Au Soudan du Sud, tous les regards sont tournés vers le procès très médiatisé et politiquement important du leader de l'opposition, le Dr Riek Machar, et de sept autres responsables de son parti, l'Armée populaire de libération du Soudan-opposition (SPLM-IO). Les accusés font partie des dizaines de personnes arrêtées par les forces de sécurité gouvernementales à la suite d'une attaque menée début mars par l'Armée blanche, une milice ethnique de jeunes Nuers, contre une base militaire gouvernementale dans la ville de Nasir, dans le nord-est de l'État du Haut-Nil, un bastion de Machar où les violences politiques faisaient rage depuis des semaines.
Le lundi 29 septembre, un tribunal spécial pour les crimes nationaux – créé spécifiquement pour juger ces accusés – a décidé que l'affaire pouvait être jugée au fond, rejetant les arguments de la défense selon lesquels le tribunal n'était pas compétent car l'attaque de Nasir constituait une violation des accords de cessez-le-feu et devait être traitée par le mécanisme de surveillance du cessez-le-feu ; que ces charges criminelles graves devraient être portées devant le tribunal hybride, comme le prévoit l'accord de paix de 2018 ; et que, dans tous les cas, Machar, en tant que premier vice-président, bénéficie de l'immunité de poursuites.
Les autorités gouvernementales affirment que des centaines de personnes ont été tuées, dont un général, et accusent Machar d'avoir commandé l'attaque et « encouragé ses forces à se rebeller ». Fin mars, les forces de sécurité l'ont assigné à résidence et ont détenu des dizaines d'autres personnes dans des lieux inconnus. Elles ont été incarcérées pendant des mois sans inculpation ni accès à un avocat. Le 11 septembre, le ministre de la Justice a finalement annoncé des inculpations pour meurtre, trahison et crimes contre l'humanité. Le même jour, le président Salva Kiir a suspendu Machar de ses fonctions de premier vice-président et le ministre du Pétrole de ses fonctions au sein du gouvernement de transition.
La bataille pour la succession du président Kiir
Cette semaine, le parquet a annoncé plus de 20 chefs d'accusation fondés sur le droit pénal du Soudan du Sud, notamment pour meurtre, terrorisme, trahison et crimes de guerre, et a déclaré qu'il prévoyait d'entendre plus de 100 témoins. La mention antérieure par le ministre de « crimes contre l'humanité » semble avoir été remplacée par « crimes de guerre », bien que le fondement de ces accusations ne soit pas clair : le code pénal du Soudan du Sud ne prévoit pas de crimes internationaux et, bien que la loi sur les Conventions de Genève ait été adoptée en 2012, cette législation n'a pas été mentionnée.
Le procès a débuté par la lecture, par un enquêteur, des déclarations de certains des accusés qui ont dit avoir été « kidnappés » et détenus plutôt que légalement arrêtés, soulignant les violations des garanties procédurales qui ont jusqu'à présent entaché cette affaire. Le porte-parole du parti de Machar a qualifié les accusations de « chasse aux sorcières politique » et de « procès fictif » mené par un « tribunal fantoche ». De nombreux observateurs ont averti que toute cette affaire semblait motivée par des considérations politiques et annonçait la fin de l'accord de paix de 2018. Selon les termes de l’Accord revitalisé pour la résolution du conflit en République du Soudan du Sud, le parti au pouvoir de Kiir, le SPLM, partage le pouvoir avec le SPLM-IO de Machar et trois autres partis jusqu'à la tenue d'élections et la fin de la période de transition.
Cependant, le calendrier de l'accord a été modifié à plusieurs reprises et les élections ont été reportées deux fois, désormais jusqu'en décembre 2026. Le gouvernement assure à la communauté internationale que l'accord est en bonne voie, mais ses dispositions les plus importantes – élections, intégration des forces de sécurité dans une armée unifiée, rédaction d'une constitution, création d'un tribunal hybride pour juger les crimes graves – ne se sont pas concrétisées. Diverses forces et milices alliées continuent de se battre, souvent selon des lignes ethniques, dans tout le pays, y compris dans les régions agitées du Haut-Nil, où l'armée a utilisé des bombes incendiaires, ce qui pourrait constituer un crime de guerre.
Un analyste qualifie cela de « dernière tentative du président Kiir [âgé de 74 ans], en mauvaise santé, pour écarter son rival de longue date et consolider son pouvoir alors que les spéculations vont bon train sur sa succession éventuelle ». Ces derniers mois, Kiir a limogé des alliés clés et promu un jeune partenaire en affaires, Benjamin Bol Mel, au rang de nouveau héritier présomptif. Si les élections ont lieu, il n'est pas certain que Mel puisse gagner ou que le régime survive aux luttes intestines qui résulteront de son ascension. « Le gouvernement ne veut pas que Riek [Machar] se présente aux élections et, même s'il n'y a pas d'élections, il veut éloigner Riek de la politique », m'a confié un autre analyste.
Signal d’alerte
Ce n'est pas la première fois que les tribunaux du Soudan du Sud sont instrumentalisés à des fins politiques. La rivalité entre Kiir, qui est Dinka, et Machar, qui est Nuer – largement considérée comme étant à l'origine des combats ethniques qui ont éclaté en décembre 2013 et ravagé le pays deux ans et demi seulement après son indépendance – s'était déjà jouée devant les tribunaux en 2014. Le gouvernement avait alors porté des accusations de trahison contre Machar, qui avait fui le pays, et 13 autres personnes. Quelques mois plus tard, les autorités avaient libéré de nombreux détenus politiques dans le cadre d'un accord de paix et avaient finalement abandonné les poursuites contre tout le monde, pour manque de preuves.
Les Soudanais du Sud s'en souviennent bien et y voient clairement un signal d’alerte. La destitution de responsables politiques, l'utilisation des tribunaux contre des adversaires politiques et le report de la mise en œuvre de l'accord de paix alors que le conflit couve partout ne présagent rien de bon. Le Forum de la société civile du Soudan du Sud a appelé à l'indépendance judiciaire, au respect des procédures légales et à la retenue face aux « ingérences politiques ou incitations », soulignant que cette affaire « aura des implications profondes pour la consolidation de la paix, l’apaisement national, la réconciliation et la justice pour tous les Soudanais du Sud ».
Jehanne Henry est avocate des droits humains et ancienne directrice pour l'Afrique de l'Est à Human Rights Watch. Elle suit l'évolution de la situation au Soudan et au Soudan du Sud depuis 2006.