Patrick Kroker : "Ils ont vu des blessures auxquelles personne n'aurait pu survivre"

À Berlin, un ancien membre d'une milice syrienne est accusé de crimes de guerre pour avoir tiré une grenade sur un groupe de civils à Damas en 2014. Ce procès est le troisième en Allemagne à juger des crimes du régime de Bachar el-Assad. L'avocat Patrick Kroker, du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR) représente l'un des plaignants dans cette affaire. Il explique à Justice Info le procès depuis son début en août, et pourquoi les charges devraient être étendues aux crimes contre l'humanité.

Dans une rue dont les bâtiments sont complètement dévastés (quartier de Yarmouk à Damas, en Syrie), une distribution d'aide alimentaire est organisée auprès de nombreux réfugiés
Des réfugiés du camp palestinien de Yarmouk, au sud de Damas en Syrie, attendent de l'aide alimentaire, le 1er février 2014. © UNRWA
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JUSTICE INFO : L'Allemagne a été en première ligne pour poursuivre les crimes commis en Syrie, par le régime de Bachar el-Assad et ses alliés. Deux officiers des services secrets syriens ont été condamnés pour crimes contre l'humanité à Coblence, et un médecin syrien en est accusé à Francfort. Qui est l'accusé dans le dernier procès, qui a débuté l'été dernier à Berlin ?

PATRICK KROKER : Moafak D. était une figure de proue d'une milice pro-Assad à Yarmouk, un camp de réfugiés et un quartier de Damas. Il est accusé de crimes de guerre pour avoir lancé une grenade sur une foule qui s'était rassemblée pour récupérer des colis d'aide de l'Onu en mars 2014. A l'époque, Yarmouk était assiégé par le régime Assad qui considérait sa population comme rebelle. Depuis fin 2013, les habitants, pour la plupart palestiniens, n'avaient ni électricité, ni eau, ni nourriture. Pour des motifs politiques d’ordre plus général, le régime avait autorisé les livraisons d'aide humanitaire à Yarmouk. Mais il jouait le jeu bien connu des despotes : autoriser l'aide, et ensuite faire obstacle à sa distribution. Par exemple, à Yarmouk, il n'était pas rare que des tireurs d'élite visent les personnes qui recevaient l’aide.

Mais l'accusé aurait eu un motif personnel pour commettre son crime.

Son neveu aurait été tué quelques jours auparavant lors d'une fusillade avec des membres de l'Armée syrienne libre (ASL) qui contrôlait une autre partie de Yarmouk. L'accusé aurait tiré sur les civils affamés par vengeance.

Le procès de Coblence a examiné en profondeur la structure des services secrets syriens. Le tribunal de Berlin fait-il de même avec les milices du régime ?

Les milices sont extrêmement importantes pour comprendre les crimes du régime Assad. Elles ont été utilisées pour réprimer le soulèvement dès le début : non seulement pour compenser la faiblesse de l'armée syrienne, mais aussi pour ajouter une composante sectaire au conflit. Malheureusement, cette question n'est pas suffisamment représentée dans ce procès. Moafak D. est accusé de crimes de guerre, et donc le fait pertinent au procès est simplement qu'il a appartenu à un groupe qui a participé au conflit armé.

Yarmouk a été fondé en 1948 en tant que camp de réfugiés pour les Palestiniens et est devenu depuis un quartier de Damas. L'accusé était apatride, et membre du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) ainsi que du Mouvement de la Palestine libre (MPL). Les victimes, elles aussi, étaient des Palestiniens de Syrie. Comment l’accusé a-t-il été impliqué dans la guerre civile syrienne ?

Les milices palestiniennes étaient présentes dans le camp depuis l'époque où un grand nombre de Palestiniens ont été contraints de quitter leur pays et de se réinstaller en Syrie. Certaines milices ont soutenu le régime au début, lorsque le père de Bashar al-Assad était encore aux commandes. Elles n'ont plus guère de lien avec la Palestine. Elles ont été instrumentalisées à maintes reprises par le régime syrien. Lorsque le soulèvement a commencé en 2011 en Syrie, on ne savait pas très bien de quel côté se situerait la population palestinienne de Syrie. Puis, en 2012, Yarmouk a connu de grandes manifestations anti-Assad. Après cela, les milices comme le FPLP et le FPM ont été davantage militarisées par le régime d'Assad et employées pour contrôler le camp, terroriser sa population et faire respecter l’état de siège.

