendant plus acceptable aux yeux des 50,2% de Colombiens qui ont rejeté l'accord initial, lors du plébiscite de 2016. Son gouvernement a déjà commencé à planifier certains de ces changements, notamment en donnant une fois de plus la priorité à la pulvérisation aérienne de glyphosate sur les cultures illicites de coca (une stratégie que l'ancien président Juan Manuel Santos avait suspendue en raison des préoccupations liées à son impact sur la santé publique et l'environnement), et en réhabilitant l'affirmation d'Uribe selon laquelle la Colombie n’a jamais connu de conflit armé interne mais une menace terroriste.

Mais ses critiques ont surtout porté sur la justice transitionnelle. "Nous voulons une paix qui garantisse véritablement la vérité, la justice, la réparation et la non-répétition", a-t-il déclaré à plusieurs reprises, faisant référence aux quatre droits des 8,8 millions de victimes colombiennes que l'accord de paix vise à satisfaire.

Or, au cours des trois derniers mois, le pari le plus ambitieux de Duque a été écrasé au Congrès et remis en question par la plus haute cour du pays.

En mars, le président Duque avait exercé son droit de veto et présenté six objections à une loi régissant le fonctionnement de la JEP, alors que le projet de loi avait déjà été approuvé par le Congrès et été examiné par la Cour constitutionnelle. L'un des amendements qu'il proposait, à savoir que les législateurs révisent la mission du système de justice transitionnelle de ne poursuivre que les personnes les plus responsables, touchait au cœur de l'accord de paix.

La logique du modèle de la JEP

En effet, le système novateur de justice transitionnelle en Colombie, au lieu de privilégier certains droits des victimes par rapport à d'autres, choisit d'essayer de les satisfaire tous. Selon cette formule, les anciens commandants des FARC – ainsi que les militaires qui ont commis des crimes de guerre – peuvent recevoir des peines plus clémentes pour des crimes graves et représentatifs, comme le meurtre et l'enlèvement, si – et seulement si – ils remplissent trois conditions : reconnaître leur responsabilité, dire la vérité, et aider personnellement les victimes à obtenir réparation. Avec ce modèle, la Colombie cherche à remplir ses obligations légales tout en garantissant les droits des victimes.

Mais il ne peut fonctionner que si la JEP est autorisée à concentrer ses efforts sur les responsables des crimes les plus graves, en choisissant dans la pratique de ne pas poursuivre un certain nombre d'autres dossiers et individus. L'idée d'introduire des critères de sélection a pour but de réglementer le pouvoir discrétionnaire des procureurs et d'éviter que le tribunal spécial ne s'effondre sous le poids énorme des atrocités héritées d’un demi-siècle de violence.

La première tentative de Duque s'écroule

Les modifications proposées par Duque – qui, selon lui, "amélioreraient" l'accord de paix – ont été accueillies avec scepticisme par le Congrès colombien où son parti, le Centre démocratique, dirigé par Uribe, ne détient pas la majorité. En avril, la Chambre basse a rejeté massivement, par 110 voix contre 44, les changements suggérés, infligeant au gouvernement une lourde défaite et prouvant que les partis politiques ayant soutenu l'accord de l’ancien président Santos étaient toujours prêts à le défendre. Trois semaines plus tard, la même conclusion émanait de la Chambre haute, où la défaite d’une voix enterrait pour de bon les objections de Duque.

La Cour constitutionnelle a confirmé le vote du Congrès, ce qui n'a pas été une surprise étant donné qu'elle avait déjà considéré toutes les dispositions du projet de loi comme étant constitutionnelles. Duque a finalement dû le signer en juin, dans le sentiment général que le pays s'était enlisé pendant cinq mois dans des querelles politiques infructueuses.

Le plan B de Duque

Ses objections étant rejetées, le gouvernement de Duque a présenté au Congrès deux nouveaux projets de loi qui traitaient une fois de plus de questions de justice transitionnelle.

Mais cette fois-ci, la différence était nette : ces projets de loi ne visent pas à modifier l'accord de paix signé avec les FARC, mais plutôt à créer de nouvelles normes juridiques pour l'avenir.

Le premier projet interdirait que les cas de violence sexuelle à l'égard des enfants ne tombent jamais sous la compétence d'un système de justice transitionnelle ou ne fassent l'objet de sanctions plus clémentes. Le deuxième interdirait que trois crimes – trafic de drogue, enlèvement et violence sexuelle – soient considérés comme politiquement motivés, ce qui empêcherait toute personne responsable de l’un d'entre eux de bénéficier d'une amnistie ou d'une grâce dans le cadre d'une négociation de paix.

Autre différence : ces projets de loi ont cette fois de bonnes chances d'être approuvés par le Congrès. Tous deux ont obtenu le soutien de plusieurs partis politiques qui avaient rejeté les objections de Duque et qui ont déjà entériné la moitié des débats nécessaires à l'adoption de la loi.

