Le rapport de 240 pages a été soumis le 7 avril 2025 à l’unité des crimes de guerre de la police métropolitaine du Royaume-Uni (Met) au nom du Centre palestinien pour les droits humains (PCHR), basé à Gaza, et du Centre juridique d’intérêt public (PILC), basé au Royaume-Uni. « Nous savons que de nombreuses personnes - jusqu’à des centaines – qui participent à la guerre de Gaza avec l’armée israélienne, ont la citoyenneté israélo-britannique », déclare le directeur du PCHR, Raji Sourani, à Justice Info, depuis le Caire, où il s’est réfugié après que sa maison de Gaza a été détruite par une bombe le 22 octobre 2023.
« Pour que le procureur britannique ne puisse pas dire “je ne sais pas”, nous avons décidé de lui donner un échantillon de dix personnes ayant la double nationalité israélo-britannique et impliquées dans le crime de génocide dans différentes zones de la bande de Gaza », explique-t-il. « Nous avons soumis toutes les informations, avec tous les noms, et nous les leur avons données afin qu’ils ouvrent une enquête et qu’ils en sachent plus sur ces dix personnes, et sur les autres. »
Selon l’avocat britannique et directeur du PILC, Paul Heron, parmi ces dix personnes figurent des ressortissants israélio-britanniques et des volontaires ayant la seule nationalité britannique et sympathisant avec Israël. Bien que leurs noms ne puissent être rendus publics pour l’instant, il précise que certains sont des officiers et d’autres de simples soldats qui ont rejoint les Forces de défense israéliennes (IDF).
Les accusations spécifiques portées à l'encontre des dix Britanniques incluent « meurtres, transferts forcés de personnes, attaques contre le personnel humanitaire, actions contre des sites culturels, blessures graves, traitements cruels et dégradants », précise Heron. Les accusations portent sur des actes commis entre octobre 2023 et mai 2024.
Israël a lancé une offensive militaire à Gaza en réponse à l’attaque transfrontalière du Hamas le 7 octobre 2023, au cours de laquelle quelque 1 200 personnes ont été tuées et 251 autres prises en otage. Depuis lors, plus de 50 000 personnes, dont 16 500 enfants, ont été tuées à Gaza, selon le ministère de la santé dirigé par le Hamas.
« Vous avez le devoir d’agir »
Interrogé sur l’importance de cette affaire, Heron estime qu’elle n’est pas aussi importante que celles portées devant la Cour pénale internationale (CPI) et la Cour internationale de justice (CIJ), mais qu’elle est néanmoins importante à plusieurs égards. « Je pense que la première chose est de tester le système juridique britannique, y compris la police, pour savoir s’ils sont sérieux à propos de ce dossier, sur le fait que le droit international est inscrit dans les lois britanniques et qu’ils ont le pouvoir d’agir », dit-il à Justice Info. « La question est donc de savoir si vous allez agir. Vous avez le devoir d’agir, et nous vous avons fourni les informations nécessaires pour que vous puissiez agir. Les autorités britanniques chargées de l’application de la loi sont donc sous le feu des projecteurs pour agir. »
« Je pense que la deuxième chose à faire est de continuer à braquer les projecteurs sur le génocide à Gaza », poursuit-il. « Et la troisième chose est que nous espérons inspirer d’autres avocats en France, en Allemagne et dans toute l’Europe pour qu’ils prennent des mesures similaires. Et si nous n’obtenons rien d’autre, nous espérons faire comprendre que si vous êtes un ressortissant israélo-européen de l’UE ou un ressortissant qui s’est porté volontaire pour les forces d’occupation et que vous avez été impliqué dans des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, il n’y a aucun endroit en Europe où vous pourrez venir, car il y a un risque d’arrestation et d’emprisonnement. »
Des crimes « fièrement » postés sur les réseaux sociaux
« Les soldats ayant la double nationalité avaient le sentiment d’avoir une immunité totale, alors ils racontaient ce qu’ils faisaient sur les réseaux sociaux », explique Sourani. « Et il y avait beaucoup de choses sur les réseaux sociaux. Nous savons là où il y avait des unités et à quel moment elles étaient impliquées dans des crimes majeurs, alors qu’elles servaient dans différentes zones de la bande de Gaza. »
Le rapport, compilé conjointement par le PILC, le PCHR et d’autres avocats, se fonde principalement sur des informations issues de sources ouvertes. D’autres preuves, y compris des témoignages, seront fournies ultérieurement à l’unité britannique chargée des crimes de guerre, précise Heron, qui ajoute que le rapport contient non seulement des preuves détaillées à l’encontre des dix personnes, mais aussi une argumentation juridique sur la manière dont leurs actes peuvent être qualifiés de crimes internationaux.