Le prévenu est arrivé en Allemagne en 2018. Comment l'accusation a-t-elle eu vent de sa présence ?

Une fois encore, la société civile syrienne a joué un rôle important. Le prévenu était bien connu à Yarmouk, beaucoup connaissaient son nom. Il occupait une position importante dans la milice et était réputé pour sa cruauté. Selon certaines informations, il aurait personnellement tiré sur des manifestants, et des personnes auraient disparu, auraient été torturées, violées et même tuées aux postes de contrôle qu'il commandait. Il avait un look particulier : une barbe blanche qu'il colorait en noir au-dessus et en dessous des lèvres. Et il a tiré avec une arme antichar [utilisée pour lancer une grenade] en plein jour, à la vue de tous. Rapidement, cet événement a été discuté dans les médias arabes et sur Facebook. Début 2020, d'anciens habitants de Yarmouk ont appris que Moafak D. se trouvait en Allemagne et ont contacté l'avocat syrien Anwar al-Bunni. Ce dernier a recueilli les informations et a parlé aux témoins. Il a ensuite fait part de ses conclusions au procureur général, qui a ouvert une enquête.

Patrick Kroker (avocat / ECCHR)
L'avocat Patrick Kroker, du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR). © Bernd Lauter / AFP

Quelles preuves ont été présentées au procès ?

Contrairement à un classique procès pour homicide, il n'y a pas d'arme du crime, pas d'accès à la scène du crime et aucun corps parmi les preuves. Ce n'est pas inhabituel pour un procès international. À la Cour de Berlin, ce sont les témoignages des neuf témoins oculaires qui ont été les plus importants. Ils sont étayés par une quantité assez importante d'images, provenant en partie des réseaux sociaux, enregistrées avant le crime et après dans les hôpitaux. Mais il n'y a pas de matériel provenant des instants se situant juste avant et après le crime. Le tribunal doit donc reconstituer si l'arme vue par les témoins oculaires est corroborée par d'autres témoins et par les blessures subies par les victimes. Deux hommes ayant survécu à l'attaque et qui sont plaignants dans l'affaire ont fait examiner leurs blessures. L'un d'entre eux avait encore dans son corps des morceaux de grenade qui correspondent à l'arme présumée utilisée. Et en plus de tout cela, nous avons entendu des experts sur le contexte politique en Syrie.

Il n'y a pas de corps de victimes - mais savons-nous qui a été tué ?

Aucun des témoins n'a été en mesure de nommer une personne qu'il connaissait personnellement et qui est morte. Mais ils connaissaient des noms grâce à Facebook ou les avaient entendus de la bouche d'autres personnes. Nous avons des témoignages de personnes qui se tenaient près de l'endroit où la grenade a frappé. Certains ont dit avoir vu des blessures auxquelles personne n'aurait pu survivre. D'après les rapports de l'hôpital, de nombreuses personnes sont mortes. Cependant, il y a eu une fusillade après l'attaque, ce qui pourrait avoir provoqué plusieurs décès. Mais nous avons également un témoin qui est sûr d'avoir vu des décès à l'hôpital causés par une plus grosse explosion, par le type de grenade que l'accusé a lancé ce jour-là. Je suis certain qu'une vingtaine de personnes ont été tuées, même si nous ne pouvons pas les identifier par leur nom. Nous verrons combien de décès la cour considérera comme prouvés.

Les victimes étaient des civils ?

Oui, toutes les victimes et les passants étaient des civils qui d’ailleurs sortaient à peine de chez eux, car ils savaient que c'était dangereux. Ils devaient sortir, car ils étaient affamés. La situation à Yarmouk devait être terrible. Une personne a dit qu'elle avait mangé son chat, tellement elle avait faim. Ces personnes n'ont participé à aucun conflit. Ils faisaient la queue pour obtenir de la nourriture, par désespoir.