Des projets de loi pour l'avenir ou pour le passé ?

L'effet que ces deux projets auraient s'ils avaient force de loi est moins clair. Ne pouvant être appliquées rétroactivement, ces lois ne modifient ni l'accord de paix ni le travail de la Juridiction spéciale pour la paix. Tout d'abord, leur esprit est déjà présent dans l'accord de paix. Après l'échec du plébiscite en octobre 2016 et la renégociation qui a suivi avec les opposants à l'accord de paix, le deuxième accord de paix, définitif, a inclus bon nombre des changements et clarifications importants qui sont proposés. L'un d'eux déclare explicitement que le trafic de drogue sera considéré comme un crime ordinaire (et donc exclu de la justice transitionnelle) s'il est prouvé qu'il a été commis dans un but lucratif personnel et non pour financer la guérilla. De même, l'enlèvement de civils a toujours été considéré comme un crime grave en Colombie et n'a donc jamais bénéficié d'une amnistie ou d'une grâce.

En outre, l'accord de paix stipule clairement que les crimes commis par les anciens rebelles des FARC après décembre 2016 ne tomberont pas sous l’autorité de la JEP mais du système judiciaire ordinaire, et ne justifieront en aucun cas un traitement pénal spécial.

Duque, avocat et ancien sénateur, sait cela. De fait, le Président a été l'un de ceux qui ont renégocié l'accord de paix au nom du camp du "non", tout comme sa vice-présidente Marta Lucía Ramírez, son ministre des Affaires étrangères Carlos Holmes Trujillo, son conseiller pour la Sécurité nationale Rafael Guarín, le commissaire pour la paix Miguel Ceballos et le parrain politique de Duque, Alvaro Uribe.

Une manœuvre politique

La grande question est de savoir ce que l'administration Duque gagne à promouvoir des lois qui ne lui permettent ni de modifier l'accord de paix, ni de l'améliorer ou d’élargir le consensus autour de celui-ci. La réponse semble être plus une question de politique que de justice pénale.

La Colombie compte toujours un groupe armé illégal, mais les négociations avec cette guérilla – l'Armée de libération nationale (ELN) – n'ont abouti à rien. Les pourparlers entamés à Quito, début 2017, ont été interrompus sous l'administration de Santos et à nouveau par Duque à la suite de l'attentat à la bombe perpétré en janvier dans une école de police de Bogota. Le gouvernement affirme que tout accord de paix éventuel avec l'ELN sera soumis à ces nouvelles règles.

Mais en réalité Duque n'a manifesté aucun intérêt à avoir des discussions sérieuses avec l'ELN. Et s’il en manifestait, il faudrait en tout état de cause modifier la Constitution pour que leurs crimes relèvent de la compétence de la JEP ou de tout nouveau système de justice transitionnelle.

Au-delà des réalités juridiques, ces projets de loi permettent à Duque et à son parti de jouer un tout autre jeu. Avec les élections locales des maires et des gouverneurs prévues en octobre, l'adoption de ces projets de loi au Congrès leur permet de persuader leurs électeurs qu'ils respectent leur promesse de modifier l'accord et de sévir contre la criminalité et l'impunité. Ils permettent également au Président et au Centre démocratique de prétendre défendre les droits des victimes d'atrocités, largement considérées comme favorables à l’accord de paix et à la loi de Santos de 2011 qui les reconnaît légalement. Au cours des derniers mois, de nombreux législateurs du parti de Duque ont donné la parole aux femmes de la White Rose Corporation, un groupe d'anciennes combattantes des FARC qui disent avoir été victimes d'abus sexuels de la part de leurs supérieurs et demandent des peines plus sévères.

La JEP à la croisée des chemins

Même si les sondages sanctionnent Duque et son gouvernement pour la fracture politique qui a entouré l'échec des modifications de l'accord de paix, le système de justice transitionnelle en a également payé le coût.

La signature de la loi régissant la Juridiction spéciale pour la paix a permis à celle-ci de commencer à fonctionner plus efficacement, mais elle continue de faire l'objet de querelles politiques. La controverse au sujet de Jesus Santrich, un ancien commandant des FARC surpris en train de planifier une opération de narcotrafic après la signature de l'accord de paix et dont l’extradition est demandée par les États-Unis, qui a fini par échapper à la justice le mois dernier, a un peu plus érodé l'image du tribunal parmi les Colombiens.

Simultanément, un groupe de victimes a commencé à rassembler les 1,8 million de signatures nécessaires pour organiser un référendum où les Colombiens pourraient se prononcer sur l'opportunité d'abolir la JEP. Bien que son succès soit peu probable, le parti de Duque soutient activement l'idée et l'utilise comme argument de campagne.

Tout cela signifie qu'au moment où Duque essaie de faire sa place, le tribunal spécial lutte également pour établir une légitimité sociale nécessaire pour aider la Colombie à guérir des blessures laissées par un si long conflit.