« Nous espérons que la justice britannique progressera rapidement », déclare Alexis Deswaef, un avocat belge impliqué dans une affaire similaire en Belgique, et également vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH). « Ces affaires peuvent avancer grâce aux informations disponibles en source ouverte. C’est la première fois que nous disposons d’autant de sources ouvertes provenant des auteurs eux-mêmes, qui affichent fièrement leurs crimes sur les réseaux sociaux. Cela signifie que nos juridictions nationales peuvent poursuivre et condamner même par contumace, de sorte que s’ils sortent d’Israël, ils seront arrêtés et livrés au pays où ils ont été jugés coupables. »
La Belgique ouvre la voie, d’autres suivront-ils ?
La Belgique est le premier pays où des avocats ont déposé des plaintes en vertu de la compétence universelle contre des ressortissants accusés de crimes de guerre dans les Territoires palestiniens occupés. Deswaef est impliqué dans une affaire contre un tireur d’élite belgo-israélien soupçonné d’avoir tué des civils à Gaza. Cet homme de 21 ans, connu sous le nom de A.B., faisait partie d’une unité de tireurs d’élite de l’armée israélienne connue sous le nom de « Refaim » (« fantôme » en hébreu). D’après les éléments recueillis, cette unité comptait également d’autres binationaux, originaires notamment de France, d’Allemagne et d’Italie. Ces pays européens pourraient-ils donc également enquêter sur eux et les poursuivre ?
Oui, dit Deswaef, ou du moins la FIDH fait pression en ce sens. « Nous avons un groupe de juristes au sein de la FIDH qui travaille à coordonner les litiges stratégiques en matière de droit international », explique-t-il à Justice Info. « Dans ce groupe, nous travaillons sur le fait qu’en effet, dans cette unité Refaim, il y a des Français, des Allemands, des Italiens, des Sud-Africains qui ont la double nationalité. »
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide impose aux pays qui l’ont signée et ratifiée l’obligation de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour réprimer le crime de génocide, rappelle-t-il. « Ainsi, lorsqu’un binational participe activement à des crimes de guerre, à des crimes contre l’humanité et peut-être à un génocide, il est du devoir des juridictions nationales de prendre leurs responsabilités et de poursuivre ces personnes », déclare-t-il.
Selon Deswaef, « le travail est en train d'être fait sur l’aspect français de l’unité Refraim » et il y a eu des contacts avec les autorités sud-africaines. « Nous avons également demandé au procureur fédéral belge de se coordonner avec des collègues d’autres pays », poursuit-il. C’est important, car « les enquêtes mutuelles peuvent enrichir chaque enquête ».
Deux poids, deux mesures et ingérence politique
Sourani, militant palestinien des droits humains, espère que les autorités du Royaume-Uni prendront au sérieux l’affaire des dix ressortissants britanniques et engageront des poursuites. Mais si elles ne le font pas, dit-il, « nous publierons le rapport, y compris les noms ».
L’avocat britannique Heron se dit lui aussi plein d’espoir. « Mes seules préoccupations », dit-il à Justice Info, « sont que l’équipe des crimes de guerre du Met dispose de ressources suffisantes et qu’il n’y ait pas d’ingérence politique ». Selon lui, cette affaire est également un test pour l’application correcte du droit international, sans « deux poids, deux mesures ». « Il y a des critiques selon lesquelles le droit international profite plus à l’Occident qu’à quiconque. Et c'est comme s’il s’agissait d’un test pour le droit international. Des questions de droit international ont en effet été posées à l’encontre d’Israël, qui a toujours été un “ami” de l’Occident. C’est donc un test pour savoir si le droit international peut être utilisé efficacement, et si ce n’est pas le cas, s’il a besoin d’être révisé. »
Deswaef se fait l’écho de ces préoccupations. Lorsqu’on lui demande s’il dispose de chiffres sur le nombre de ressortissants étrangers ou binationaux combattant pour Israël à Gaza, il répond : « Nous entendons dire qu’il y a peut-être 4.000 ressortissants français dans les IDF, peut-être quelques centaines de Belges », mais il n’y a pas de chiffres précis. « Je ne comprends pas pourquoi nos autorités ne font pas de recherches proactives pour savoir où ils servent et ce qu’ils font », ajoute-t-il.
« Si des binationaux rejoignaient les troupes russes en Ukraine, je pense que le ministre de l’Intérieur ou de la Sécurité mènerait une enquête pour savoir qui fait partie de l’armée russe et tue en Ukraine. Pourquoi ne faisons-nous pas cela pour Israël ? Il y a un deux poids deux mesures au niveau des sanctions entre la Russie et Israël, et aussi au niveau des binationaux qui commettent des crimes. C’est tout à fait inacceptable. Cela jette la crédibilité de l’Occident à la poubelle. »