Deux d'entre elles ont rejoint le procès en tant que plaignants et sont représentées par vous et votre collègue Sebastian Scharmer. Qu'ont-ils vécu ?

Les deux hommes, âgés de 48 et 57 ans, étaient des habitants de Yarmouk et étaient sortis pour récupérer un colis de nourriture. Une vidéo montre mon client aux urgences, en train de subir une opération de l'aorte sur sa cuisse - une opération qui met sa vie en danger - et pourtant il continue à demander où se trouve son colis de nourriture. L'autre plaignant a reçu des morceaux de grenade dans le corps et souffre encore aujourd'hui de graves problèmes de dos. Tous deux sont mentalement affectés.

En décembre, l’accusé a commenté les événements pour la première fois. Ses avocats ont lu sa déclaration, dans laquelle il affirme ne pas s'être rendu à Yarmouk depuis fin 2012. Quelle stratégie avez-vous observée du côté de la défense ?

Je ne comprends pas la tactique qui se cache derrière la déclaration de l'accusé. Cela me semble être un acte de désespoir de sa part, peut-être même contre l'avis de ses avocats. Cela n'a aucun sens de dire "Je n'étais pas là". J'ai vu des photos qui le montrent à Yarmouk avant et après le crime. Outre cette déclaration, la défense s'est attachée à mettre en évidence les divergences entre les témoignages. Cependant, ces divergences ne sont pas inhabituelles - elles se produisent lorsqu'une personne décrit deux fois le même événement, et surtout, lorsque des personnes différentes parlent plusieurs fois du même événement. L'emplacement exact du crime a été l'un des points sur lesquels les témoignages ne concordaient pas. Ces personnes n'avaient jamais utilisé Google Maps à Yarmouk, en tout cas pas avant leur demande d'asile en Allemagne. Il y a donc pu y avoir quelques divergences, mais elles étaient toutes d'accord pour dire que quelqu'un avait tiré une grenade en direction d'un banc de sable où se tenaient de nombreuses personnes. Je considère que les différences entre les témoignages sont marginales. Dans l'ensemble, l’enchaînement des preuves est très solide.

Quel verdict attendez-vous ?

Je m'attends à ce que Moafak D. soit déclaré coupable des crimes de guerre, des meurtres et des tentatives de meurtre dont il est accusé. Cela entraînerait nécessairement une condamnation à perpétuité.

Les plaignants ont demandé qu’il soit accusé et condamné non seulement pour crimes de guerre, mais aussi pour des crimes contre l'humanité. Pourquoi est-ce important pour eux ?

Cette demande est fondée sur la façon dont les témoins ont décrit les conditions de vie à Yarmouk à l'époque. Le rapporteur spécial des Nations unies pour la Syrie a qualifié Yarmouk de "cercle le plus bas de l'enfer". Le régime Assad a mené une attaque généralisée et systématique contre sa population civile à partir d'avril 2011 et a ce faisant commis un crime contre l'humanité. Le premier verdict de Coblence est désormais juridiquement contraignant et le confirme. Le procès s'est concentré sur la torture des prisonniers, mais le fait d'assiéger et d'affamer des quartiers comme Yarmouk a constitué une part importante de ce crime. Il s'agit d'une méthode typique utilisée par le régime pour punir les parties de la population qu'il percevait comme déloyales. La même chose s'est produite à Daraa et Zabadani. Tous les témoins qui ont comparu devant cette cour ont commencé leur témoignage en disant : "D'abord, je dois vous dire à quel point tout cela était terrible, comment nous avons souffert, comment ces groupes nous ont terrorisés". L'accusation de crimes de guerre n'enregistre pas tout cela. Pour l'efficacité du procès, il est logique de se concentrer sur les crimes de guerre, car le tribunal n'a pas à prouver l'ensemble du contexte. Mais cela ne reflète pas pleinement l'injustice qui s'est produite à Yarmouk et la souffrance des victimes.

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